LES CHEVALIERS DE L’APOTHÉOSE
EN 1998, LE XV DE FRANCE CONCLUT UN DEUXIÈME GRAND CHELEM CONSÉCUTIF EN ÉCRASANT LES GALLOIS 51- 0 À WEMBLEY. C’EST L’UN DES MATCHS LES PLUS ABOUTIS DE SON HISTOIRE. CASTAIGNÈDE ET SADOURNY AVAIENT MARCHÉ SUR L’EAU. COMMENT ANALYSER CET APRÈS-MIDI DE RÊVE
Photo Midi Olympique archives en toutes circonstances. que le rugby n’était pas encore entré dans l’ère des longues séquences de conservation. On commençait à peine à employer ce mot… Les Australiens de Rod McQueen imposeraient ce modèle l’année suivante lors du Mondial pour fissurer les murs édifiés par des défenses plus en plus solides. Thomas Lièvremont, 24 ans, vivait sa première vraie saison internationale : « Oui, tout nous a semblé facile ce jour-là. Il faut dire que nous étions sur une nouvelle dynamique. Raphaël Ibanez avait été nommé capitaine en début de Tournoi avec très peu de sélections. L’équipe était jeune, elle comportait beaucoup de joueurs de ballons, même devant, d’ailleurs. Nous étions dans un confort mental total, nous ne doutions de rien. Nous étions très fiers de jouer à Wembley, dans un stade de foot légendaire. Mais, quand je repense à ce match, je retrouve la sensation de fraîcheur physique qui nous animait, même à ce moment-là de la saison. C’est à ça que je vois que ce n’était pas le même rugby que celui d’aujourd’hui. Le jeu d’alors était alors beaucoup moins éprouvant. »
Le 51-0 de Wembley fut aussi l’une des dernières sorties d’une ligne de trois-quarts entièrement profilée pour l’évitement. Revoyonsla, Thomas Castaignéde à l’ouverture, Stéphane Glas et Christophe Lamaison au centre, Xavier Garbajosa et Philippe Bernat-Salles aux ailes et Jean-Luc Sadourny à l’arrière. Pas de percuteur, pas de casse briques patentés, plutôt des passeurs, des sprinteurs et des spécialistes du cadrage-débordement. « Attention, les troisquarts à plus de cent kilos avaient commencé à arriver. Mais pas encore chez nous, personne ne dépassait les 90-92 kg. Garbajosa, BernatSalles gagnaient leurs duels sur leurs appuis, tout comme Christophe Dominici qui avait joué les premiers matchs avant de se blesser. Pour ma part, j’avais quand même des jambes… analyse Stéphane Glas, centre de Bourgoin. Et puis, nous n’avions plus perdu dans le Tournoi depuis mars 2016, ça nous donnait une énorme confiance, vous ne pouvez pas imaginer. »
SADOURNY : DOUBLÉ EN DIX MINUTES
À revoir le match, on est d’abord frappé par la performance de Jean-Luc Sadourny, l’arrière de Colomiers auteur d’un doublé en dix minutes : un homme discret et modeste, dont l’oeuvre fut à notre sens trop vite oubliée malgré ses 70 sélections, comme s’il avait vécu dans l’ombre portée de son prédécesseur Serge Blanco. « Il n’était pas très, très rapide, mais il avait un sens du timing extraordinaire… C’est vrai que Sadourny, faisait irruption sur les bons coups, comme un sauveur dans un film d’action, sans bla-bla, ni fantaisie inutile. Ce style à la fois brillant et sobre était sa marque de fabrique. D’ailleurs, cet après-midi-là, son doublé ne suffit pas à faire de lui le premier à la réception des lauriers individuels. Ce sacre médiatique fut réservé à son ouvreur, Thomas Castaignède. Thomas Lièvremont n’en est toujours pas revenu : « Je n’avais jamais vu ça. Il marchait littéralement sur l’eau. »
Il, c’est Castaignède. Il mangeait alors son pain blanc, à vingt-trois ans. On a souvent réduit ce match à la façon dont il ridiculisa par sa vitesse son vis-à-vis, Neil Jenkins, qui, à 26 ans, ressembla soudain à un vétéran. La presse britannique en fit des tonnes sur l’après-midi monumental de l’ouvreur français qui arborait alors une chevelure blond platine, alors très à la mode : « Le pays de Galles réduit en poussière par la classe de Castaignède » titra The Independent. « Castaignède a apporté un sourire sur tous les visages de la foule de Wembley » afficha le Daily Telegraph. « J’aimerais avoir vingt ans de moins pour jouer avec lui, » confia Gareth Edwards, comme un adoubement. On aurait alors parié que Castaignède ferait exploser tous les compteurs statistiques, mais une série de blessures et la défiance de Bernard Laporte à son égard viendrait tarir cet élan de classe pure.
On dit aussi que ce match marqua l’avènement des premières vraies préparations tactiques à la vidéo et que la lenteur de Jenkins (pourtant Lion britannique en 1997) avait été manifeste sur les VHS préparées par Marc Métairon. Reconnaissons aussi que les Gallois avaient été frappés par une sombre déveine. Ils n’étaient pas si riches en talent à cette époque et voilà que leurs deux centres titulaires, Scott Gibbs et Alan Bateman, avaient dû déclarer forfait sur blessure. Leurs suppléants, Neil Boobyer (seule cape face à une nation majeure) et Leigh Davies, furent d’une naïveté et d’une impuissance accablante en défense. Le scénario du match et leur départ catastrophique les conduisirent à ne tenter aucune pénalité dans toute la rencontre.
La révision de ce match ne témoigne pas d’une domination écrasante des Français : les Gallois avaient joué plus de ballons, ils avaient même possédé le « cuir » plus longtemps que les Français, (dix-sept minutes contre douze). Ils avaient même gagné la bataille de l’occupation. « Mais aujourd’hui un coup gagnant part de n’importe où. On tape les pénalités tentables en touche pour engranger sept points au lieu de trois. Il y a seulement trois ans, la domination territoriale s’accompagnait invariablement de fautes, donc de pénalités. » écrivit Jacky Souquet, alors Monsieur Technique de Midi Olympique. Bref, les fulgurances et l’efficacité étaient du côté français, le labeur et la stérilité côté gallois. C’est ce même Jacky Souquet qui usa de la métaphore biblique pour trouver ce titre : « Les Chevaliers de l’apothéose » (titre du dernier livre du nouveau testament, attribué à Saint-Jean l’Évangéliste).
Ce 51-0 marqua aussi les adieux d’un certain rugby à l’ancienne car largués au score d’entrée de jeu, on vit les Gallois lancer des expéditions punitives sur des touches. Deux ou trois bagarres déclenchées sciemment, sans grand résultat d’ailleurs. Mais aussi sans aucune sanction. Aujourd’hui, ça ferait tout un foin. À l’époque, ça faisait partie du folklore.