Midi Olympique

LE FANTASME COW-BOY

- Par Jacques VERDIER

Un dîner, l’autre soir, dans une compagnie disparate, rieuse, largement féminine. Au bout d’un moment, comme souvent, quelqu’un se croit obligé de me parler de rugby. Réponses brèves, fatiguées, sur une actualité qui ne m’inspire plus guère. À mon étonnement, les femmes qui m’entourent manifesten­t un intérêt que rien, en ce milieu, ne laisse supposer. Des cils se lèvent, des moues goguenarde­s et frivoles se font jour. « Ah !

les rugbymen », s’exclame l’une d’entre elles. Que sous-entend-elle ? Mille scénarios courent dans ma tête. Je pressens le pire. J’ai tort. Elles ne connaissen­t aucun joueur, ne comprennen­t rien aux règles, mais apprécient le jeu. « Surtout quand ils courent et se font des passes », émet sa voisine.

« Quand ils plaquent aussi, non ? » intervient un mari qui n’entend pas se faire voler la conversati­on pour si peu. « Quand ils plaquent non ! répond une troisième femme. C’est comme quand ils se rentrent dedans à quatre pattes. Ça vous fait rêver, les hommes, parce que vous exprimez, par procuratio­n, le courage qui vous manque peut-être… C’est votre fantasme cow-boy. Mais moi, je trouve ça nul ! Par contre quand ils courent en effet, qu’ils se font des passes, là, vraiment, c’est beau. » Hâbleur, bardé de charme et de certitudes, l’homme se crête un peu, esquisse une réponse qui, hélas pour lui, retombe à plat.

« Mais pourquoi attaquent-ils si peu ? » m’interroge son épouse. Je professe sans grande conviction que les règles, trop pesantes, et la peur de perdre si prégnante dans le sport profession­nel, tendent à précipiter le rugby français vers le calcul et l’ennui. Le combat, promesse pour initiés, n’apportera jamais aux yeux du grand public cette part d’exotisme, de panache, de romantisme même, qu’induit une attaque au grand large. Et pourtant tout est fait pour que cette respiratio­n du jeu soit étouffée par des tonnes de consignes, un arbitrage vétilleux, un engagement physique poussé à son paroxysme, l’abandon des personnali­tés.

Un air de bouderie se lit sur le visage de l’homme qui aurait sans doute aimé me voir exalter les mâles valeurs d’un jeu qui fait de nos enfants des z’hommes et doit me trouver bien conciliant avec toutes ces femmes. Restons sérieux, dis-je. Si ce sport a une chance de se développer, c’est par le jeu qu’il y parviendra. C’est la promesse des grands raids, des essais enlevés et des mouvements d’envergure, qui garde une chance de fasciner les femmes et le public non averti. Quant aux enfants, plutôt enclins à déserter les terrains pour des sports moins durs et plus ludiques, il leur faut des icônes auxquelles s’identifier, des héros, de vraies personnali­tés. Or, tout est fait aujourd’hui pour les étouffer, ces personnali­tés, les réduire à rien, sinon à un rang de salariés aux ordres de patrons omnipotent­s.

Ce n’est que, dans un deuxième temps, une fois que l’intérêt sera manifeste, que l’on pourra initier tout ce monde aux sourdes beautés d’un sport de combat collectif où s’enseignent le courage, l’acharnemen­t, la générosité, le don de soi et le goût du rêve. Alors, un jour peut-être, les grimpeurs, les opiniâtres, y côtoieront les poètes, les Jean de la Lune. « La proportion idéale entre les hommes » dont parlait, en connaisseu­r, Jean Giraudoux.

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