Midi Olympique

La chute des monuments

DEUX BASTIONS HISTORIQUE­S DU RUGBY FRANÇAIS, DAX ET NARBONNE, S’APPRÊTENT À REJOINDRE LA FÉDÉRALE 1. RETOUR SUR DEUX DESCENTES AUX ENFERS À LA FOIS COMPARABLE­S ET DIFFÉRENTE­S. ELLES N’ONT RIEN PU FAIRE CONTRE LA CRUAUTÉ DU DESTIN.

- Par Jérôme PRÉVÔT jerome.prevot@midi-olympique.fr

On l’avait rêvé dans un cauchemar en début de saison… La réalité nous l’a finalement servi comme un infâme brouet. Dax et Narbonne, sous-préfecture des Landes et de l’Aude, joueront la saison prochaine en Fédérale 1. Jamais Dax et Narbonne, ces deux petits conservato­ires du rugby français, ne s’étaient retrouvés aussi bas dans la hiérarchie. L’événement fera figure de nouvelle borne historique dans la chronique de la transforma­tion du rugby français même si les tenants du rugby business tous azimuts s’en foutent royalement. Le profession­nalisme aura donc mis vingt-trois ans à se séparer de deux Boucliers de Brennus, huit finales perdues, quatorze Challenges Du-Manoir et 71 internatio­naux. Les deux villes et les deux clubs ne se ressemblen­t peut-être pas trait pour trait mais dans notre esprit, ils étaient cousins et presque frères. Ils correspond­aient à la photograph­ie du rugby amateur triomphant, le sport des souspréfec­tures qui nourrissai­t l’équipe de France en offrant de bons emplois à ses joueurs ou des cautions bancaires providenti­elles. Nous avons assisté, impuissant­s à leurs descentes aux enfers. Elles ne furent pas similaires : implacable et presque insensible pour Dax, cruelle et plus rocamboles­que pour Narbonne.

Sur les bords de l’Adour, les choses sont toujours plus feutrées. La dernière illusion date de 2012 et un barrage d’accession perdu face à Mont-de-Marsan. La suite fut un calvaire ou presque avec déjà deux descentes évitées sur tapis vert en 2015 et 2016. Dax aura tiré au maximum sur la corde mais le sens de la tradition, de la cooptation et du renvoi d’ascenseur social n’ont pas suffi. On a parfois parlé du « gang des blazers » pour brocarder ce club un peu replié sur luimême et basé sur l’aura de ses anciens joueurs reconverti­s en notables attentionn­és : dentiste, kinésithér­apeute (spécialité locale à cause du thermalism­e), assureur, hôtelier. La solidarité entre les génération­s y était érigée en art de vivre. « Nous n’avons jamais été champions mais je défie n’importe quel club d’avoir fait mieux que nous en termes de promotion sociale des joueurs, explique Pierre Albaladéjo. J’ai fait toute ma carrière d’entreprene­ur en empruntant aux banques et j’avais la caution automatiqu­e de mon président, René Dassé. Ça valait toutes les primes de match du monde car, joueurs, nous ne recevions rien, sauf une enveloppe à Noël pour acheter des jouets aux enfants. »

Ces dernières années, Jean-Louis Bérot, ancien ouvreur internatio­nal, s’est battu en première ligne avec d’autres anciens joueurs devenus actionnair­es de la SASP : « C’est une souffrance, comme la perte d’un être cher. Vous me demandez si c’est inéluctabl­e ? Je ne sais pas… Quand nous faisons le tour de table, nous ne sommes pas si nombreux. La réalité est simple, nous savons faire un budget à 4 millions, 4,2 millions sans jamais tricher. La DNACG le sait. »

LE LONG ET DIGNE REFROIDISS­EMENT DE DAX

C’est vrai que l’une des dernières fiertés de l’US dacquoise fut de n’avoir jamais été rappelée à l’ordre par le gendarme financier. « S’il y a un déficit de 200 000 €, nous le comblons tout de suite. Mais s’il y avait un déficit de 1 million d’euros, ce ne serait pas possible. » Cette sagesse, Jean-Louis Bérot aime bien la mettre en avant quand on lui rappelle les deux sauvetages de 2015 et 2016 sur tapis vert. « Oui, le tapis vert… Encore fallait-il qu’il soit propre ! » Dax a souffert de ne pas avoir de mécène puissant même si un homme en a fait office : Gilbert Ponteins, grosse pointure du thermalism­e (Thermes Adour, Calicéo). Il a permis au club de frôler les 6 millions d’euros… Mais il est allé au bout de ses possibilit­és avant de réduire la voilure.

Insensible­ment, sans à-coups, Dax a été rattrapé par la marée montante. Comment aurait-il pu en être autrement quand l’USD fut le seul club profession­nel à voir son budget baisser en 2017 ? Mais une chose irrite vraiment Jean-Louis Bérot, cette idée persistant­e véhiculée de-ci de-là que les « anciens » de Dax auraient refusé des projets ambitieux venus d’ailleurs. « Tout ça est faux, argumente le membre du conseil de surveillan­ce. À quatre ou cinq reprises, nous avons eu des repreneurs. Nous étions prêts à les accueillir mais au moment de monter patte blanche, il n’y avait plus personne. Tous ceux qui avaient de brillantes idées n’avaient aucun argent à investir. Nous aurions été fous de refuser un projet viable. Mais nous sommes chefs d’entreprise dans le civil, nous savons de quoi nous parlons. »

NARBONNE : UN DESTIN PLUS AGITÉ

À Narbonne, sur les bords de la Méditerran­ée, la lente descente a été plus agitée, rythmée par des soubresaut­s inattendus et baroques. On se dit que les supporteur­s audois ont eu un avantage sur leurs homologues dacquois car ils ont au moins pu rêver. Ils se sont peut-être sentis flattés qu’on s’intéresse à eux depuis l’étranger mais leur destin final fut sans doute plus cruellemen­t ressenti. Entre 2011 et 2016, le club fut récupéré par des investisse­urs venus du bout du monde, des Australien­s. Un épisode extraordin­aire avec le recul dont la finalité reste assez floue. Les Narbonnais font une différence toutefois entre la période 2011-2013, celle de Bob Dwyer, et la période 2013-2016, celle de Rocky Elsom, l’ancien troisième ligne des Wallabies. Propriétai­re puis président entre 30 et 33 ans, il

aura laissé son nom à une expérience unique en France, finalement assez peu médiatisée hors de l’Aude, à savoir la prise de contrôle d’un club historique par un seul homme venu d’ailleurs, sa « confiscati­on » disent certains. Il aura quand même offert une demi-finale d’accession au RCNM en 2014 et assuré son maintien. Son passage fut controvers­é et mériterait une saga à lui seul. Ses défenseurs estiment que tout aurait été pire sans lui, ses détracteur­s expliquent qu’il s’est avant tout payé sur la bête en gérant avec des bouts de ficelle et en offrant des contrats à des vedettes en bout de course.

Mais tout le monde s’accorde sur une chose : la communicat­ion n’était pas son fort, l’homme était secret, opaque, obstiné et peu rompu au dialogue et apte aux fâcheries même avec ses compatriot­es. Il aura coupé le vieux Racing de ses forces vives, la cité, les supporters, les médias locaux. Fin 2105, il sembla, par son intransige­ance, faire capoter une possible reprise par des investisse­urs… venus miraculeus­ement du Qatar. On naviguait de rebondisse­ments en rebondisse­ments et cette histoire des Qataris suscite encore des interrogat­ions à Narbonne. Étaient-ils vraiment sérieux ? Tout ça pour aboutir à une relégation provisoire en 2016, au départ d’Elsom et au sauvetage des investisse­urs locaux fédérés autour du viticulteu­r (et ancien joueur) Gérard Bertand.

QUAND LE RUGBY N’ÉTAIT PAS UNE FIN MAIS UN MOYEN

Avec 640 000 €, les chefs d’entreprise­s narbonnais ont fait ce qu’ils ont pu mais aucun n’a les moyens d’un François Pinault ou d’un Bernard Arnault (c’est pareil à Dax). Évidemment, Elsom est parti dans les semaines qui ont suivi pour de nouvelles aventures. Quand on y repense, on se dit qu’à Dax, les apparences et la bienséance ont toujours été sauvées. L’expérience de Narbonne fut finalement plus effrayante. On a vu comment un club historique pouvait devenir une sorte de franchise du Pacifique transplant­ée dans l’Aude au nom d’intérêts diffus, en marge de son environnem­ent historique. Walter Spanghéro, figure emblématiq­ue du rugby narbonnais, a gardé un oeil sur ces péripéties même s’il vit désormais à Toulouse : « C’est désolant, ça fait très mal. Même si j’étais détaché des affaires du club, je suivais ça de très près. » Il résume parfaiteme­nt le fossé béant qui sépare le rugby d’aujourd’hui de celui de son époque : « Il y eut un virage, une façon de voir les choses. Maintenant, on fait venir des joueurs de partout. Ils ne sont finalement pas attachés à la ville. Un gars peut connaître sept ou huit clubs dans sa carrière. Moi, j’ai porté quinze ans le maillot, c’est mon club. Même si j’ai fini à Toulouse pour des raisons profession­nelles. »

À la lumière du discours de l’ancien, on revoit défiler les dernières saisons du Racing : un effectif de moins en mois francophon­e, une communicat­ion aseptisée, une équipe comme en apnée, finalement. Le plus triste des années 2011-2016, ce fut finalement cette coupure entre le club et ceux qui l’ont vraiment dans la peau : « Oui, les rapports étaient différents entre les joueurs et la ville. On recevait beaucoup d’amour des supporters et des dirigeants. Et pourtant, nous avions un vrai patron, Bernard Pech de la Clause. Il nous donnait des objectifs sportifs pour nous motiver mais c’était un homme assez sec. » Walter, parti de rien, est devenu un chef d’entreprise prospère. Il était une vedette dans sa cité, une personnali­té admirée mais il ne s’est jamais vécu comme un assisté. « Quand on avait besoin de quelque chose, les dirigeants nous le donnaient. Mais à Narbonne, il n’y avait pas tant d’emplois publics offerts sur un plateau. Les gens de ma génération ont su se créer des situations confortabl­es. On leur a donné le goût d’entreprend­re. Ils savaient se trouver des emplois tout seul. Personnell­ement, je suis allé voir le Crédit Agricole. Ils m’ont dit oui car j’étais internatio­nal. Je suis entré comme démarcheur et j’ai fait mon chemin. Le rugby n’était pas une fin mais un moyen. »

Quelle souffrance que d’avoir vécu même par procuratio­n ces deux descentes aux enfers : le long refroidiss­ement dacquois, plus digne mais si triste, et la fièvre orange narbonnais­e avec ses épisodes délirants. Plus passionnan­te mais plus douloureus­es. Une chose est sûre, les deux dégringola­des sont parties du même point. Le sommet de la pyramide. Aujourd’hui, elles n’espèrent plus vraiment y revenir. C’est ça qui nous chagrine le plus…

 ?? Le Dacquois Pierre Albaladéjo, à gauche, et le Narbonnais Walter Spanghéro, à droite, ont assisté, inexorable­ment, à la descente aux enfers de leur club de coeur respectifs en ce début de XXIe siècle. ?? Photos Archives Midi Olympique
Le Dacquois Pierre Albaladéjo, à gauche, et le Narbonnais Walter Spanghéro, à droite, ont assisté, inexorable­ment, à la descente aux enfers de leur club de coeur respectifs en ce début de XXIe siècle. Photos Archives Midi Olympique
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