LE RUGBY DE LA PEUR
Daniel Cohn-Bendit n’en démord pas : il existe un football de gauche, qu’il prétend, dans son dernier livre « résolument offensif, basé sur l’évitement plutôt que sur l’affrontement physique, fait de passes courtes et rapides, qui refuse le marquage individuel limitant l’expression de l’individu ». Quand le « catenaccio », cette défense de fer mise au goût du jour par les Italiens, serait la marque même du foot de droite. Je connais quelques bons copains prêts à réfuter fermement cette thèse, prétextant que le panache, la liberté, l’attaque à outrance, le défi individuel sont justement des concepts de droite. On connaît l’antienne : la solidarité c’est la gauche, la liberté c’est la droite ! Mais suis-je assez idiot ! Il n’y a plus, c’est vrai, de droite et de gauche… L’assertion de Cohn-Bendit, pour autant qu’elle soit juste, serait-elle néanmoins soluble dans le rugby ? J’aurais aimé m’amuser à disserter sur ce thème et vous entraîner, qui sait, dans un délire impayable. Mais la question ne se pose plus. Cet esprit dont parle DCB, cette liberté, ce panache, chute et vertige vers un jeu bigarré, offensif, multiforme, emprunte désormais, en France, à une nostalgie désuète. La preuve nous en a été donnée tout au long de cette fin de saison, de la finale européenne, à ces demi-finales, en passant par les barrages que l’on sait. Intense - ah ça oui ! - survitaminé, défensif, carcéral, dénué de toute prise de risque, le rugby moderne penche à s’y renverser vers le « sans-faute », le combat, le jeu à une passe, l’obsédant calcul. Il n’en est pas forcément dénué d’intérêt. L’insoutenable suspense qui présida à la deuxième demi-finale, entre Castres et le Racing, participe du spectacle. L’acharnement, la sourde volonté, la maîtrise de ses nerfs au service d’un engagement total, ne sauraient laisser indifférent. Il est même permis d’oser une comparaison historique, made in Hérault, entre le Montpellier de Vern Cotter et le Béziers de Raoul Barrière. Même souci constant d’avancer, de broyer, de concasser, d’imposer son rythme.
Conquête, défense, occupation, reste le triptyque majeur et probablement rassurant, que les coachs du moment enrobent, pour faire bonne mesure, d’un pragmatisme de bon aloi. Pour la vitesse et le jeu de passes, vous irez en Nouvelle-Zélande. Mille raisons à cela. Et sans doute très légitimes. Perdre devient interdit. Perdre, confine à l’humiliation. Les empêchements sont multiples. La peur prolifère, gagne le vestiaire, monte en ondes courtes du staff jusqu’aux tribunes, se fait boeuf. Peur de perdre, peur de se faire virer, peur du contre, peur de sortir des canons imposés. Je ne pensais jamais connaître un jour le rugby de la peur. Poètes vos papiers ! Bohèmes s’abstenir ! Notre sport, muselé d’économie, endeuillé de liberté, promis, demain, à concurrencer le foot US sur fond d’engagement mortifère, est en passe de devenir « ce voyage triste du plaisir au devoir », ainsi que l’exprimait si joliment du foot, l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano.
Il n’est plus temps aujourd’hui de le regretter. Les carottes me semblent cuites. Aucune nostalgie, aucun retour sur le passé et l’histoire de ce jeu n’y changeront rien. La finale n’échappera pas à la règle. Il n’y aura plus comme jadis et naguère d’opposition de style. Balance ton port et ta gestuelle. Et bienvenu dans le nouveau monde. (1) Sous les crampons, la plage. Daniel Cohn-Bendit avec Patrick Lemoine, Robert Laffont, 19 €