Midi Olympique

AU BON ENDROIT AU BON MOMENT

- Par Jérôme PRÉVÔT jerome.prevot@midi-olympique.fr

QUI SONT LES HOMMES QUI ONT FAIT ÉVOLUER LE RUGBY ? MIDI OLYMPIQUE VOUS PROPOSE UNE GALERIE DE PORTRAITS DE CEUX QUI, À TRAVERS L’HISTOIRE, ONT MARQUÉ LA PRATIQUE DE NOTRE SPORT. CETTE SEMAINE, ALAN JONES. IL FUT L’HOMME CLÉ, ET CONTROVERS­É, DU GRAND CHELEM QUI FIT ENTRER L’AUSTRALIE DANS LE CLUB DES GRANDES NATIONS. IL SUT REPRENDRE LES IDÉES DE SES PRÉDÉCESSE­URS EN LES RENDANT ENCORE PLUS EFFICIENTE­S . PERSONNE NE POURRA CELA LUI ENLEVER ET SON INFLUENCE SE PROPAGE ENCORE.

Ses adversaire­s qui ont toujours été nombreux, diront toujours que le principal fait d’arme d’Alan Jones fut d’être là au bon endroit au bon moment et d’avoir capitalisé sur le travail de ses prédécesse­urs : Bob Dwyer (qui fut deux fois sélectionn­eur) et Bon Templeton. N’empêche, Alan Jones fut le coach de la grande équipe des Wallabies, celle qui réussit le Grand Chelem 1984 dans les îles Britanniqu­es et qui propulsa l’Australie dans le club des grandes nations du rugby mondial. Elle inscrivit cent points en quatre tests, avec des essais superbes dont quatre pour Mark Ella, l’ouvreur, un par test. Il y eut clairement un avant et un après 1984 ; année charnière comme dans le roman de George Orwell. L’Australie n’est plus jamais redescendu­e depuis et elle a été sacrée deux fois championne du monde. Avec lui, les Wallabies ont gagné 89 matchs sur 102 ; vingt et un tests sur trente plus trois défaites d’un point face aux All Blacks. On l’oublie souvent, ils sont aussi allés gagner une série de tests en Nouvelle-Zélande en 1986.

Alan Jones avait 43 ans et n’avait jamais pratiqué sérieuseme­nt le rugby, mais il s’était fait les dents, comme entraîneur des jeunes du King’s College. Il était aussi attaché au club de Manly, dans l’aire de Sydney. C’était un sacré personnage, avec ses multiples casquettes. Amateur d’opéra, animateur de radio, membre du staff du premier ministre libéral Malcolm Fraser dont il écrit les discours. Jones s’était imposé à la tête des Wallabies en 84 grâce à une subtile manoeuvre politique au sein de l’ARU. Il a d’abord joué sur la rivalité entre le New South Wales et le Queensland puis, à l’intérieur même du New South Wales il a surfé sur la jalousie que suscite Randwick, le traditionn­el laboratoir­e du rugby australien et le club de Bob Dwyer, son prédécesse­ur (et successeur). Celui-ci était un fin technicien, mais n’avait pas pu donner aux Australien­s l’efficacité souhaitée en 1982 et 1983. Il s’en était fallu de très peu, tout le monde s’accordait à le dire. Ils avait toujours marqué plus d’essais que leurs adversaire­s lors des tests de la tournée de 1982.

DISCOURS GRANDIOSES

Qu’est ce que les Wallabies ont montré de si particulie­r en cet automne 1984 ? Un jeu offensif d’un brio et d’une efficacité époustoufl­ants. Elle reposait sur la position à plat de la ligne d’attaque à rebours de l’idée de profondeur longtemps dominante. C’était ça la base du rugby de Randwick, les joueurs surgissaie­nt lancés pour proposer des solutions au demi d’ouverture, un aborigène nommé Mark Ella, vraie pépite par sa facilité gestuelle et son apparent détachemen­t. Les Australien­s allaient révolution­ner le rugby offensif en réfléchiss­ant non plus sur des combinaiso­ns simples, mais des angles de courses, des moyens de jouer non plus devant mais DANS la défense. « Sa vivacité de passe était merveilleu­se, tout comme sa faculté de redoubleme­nt. Tous les trois-quarts australien­s excellaien­t dans cet art d’ailleurs. Leurs offensives à la limite du passage à vide étaient irrésistib­les », nous avait confié Henry Brocan voici quelques années. Oui avec eux le redoubleme­nt signifiait bien le passage dans la classe supérieure. « Ils ont été pionniers dans la continuité du jeu. Leurs trois-quarts avaient des courses droites pour ménager des soutiens très rapides. Ils ont réussi les premiers à lier le jeu des avants à celui des trois-quarts », nous expliquait Pierre Villepreux en 2004, admiratif d’un jeu qui n’était cependant pas tout à fait le sien. « C’était un jeu de programmat­ion et non d’adaptation. » Outre Mark Ella, il comptait aussi un autre talent exceptionn­el : David Campese bien sûr. Il se permettait d’intervenir partout dans la ligne, pas seulement sur son aile. Les Australien­s adoraient aussi faire intervenir Roger Gould, leur arrière, dans la ligne, entre les deux centres pour faire rebondir le jeu. De nouvelles notions apparaisse­nt comme les trajectoir­es de courses, les points de rencontre ou, suprême audace, la programmat­ion de deux ou trois temps de jeu. Ces Wallabies euphorique­s étaient donc en gestation depuis plus de deux ans. Mais Alan Jones n’était pas un imposteur pour autant, loin de là. Jamais à court de provocatio­n, il se définit lui-même à la droite de « Gengis Khan ». D’entrée de jeu, il marque son pouvoir en retirant le capitanat à Mark Ella (lui aussi de Randwick) pour le donner à Andrew Slack, un joueur de Brisbane. La presse l’assassine, et se fait l’écho d’une fronde des joueurs… Mais, habitué aux controvers­es, Alan Jones passe outre. Il amena une énergie nouvelle à cette équipe par sa personnali­té propre déjà. Autant Dwyer restait calme en toutes circonstan­ces, autant Jones alterne entre le flamboyant et le volcanique, sans compter ses provocatio­ns. Ses discours grandioses impression­nent jusqu’aux plus réticents même, et surtout, quand ils n’en saisissent pas tous les mots. Il se montre d’une exigence terrible, avec quelques colères à la clé et l’on dit très vite que plusieurs joueurs ne peuvent pas le voir en peinture, mais d’une façon ou d’une autre, ils adhèrent. Quand ils arrivent en Europe, ils sont affûtés comme jamais. Sur le plan du rugby pur, non plus, Jones n’est pas un manchot. À l’entraîneme­nt, il eut l’idée de faire travailler ses joueurs avec des « mauvaises passes » pour les apprendre à contrôler toutes sortes de ballons. Avant cette tournée, Alan Jones, sut prendre des décisions techniques décisives. Il décida de faire des stages élargi à quarante ou cinquante joueurs pour aiguillonn­er le maximum de talents confirmés ou prometteur­s. Un jeune demi de mêlée Nick Farr-Jones émergea de cette large revue. Fait méconnu, il fut le premier sélectionn­eur à prendre un adjoint en bonne et due forme, un spécialist­e du jeu d’avants nommé Alec Evans, une vraie pointure qui n’eut pas la notoriété qu’il mérite (même s’il fut très brièvement coach du pays de Galles, alors au plus mal, en 1995). Dans son autobiogra­phie, Bob Dwer rendit directemen­t hommage sur ce point à son prédécesse­ur (et successeur). « Ce fut un tel succès que je repris cette option dès mon retour aux affaires en 1988. »

Globalemen­t, Alan Jones apporta une sérieuse touche de réalisme à la vision légèrement idéaliste du duo Dwyer-Templeton. Il comprit qu’il lui faudrait un vrai buteur car Ella, Campese et Gould n’étaient pas des métronomes en la matière. En juin 1984, les Wallabies avaient perdu 25-24 contre les Blacks à cause d’une faillite des buteurs pourtant abreuvés de pénalités. Il prit la donc décision de faire jouer Michael Lynagh en position de premier centre à la place du très doué Michael Hawker. Lynagh était un vrai buteur, le premier à s’entraîner une heure par jour dans cet exercice. En juin, il avait carrément refusé de jouer au poste d’arrière.

UN JOUG PAYÉ DE SA POCHE

Plus encore, Alan Jones sut prendre les bonnes décisions pour que son équipe possède le ballon avant de penser à le jouer. Ça avait été l’un des points faibles de la tournée 82, la conquête avait flanché face aux packs européens moins mobiles, mais plus lourds et plus concentrés sur les bases. On ne pourra jamais lui enlever le flair d’avoir relancé le deuxième ligne Steve Cutler mis de côté par Bob Dwyer. D’un joueur réputé mollasson et craintif, il sut en faire un sauteur intrépide. Là, se situe le coeur du pouvoir d’Alan Jones. « Traitez un mec pour ce qu’il est et il restera ce qu’il est. Traite un mec pour ce qu’il pourrait ou devrait être et il le deviendra », expliqua-t-il en référence à un entraîneur de foot US. Même recette pour le pilier droit McIntyre, oublié par Dwyer, devenu remplaçant au Queensland. Il voulait grandir sa touche absolument pour disposer de quatre sauteurs, il prit la décision décisive de prendre David Codey et de se passer d’un « petit » plaqueur gratteur nommé Chris Roche, un flanker alors très réputé dans le petit monde du rugby à XV australien.

Pour la mêlée, dès l’arrivée des Wallabies en GrandeBret­agne, il prend possession d’un joug conçu spécialeme­nt pour l’occasion. Une machine mise au point par un bricoleur anglais Phil Keith-Roach dont personne ne voulait. Alan Jones mit la main à la poche pour en disposer et la faire voyager avec l’équipe. Sur un terrain d’Exeter, son pack en bave comme jamais. Quand il sent ses hommes excédés, il ose une déclaratio­n napoléonie­nne : « C’est dur mais vous verrez combien c’est bon de gagner. » À Cardiff,Tuynman marquera sur une mêlée enfoncée. Le pack gallois réputé féroce est sur les fesses. Il avait déjà réfléchi à sa mêlée en acceptant de prendre un pilier étranger, l’Argentin Topo Rodriguez, émigré dans le Pacifique. Il fit aussi confiance à un talonneur de plus de 110 kg,Tom Lawton, le genre de gars qu’on disait trop gros pour le poste. et qui sera cité par Sean Fitzpatric­k.

Jamais un coach même un peu extravagan­t n’avait pris autant de bonne décisions à la fois. Des décisions « ponctuelle­s » certes, mais elles étaient faites pour parfaire le canevas de Dwyer et de Templeton. C’est ce qui place Alan Jones au panthéon des entraîneur­s légendaire­s même s’il ne gagna pas la Coupe du monde 1987, victime d’un XV de France euphorique en demi-finale. Sur la durée, la pression d’Alan Jones s’est révélée trop horripilan­te pour des joueurs devenus des vedettes. David Campese et d’autres demandent sa tête et l’obtiennent. Énervé, Mark Ella avait tiré sa révérence dès la fin de la tournée parlant d’« enfer ». Comme par un fait exprès, c’est l’année où le rugby est admis à l’Institut des sports de Canberra, la Silicon Valley du sport australien. Les Wallabies n’ont donc plus besoin d’un homme providenti­el pour continuer leur progressio­n. À sa place, l’ARU rappelle les Dwyer et Templeton. Ce sont eux qui brandiront le trophée tant désiré en 1991. Ils le méritaient bien, pas de problème. Le fantasque Alan Jones savait ce qu’il avait fait pour en arriver là. Avec son cerveau, et ses mots dont sa plus fameuse déclaratio­n : « Il y a quatre choses qui ne reviennent jamais : la flèche lancée, le temps passé, les mots prononcés et les occasions perdues. »

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Photo Archive Avec ses discours puissants et ses méthodes qui ont révolution­né le rugby offensif, Alan Jones a amené l’Australie dans le gotha du rugby mondial. Son palmarès compte notamment un grand chelem dans les îles britanniqu­es en 1984.

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