Midi Olympique

Déjean, la loi et l’ordre

- Par Jérôme PRÉVÔT jerome.prevot@midi-olympique.fr

LE RUGBY EST UN SPORT COLLECTIF DE COMBAT RÉGLEMENTÉ. OÙ SE SITUE LA LIMITE ? AU GRÉ DES ÉPOQUES ET DES MOEURS, ELLE A FLUCTUÉ. ET CERTAINS ONT SU EN JOUER. MIDI OLYMPIQUE VOUS PROPOSE UNE SÉRIE DE PORTRAITS DE CEUX QUI ONT JOUÉ, PAR LE PASSÉ, LE RÔLE DE « JUSTICIER » POUR LEUR ÉQUIPE. CETTE SEMAINE, FRANCIS DÉJEAN,

LE DEUXIÈME LIGNE, À LA FOIS BÛCHERON, ÉTUDIANT EN DROIT ET REDRESSEUR DE TORTS.

Dans la vie « civile », il ne s’est jamais battu mais comme les Normands dans Asterix, Francis Déjean ignorait la peur quand il était sur les terrains. « Je ne refusais pas la défaite. Je refusais d’être mauvais et d’être humilié. Mais je n’ai jamais mis de coups de pied. Je reconnais que j’ai marché sur des gars et au moins une fois sur un joueur qui ne le méritait pas : Marc Pradier, de Clermont. » L’exdeuxième ligne de Narbonne fut d’abord surpris par notre appel. « Pourquoi diable vouloir faire un article sur moi ? Venez à Foix, on reparlera des vieux dossiers. » Francis Déjean est désormais directeur des services du conseil général de l’Ariège, son départemen­t natal qu’il n’a jamais vraiment quitté. « Étudiant, je faisais des allers-retours à Toulouse puis, à partir de 1986, je les faisais vers Narbonne deux fois par semaine. Plus les matchs. Le Lundi, je courrais seul. » En le voyant arriver dans le restaurant du centre-ville, on fut d’abord frappé par une particular­ité un temps occultée : l’homme est massif, mais pas si grand. « J’étais un petit deuxième ligne. D’ailleurs, j’ai failli partir en tournée avec les Bleus au poste de pilier. » 1 m 90 tout de même, mais il est vrai que notre mémoire lui accordait sept ou huit centimètre­s supplément­aires. Il paraissait si impitoyabl­e vu de loin avec son front volontaire. Et puis, il y avait ce parcours déjà rare : un avant rugueux qui faisait de solides études de droit, jusqu’au doctorat, c’était si romanesque.

« Je venais d’un milieu populaire et je me suis retrouvé à Toulouse, à la fac avec des étudiants qui avaient les codes d’un certain milieu : celui des notaires et des avocats. Je me suis promis que je serai au niveau. Mais si j’avais tant de confiance, c’était grâce au rugby. D’un autre côté, le fait d’être docteur en droit m’a servi. Les journalist­es, les arbitres, les dirigeants me parlaient différemme­nt. On savait que je n’avais pas deux cents mots de vocabulair­e. »

Rencontrer Francis Déjean, c’est mettre un visage sur deux valeurs cardinales : la volonté et le devoir. L‘ancienne poutre du pack de Narbonne fut une icône des dernières années du rugby amateur. Un autre sport, il en convient. Il s’y fit très vite un statut qu’il assume et qu’il banalise : « C’était comme ça. Si tu donnais l’impression à l’adversaire qu’il pouvait gagner le match en te brutalisan­t, tu ne pouvais pas jouer. Les règles n’étaient pas les mêmes, l’arbitrage non plus. Il n’y avait pas de vidéo. Les choses ont changé, tant mieux. Je me souviens de Jean Fabre, président de Toulouse, pestant contre les c... qui pourrissai­ent le championna­t. Il avait raison, mais qui prend les armes en premier ? Si on s’était désarmé avant d’aller à Lourdes, Agen ou Toulon, qu’est ce qu’on aurait pu espérer ? »

INTIMIDATI­ON ET CONTRE-INTIMIDATI­ON

Dans ce rugby d’intimidati­on et contre-intimidati­on, il y avait des joueurs plus en pointe que d’autres. « Dans ce domaine, le leader n’était pas désigné sur une nappe. C’est facile de parler dans les vestiaires, de taper sur l’épaule, mettre de la musique. Mais quand le gong avait retenti, vous vous retrouviez sur le terrain, seul face à vous-même. Quand ça commençait à « partir », c’est là qu’il fallait assumer. » Francis Déjean le reconnaît, on ne s’entraîne pas à devenir un shérif : « C’est d’abord une question de personnali­té. J’ai grandi dans une ferme, j’ai fait des travaux difficiles ou il fallait être dur au mal. Ça m’a sans doute

beaucoup servi. » Au plus fort de sa carrière et de ses études, il continuait à aider ses parents agriculteu­rs. « Ils faisaient du bois de chauffage et des piquets de vigne. J’allais dans les forêts couper du bois. J’ai sacrifié le côté festif de mes années universita­ires. Mais je ne recherchai­s pas ça. Je n’ai jamais été très bon, en troisième mi-temps. » Les coulisses de son parcours étaient souvent industrieu­x et arides, pour ses coéquipier­s. Eux jouaient aux cartes dans le bus du retour, lui bûchait ses cours de droit constituti­onnel ou administra­tif. Francis Déjean n’avait pas de penchant pour la légèreté. Il aimait trop aller au bout de lui-même. Il parle de son parcours sans maniérisme excessif : il ne prenait pas plaisir à défier les foules hostiles — « Je ne

les entendais pas » — Il ne fraternisa­it pas outre mesure avec les adversaire­s — « Je restais avec mon clan. »

Se repasser le film de sa carrière, c’est d’abord se remémorer plusieurs batailles homériques, où chaque camp s‘estimait dans son bon droit. Comme un maréchal d’Empire, son nom est associé à quelques faits d’armes célèbres dont justement l’affaire Pradier, évoquée plus tôt et qui fit couler beaucoup d’encre (voir ci-dessous). Elle lui valut… cinq matchs de suspension. Une misère, si on compare avec les sanctions d’aujourd’hui.

« Si je n’ai pas fait de tournée avec les Bleus, c’est à cause d’un match contre Toulon qui avait mal tourné. C’était tombé de partout. Je sortais d’un stage avec le XV de France à Cognac, Fouroux voulait reconverti­r un deuxième ligne pilier. Nous étions trois en concurrenc­e avec Pujolle et Nicoleau. À la fin, Henri Fourès m’avait dit que ce serait moi. Mais après le fameux match contre Toulon, il m’a dit que ce n’était plus possible. Les images des « explicatio­ns » allaient voyager dans l’hémisphère sud… De toute façon, ça m’aurait gêné de jouer pilier en club à la place de mon ami Guy Colomine.

Je me dis que si, Laurent Seigne,

Philippe Gallart, Franck Tournaire sont allés chez les Bleus, peut-être que j’y suis un peu pour quelque chose en poussant derrière eux. »

LA PROTECTION DES JEUNES, LE RESPECT DES VIEUX

Francis Déjean a tout de même joué deux demi-finales (1988 et 1989) et gagné trois challenges Du-Manoir, (1989-1990-1991). Il a affronté les grandes nations en tournée, avec le Languedoc. Il fut au coeur d’une période un peu oubliée : le dernier âge d’or du RC Narbonne, alors entraîné entre 1987 et 1990 par le mythique Raoul Barrière (six titres avec Béziers). Un homme qui a beaucoup marqué Déjean. « Avec lui, il n’y avait jamais de creux. Quand on gagnait, il nous parlait de ce qui n’avait pas marché. Quand on perdait, il insistait sur ce que nous avions fait de bien. Nous nous étions recentrés sur un jeu d’avants besogneux, ce n’était pas facile dans un club qui sortait d’une période brillante avec les Maso,

Sangalli, Codorniou, Estève. Nous n’avions pas de talents éclatants mais nous étions très unis. Une vraie couvée. Pourtant, le public de Narbonne avait du mal à adhérer à notre style. On a parfois joué devant 1 500 personnes. » Ce Narbonne-là, austère, construit autour des Colomine, Sanz, Lescure, Delpoux ou Bourguigno­n, était un vrai commando. Son Everest fut la victoire en Du-Manoir 1991 face à Bègles, frais champion de France : « Après cinq semaines sans compétitio­n, avec Delpoux sur une jambe et un débutant nommé Christian Labit. » Dès ses débuts à Foix, à 19 ans, Francis Déjean fut marqué par le discours de ses aînés : « S’ils te touchent, petit, on leur saute dessus comme des morts de faim. En retour, j’ai tout fait pour ne pas être un boulet pour ces gars-là, qui finissaien­t leur parcours. » Devenu « vieux » lui aussi, il a perpétué ce discours et cet esprit. Avec quelques variantes.

« Les jeunes devaient le sentir, sans que j’ai besoin de leur dire. Le nec plus ultra ? Voir les adversaire­s ne pas oser toucher aux débutants narbonnais. » Sans doute un signe de ses capacités de dissuasion.

Lui, l’étudiant en droit « romain » avait compris que dans son rugby, il y avait les lois écrites et surtout les lois non-écrites. C’est dans ce droit « coutumier » qu’il excellait finalement, à l’opposé de ce qu’il faisait à la faculté. La différence entre un juge, un juriste et un « justicier ».

« C’est facile de parler dans les vestiaires, de taper sur l’épaule, mettre de la musique. Mais quand le gong avait retenti, vous vous retrouviez sur le terrain, seul face à vous-même. Quand ça commençait à « partir », c’est là qu’il fallait assumer. »

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Photo Midol archives
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