LE CANCER
QUI NOUS RONGE
Ainsi donc, si j’en crois ma bible bihebdomadaire, World Rugby s’engage « à rendre le rugby plus attrayant,
compétitif et lucratif ». Fort bien. Sa mesure phare ? Troquer les tournées d’automne jugées obsolètes contre une sorte de Ligue des Nations, regroupant les douze meilleures nations des deux hémisphères. De prime abord, bien sûr, l’idée est séduisante. Ces matchs amicaux de l’automne empruntent au rugby d’autrefois et ne revêtent plus, il faut bien l’admettre, grand intérêt. Mais quid des tournées de juin ? L’accord de San Francisco prévoit qu’elles perdurent jusqu’en… 2032. Poussera-t-on le cynisme jusqu’à les conserver ? Essayons d’y voir clair. Je n’ai pas inventé l’eau chaude, mais il me semble quand même que si cette Coupe des Nations a lieu, elle a toutes les chances de nuire à la Coupe du monde. Mais le foot fait pareil ! Ah si le foot fait pareil, bien sûr… Elle risque surtout, pardonnez-moi, de réduire à rien ce feuilleton ancestral, ce pur bijou que tous les autres sports nous envient, qu’est notre cher et vieux Tournoi. Pardon ? Oui, j’ai bien compris. Business is business. Les finances du rugby seraient exsangues, certains pays au bord de la banqueroute. Et comment donc ! Il faut donc agir. Soit. Au risque de brûler le patrimoine ? La question se pose, non ? J’ai peur, voyezvous, que dans cette ère du court-termisme où notre société nous jette, dans cette course effrénée au fric dans laquelle notre sport s’est engagé, nous ne soyons jamais satisfaits, jamais repus. C’est le toujours plus qui nous guette. Il y a même dans cette politique de nos dirigeants quelque chose d’infantile qui me navre. Tout se passe comme s’il fallait — sur fond d’élections, ne soyons pas dupes, de guerre larvée entre Pichot à Beaumont — offrir à chaque pays de quoi calmer son impatience et l’apaiser par des mesures symboliques.
Parce qu’enfin, où est le problème aujourd’hui ? Où le bât blesset-il ? Le cancer de ce jeu, par-delà les problèmes économiques que l’on ne saurait bien évidemment négliger, c’est quand même la violence de l’engagement, non ? Cette violence qui sous-entend la désaffection des jeunes, a fait deux morts dans le seul rugby français lors des derniers mois, appauvrit le jeu lui-même, le restreint, l’uniformise, et incline au désintéressement des masses. Or, que fait-on contre ça ? Que promet-on ? Que change-t-on ? J’attends toujours de World Rugby, un vrai projet, un vaste dessein, qui prendrait en compte cette question essentielle - comme les autres bien sûr - et serait accompagné de mesures phares, concrètes. Voilà où nous en sommes et voilà ce que l’on voudrait que le rugby soit dans dix ans. Facile ? Non, pas facile. Mais à quoi bon être dirigeant si l’impuissance règne ? Ne voit-on pas qu’en l’état, on court au suicide ? Et que les mesures sur les compétitions, à cette échelle, sont des pisaller ? Qu’il y a à travers la violence qui gangrène ce jeu une urgence absolue, face à laquelle, si l’on ne réagit pas, notre sport va au-devant d’autres drames et se fera doubler, à terme, par d’autres disciplines ?
Il est peut-être aisé, j’en conviens, d’accabler les seuls dirigeants mondiaux. Cette politique symbole n’est rendue possible qu’avec la complicité de l’ensemble des responsables de clubs, de provinces, de fédérations, des médias. Pardon d’être pompeux, mais on ne soigne pas une grippe en feignant d’ignorer le cancer qui nous ronge.