PASSAGE À NIVEAU
De retour d’une brocante, j’ai posé sur mon bureau mon acquisition du jour, quelques-uns des fameux emprunts russes émis à Saint-Pétersbourg en 1908. Ces morceaux de papier imprimés recto verso, qui ruinèrent tant de gens après la Première guerre mondiale, continuent à séduire par leur taille et les enluminures qui les encadrent. Les regardant, j’ai singulièrement mais irrésistiblement songé à Teddy Thomas dans sa longue traversée du Stade de France, il y a neuf jours, contre les Springboks. Les écueils sud-africains effacés portent les noms de Pollard, Kriel,Vermeulen, Mostert, Kitshoff, Kolisi. Cet ailier crocheteur, comme on n’en a pas vu depuis Jack Cantoni, est une fortune pour une équipe et pour les spectateurs qui, au moins, auront vu une action de classe mondiale. En négligeant ses deux équipiers démarqués, puis en s’empalant sur l’arrière Le Roux, Teddy Thomas, coutumier de l’exploit comme de la catastrophe, a dilapidé une fortune, à l’instar de ceux qui avaient tant cru aux emprunts russes. Le Racingman fut à juste titre vilipendé dans ce sport éminemment collectif, où la passe est le lien entre les hommes. Je vais peut-être vous choquer mais cette interrogation me paraît plus dérangeante : qu’ont fait les éducateurs de Teddy jusque-là ? À son crédit, cette proposition du poète René Char, qui pourrait définir ce que fut le « French Flair » : « Il faut toujours un trouble. S’il n’y a pas de trouble, il ne se passe rien. »
Les années passent et l’équipe de France paraît porteuse d’un mystère de plus en plus insondable. Et si, simplement, on se refusait à regarder la réalité en face, confinant au mensonge. Ce FranceAfrique du Sud, perdu 26-29 sur la dernière action, est l’image même d’une époque désespérante tant ce match fut qualifié d’« imperdable ». Si près, si loin…
La qualité d’engagement des joueurs français sert de leurre, dissimulant ce qui permet la victoire au très haut-niveau : la lucidité nécessaire à la vision du jeu, au choix tactique, à la réalisation technique.Tout cela s’appuyant évidemment sur la maîtrise des bases, celle-ci amenant à la reconnaissance des situations, à une compréhension partagée de l’initiative, qu’elle soit collective ou individuelle.
Après ce France - Afrique du Sud, la perte de confiance n’a jamais été autant avancée comme explication de la défaite. La confiance a bon dos. Quand à la 17e minute, Camille Lopez ne donne pas à Mathieu Bastareaud à quelques mètres de la ligne pour un essai certain, est-ce la conséquence d’une confiance disparue ? Quand Vahaamahina recule sur un renvoi, cafouille le ballon, provoquant l’essai du Sud-Africain Nkosi, est-ce un manque de confiance ? Quand à la 79e minute, Gabrillagues, à 10 mètres de la ligne adverse, se jette trop loin de ses soutiens, permettant le grattage de Louw, est-ce un problème de confiance ? Quand, dans les derniers instants, Maestri écroule le maul, faute amenant une fâcheuse « pénaltouche », la confiance est-elle responsable ?
Lopez, Belleau, Trinh-Duc sont trois ouvreurs dissemblables. Chacun d’eux, formés à des écoles différentes, a pourtant manqué des balles de match faciles contre l’Australie, l’Irlande, le pays de Galles. Trois victoires qui auraient commencé à tout changer. Qu’il est dur à franchir ce passage à niveau…