Midi Olympique

FLEURS DU PATRIMOINE

- Par Jacques VERDIER

Longtemps, la mêlée argentine écrasa tout sur son passage. Compacte, basse — si basse qu’elle finit par fasciner Jean Iraçabal et Armand Vaquerin, emportés comme fétus de paille, à Buenos Aires, en 1974 — si homogène et fulgurante que Jacques Fouroux s’empressa, en 1989, de dépêcher son ami André Leymat au pays des « gauchos » pour tenter d’en comprendre les subtilités, la mêlée des Pumas n’avait pas de rivale au monde. On s’empressa de la copier. Fouroux, toujours lui, son émissaire revenu, secrets en poche, tint la « bajadita » — cet objet mystérieux de l’homme à seize pattes — pour une sorte de nec plus ultra du rugby de l’époque et s’appliqua à la reproduire, à l’identique, partout où il passait. Appuis des piliers inversés, refus de talonner, prises extérieure­s des deuxième ligne : Jacques pouvait passer des heures sur l’ouvrage, l’enseignant, la modulant, la modifiant à la marge, avec l’enthousias­me d’un enfant montant sur un vélo pour la première fois. Les Argentins n’étaient pas les meilleurs au monde. Tant s’en faut. Mais ils avaient fait de ce pur exercice de subtilité, de technique et de force, la fleur de leur patrimoine.

Longtemps, les trois-quarts français en imposèrent au monde entier pour leur science du décalage, du placement, pour leur faculté à savoir « rentrer », « cadrer », « donner », à se décaler sur la passe, à s’exercer au « cadrage-débordemen­t », à lever la tête, à calquer leurs pas sur celui de leur partenaire et à mener, avec un brio incontesta­ble, des symphonies offensives qui restent dans les mémoires. Une part de subversion le disputait à un désir de grandeur. L’orgueil s’y réclamait d’un esthétisme. Pas plus que les Argentins, les Français n’étaient les meilleurs au monde. Le courage, comme la rigueur, étaient chez nous à géométrie variable. Mais à l’heure de champagnis­er les stades, de prêter à l’instant ce coefficien­t de jobardise aiguë qui faisait d’un match quelconque, par la grâce d’un mouvement étoilé, une rencontre admirable, alors là, oui, on se posait un peu là. Ce jeu de passes, ce jeu de ligne, était la fleur de notre patrimoine.

D’où vient que les Argentins aient perdu leur mêlée ? Et d’où vient que nous, Français, en soyons à pareilleme­nt tâtonner à l’instant de grâce, dans ces moments fatidiques où un match peut basculer, jusqu’à perdre un nombre invraisemb­lable de ballons, jusqu’à mal se positionne­r, jusqu’à négliger des trois contre un, jusqu’à se vautrer sur les défenses adverses ? N’étaient le premier essai de Thomas, admirable, et l’exploit individuel de Fickou, combien de coups ratés, samedi, combien d’approximat­ions ? Là où les All Blacks ont su à travers les âges et quelles qu’aient été les évolutions du jeu, préserver leur ADN, qui doit pouvoir se résumer à la vitesse – vitesse d’interventi­on, vitesse d’exécution ; là où les Springboks dans l’engagement, les Anglais dans la rigueur, les Australien­s dans le mouvement, les Irlandais dans le courage, en firent de même, les Latins d’Argentine et de France en seraient-ils réduits à cracher sur leur passé ?

Je ne sache pourtant pas qu’il existe un génome latin susceptibl­e d’expliquer pareille aberration. Avec une mêlée conséquent­e, l’Argentine aurait réalisé un tout autre match, à Lille. Avec une gestuelle et des placements appropriés les Français auraient pu marquer deux essais de plus au bas mot et faire d’un match encouragea­nt un petit chef-d’oeuvre du genre. O tempora, o mores !

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