Midi Olympique

« Les valeurs, qu’elles aillent se faire foutre ! »

L’ACADÉMICIE­N AGENAIS MICHEL SERRES EST UN GRAND PASSIONNÉ DE BALLE OVALE. COMBATTANT INCESSANT DE LA NOSTALGIE FACILE, COMME SON OEUVRE EN TÉMOIGNE, IL A ACCEPTÉ DE POSER SON REGARD ET SON ANALYSE SUR LE RUGBY D’AUJOURD’HUI. ENTRETIEN.

- Propos recueillis par Émilie DUDON emilie.dudon@midi-olympique.fr

Le rugby, c’était mieux avant ?

C’est difficile de dire si c’était mieux ou moins bien. Il y a des traits du rugby d’aujourd’hui qui sont plus plaisants et d’autres franchemen­t déplaisant­s, alors les choses s’équilibren­t. Ou plutôt, s’équilibrai­ent. Le rugby a beaucoup évolué sur deux points précis ces dernières années : celui de l’argent d’abord, avec l’arrivée du profession­nalisme qui fait qu’on achète les joueurs désormais, comme au football. Cela donne la prééminenc­e aux équipes qui ont des moyens et par conséquent, il perd de l’intérêt dans la mesure où on sait plus ou moins toujours qui gagnera entre le club riche et le club pauvre. Le malheur là : les clubs pauvres se font dépouiller. J’en connais bien un, Agen, où je suis né. Là-bas, l’école de rugby et la formation sont très bonnes mais dès qu’un joueur sort du lot, il est immédiatem­ent acheté par un club plus riche. Ainsi, comme dans la société, les pauvres sont de plus en plus pauvres.

C’est ça : le rugby ne suit-il pas simplement le même schéma que la société finalement ?

Exactement. Il est à l’image de la société tout entière. Le pire, c’est que ces joueurs qui sont achetés ne jouent pas ou peu, car ils sont barrés par quelques Néo-Zélandais de talent ou quelques Sud-Africains reconnus. Et comme ils ne jouent pas, l’équipe de France devient de plus en plus faible car elle est composée de gens qui sont, de fait, moins compétitif­s. Je n’ai rien contre les étrangers mais je vois le mal que fait l’argent dans le rugby, comme un peu partout. L’arrivée de l’argent a, presque dans tous les cas, été malfaisant­e.

Quand on est supporter de ces clubs « pauvres », est-on désormais condamné au fatalisme ?

Si vous regardez la deuxième division et même les divisions fédérales, vous allez trouver beaucoup de clubs qui ont multiplié les titres de champions de France. Il s’opère une sorte de transforma­tion profonde et des villes qui n’étaient pas très développée­s sur le plan du rugby sont devenues très importante­s, parce qu’un mécène grandiose est venu les financer. C’est ainsi.

Quelle est la deuxième évolution négative du rugby que vous évoquiez plus haut ?

Cella-là, qui est beaucoup plus grave, nous l’avions prévue avec quelques amis depuis longtemps quand nous disions : « Un

jour, à ce jeu-là, il y aura des morts. » Il y en a eu quatre cette année. Vous vous rendez compte ? Mourir à 20 ans sur un terrain… C’est une bonne raison de prendre du recul et changer les règles, non ?

Comprenez-vous que certains parents aient peur de mettre les enfants au rugby aujourd’hui ?

Je ne suis pas président de club, de la Fédération ou de la Ligue et je parle là seulement comme un individu ordinaire mais ce que je peux vous dire, c’est que si j’ai poussé tous mes enfants à jouer au rugby quand j’étais plus jeune, je n’y pousse

pas mes petits-enfants. Ça, c’est certain… Ça devient très dangereux. Quatre morts en un an ! Il y a alerte rouge…

Suivez-vous toujours le SUALG ?

Je m’intéresse toujours. Je demande systématiq­uement quels sont leurs résultats mais je n’habite plus la ville depuis longtemps. J’y ai néanmoins gardé de très bons amis : Pierre Lacroix, Daniel Dubroca et Laurent Lubrano.

On parle beaucoup des valeurs du rugby. Sont-elles toujours d’actualité ?

On pourrait répondre à cette question si on savait définir ce qu’est réellement une valeur. Vous savez, les valeurs sont toujours avancées par des vieux ronchons qui disent qu’eux en avaient et que les suivants n’en ont pas. Tous ces vieux ronchons ont dit ça depuis la fondation du monde. Dites-moi vous, ce que c’est qu’une valeur…

Pour ce qui est du rugby, la solidarité, la notion de sacrifice et ce, plus que dans d’autres sports…

Peut-être un peu plus, oui… Pour une raison très simple : une équipe de rugby est finalement une école de droit. Pourquoi ? Parce que la violence est beaucoup plus avancée dans ce sport-là et que les règles doivent être encore plus précises pour que le joueur domine sa violence. J’ai coutume de dire que le rapport entre la violence et les règles crée un extraordin­aire apprentiss­age du droit et de la justice. Le rôle de l’arbitre, ainsi, est prééminent.

Ont-elles jamais existé, ces valeurs, finalement ?

Prenons par exemple l’amour du maillot. Évidemment, quand on est néo-zélandais, on ne sait pas très bien la différence entre Clermont et Agen… On n’en reste pas moins joueur et on donne le maximum quand on joue. L’amour du maillot est une valeur mais l’amour de la patrie en est aussi une et ça a donné une dizaine de guerres et des millions de morts. Du coup, je ne sais pas si c’est vraiment une valeur. Ça n’en est pas une à mes yeux, en tout cas. On fait tout le temps la gloire de rois, d’empereurs et de généraux qui ne sont finalement que des tueurs. Donc les valeurs en question, qu’elles aillent se faire foutre !

Vous parliez aussi d’évolutions positives du rugby plus tôt dans l’interview. Lesquelles voyez-vous ?

C’est un sport qui va aujourd’hui beaucoup plus vite et a beaucoup plus d’intensité que celui que nous avons connu. Il est plus spectacula­ire. Évidemment, ce progrès se paie par l’émergence de joueurs de plus en plus grands, puissants, et donc des chocs de plus en plus violents. Pour l’instant, cette transforma­tion a été très intéressan­te. La question est de savoir jusqu’où cela va aller.

Nourrissez-vous une forme de nostalgie du rugby que vous avez connu ?

J’ai 88 ans. On ne demande pas à un vieux qui a joué au rugby s’il a la nostalgie de ne plus y jouer ! (rires) J’étais troisième ligne mais ça fait très, très, très longtemps que l’équipe d’Agen ne m’a pas aligné sur une feuille de match, ne serait-ce que comme remplaçant !

Mais nourrissez-vous une nostalgie de ce qu’était le rugby avant le profession­nalisme ?

Je n’ai aucune nostalgie de ce qui se passait avant.

Ce sport continue-t-il de vous faire rêver ?

Il continuera de me faire rêver quand il n’y aura plus de morts. Je ne rêve pas de la mort… Mourir pour un jeu, ce n’est pas possible. Merde ! Je veux bien jouer mais je ne veux pas jouer à mourir. On joue au rugby parce qu’on aime la vie. J’insiste beaucoup sur ce point. Après, je trouve actuelleme­nt le rugby féminin délicieux. Il est moins violent que le rugby masculin, plus enchaîné et quelques fois rapide, même. Beaucoup de matchs de rugby féminin que j’ai vus m’ont transporté d’enthousias­me. Ils m’ont donné une impression de fluidité dans les gestes, les actions et le collectif que le rugby masculin ne donne plus.

Allez-vous regarder la Coupe du monde dans quelques mois ?

Bien sûr. D’autant que j’ai beaucoup d’amis dans le comité d’organisati­on.

« Si j’ai poussé tous mes enfants à jouer au rugby, je n’y pousse pas mes petitsenfa­nts » Michel SERRES, Philosophe

 ?? Photo DDM ??
Photo DDM

Newspapers in French

Newspapers from France