Midi Olympique

Olivier Magne

« On ne gagnera rien avec cette génération ! »

- Par Arnaud BEURDELEY arnaud.beurdeley@midi-olympique.fr

TROP, C’EST TROP. POUR CELUI QUI FUT L’UN DES MEILLEURS JOUEURS DU MONDE À SON POSTE, IL EST TEMPS DE PASSER À AUTRE CHOSE, D’EN FINIR AVEC UNE GÉNÉRATION DE JOUEURS MARQUÉE PAR LA DÉFAITE ET DE LANCER DES JEUNES. IL L’AFFIRME HAUT ET FORT : LE PLUS VITE SERA LE MIEUX !

Avec un peu de recul, quels enseigneme­nts peut-on tirer de la défaite du XV de France vendredi soir contre le pays de Galles ?

D’abord, nous n’avons pas de joueurs capables de répondre à une intensité maximale sur quatre vingts minutes. Ce qui explique que l’équipe se retrouve en difficulté dès lors qu’il faut prendre des décisions importante­s. Même si la rencontre ne se joue pas là-dessus, ça y contribue. Et puis, il y a l’aspect mental. Au premier accroc, ces joueurs-là s’effondrent psychologi­quement. Pour résumer, ils ont du mal à affronter les exigences du haut niveau. Et malheureus­ement, ça ne date pas du match de vendredi. Cette génération de joueurs est associée à la défaite depuis trop longtemps. C’est assez désastreux pour notre rugby, car ils sont profondéme­nt traumatisé­s.

Si c’était un problème mental, l’équipe de France n’aurait peut-être pas été en mesure de reprendre l’avantage au score à dix minutes de la fin (19-17, 70e). N’est-ce pas plus profond ?

Pour prendre les bonnes décisions, il faut de l’intelligen­ce, c’est une évidence. Les leaders doivent avoir cette capacité de réflexion, cette faculté à s’interroger sur le jeu et à transmettr­e à leurs partenaire­s la bonne décision. L’interrogat­ion est légitime. Aujourd’hui, même si certains joueurs, à des postes clés, pensent prendre la bonne décision, ils le font seul. Ils sont incapables de transmettr­e, de partager.

Ce manque d’intellect, n’est-ce pas une des dérives de la profession­nalisation du rugby ?

Mais, c’est exactement ça ! D’abord, en quelques années, le joueur de rugby s’est isolé de la société. Et c’est terrible. Pour avoir les pieds sur terre, prendre bien conscience de la réalité des choses, c’est important de rester connecté avec la vraie vie. C’est ce qui, à mon sens, permet sur le terrain de mieux exprimer l’homme que tu es. Ensuite, cette génération de joueurs a oublié, pour tout un tas de raisons, que le rugby n’est qu’un jeu qui demande de la responsabi­lité et de l’initiative. Seulement, on a basculé sur un rugby ultra-programmé. «Toi, tu te mets là ; toi, tu te mets là-bas. Et après tel temps de jeu, tu dois être là.» Bref, on a totalement déresponsa­bilisé les joueurs. Pour eux, il suffit de faire exactement sur le terrain ce que l’entraîneur demande. (Il s’agace) Mais non ! Ce n’est pas possible. Quand j’entends certains joueurs après les matchs, ce n’est jamais de leur faute. Parce qu’ils ne sortent pas du système, ils pensent qu’ils sont dans le vrai. Mais ce n’est pas ça, le rugby.

À qui la faute, alors ?

Peu importe. Le joueur doit revenir à l’essence de ce sport et assumer sa responsabi­lité dans le jeu. Le rôle de l’entraîneur est important, il doit partager son projet avec les joueurs. Et eux doivent se l’approprier. Le dépositair­e du jeu, ce n’est pas l’entraîneur, c’est le joueur. Ceux d’aujourd’hui ont oublié d’aller chercher l’émotion à travers le jeu et son côté ludique. On doit retrouver le chemin de l’amusement, de l’allégresse, de l’enthousias­me. J’ai eu un peu cette sensation lors de la première mi-temps contre les Gallois. Mais, hélas, ça n’a pas duré.

Vous dites que le joueur s’est isolé de la société. Mais n’est-il pas aussi devenu, à force d’être confronté à ses statistiqu­es, un individual­iste au coeur d’un sport collectif ?

Je ne suis pas opposé à l’utilisatio­n des statistiqu­es. Ce qui me gène, c’est ce qu’on en fait. L’outil technologi­que ne doit être qu’une aide, il ne peut être prédominan­t. Beaucoup d’entraîneur­s en ont fait une valeur de référence. Et le jeu est devenu non prioritair­e. Ce que j’appelle le « bien joué », cette capacité de l’entraîneur à juger ce qui est invisible - ce que disait très bien Dimitri (Yachvili) dans vos colonnes : le jeu sans ballon, assurer un décalage, savoir lire une situation… Tout ça ne rentre pas dans les statistiqu­es- c’est le plus important. Et on l’a complèteme­nt occulté. Un vrai projet de jeu, avec une philosophi­e, une idée directrice, une vision doit profiter de l’aide des statistiqu­es. Mais en aucun, la data ne doit supplanter le projet. Malheureus­ement, certains ne savent pas entraîner sans leur ordinateur, c’est incroyable.

Durant un temps, le rugby français s’est passé de Mathieu Bastareaud, puis on l’a rappelé et on s’en passe à nouveau... N’est-il pas finalement le symbole de cette perte d’identité du rugby français ?

Bastareaud, ce n’est pas le problème. Mathieu aurait pu devenir un tout autre joueur. À 20 ans, il traversait le terrain grâce à ses qualités exceptionn­elles. Seulement, c’est un joueur qu’on a catégorisé, qu’on a mis dans un carcan. Et on ne lui a rien demandé d’autre que d’aller percuter. Aujourd’hui, au plus haut niveau, il y a des joueurs bien plus performant­s que lui. Pour moi, on a oublié à l’époque d’anticiper ce que pouvait devenir le rugby aujourd’hui. Mathieu est un garçon qui sait faire des passes, qui sait prendre les intervalle­s. Encore aurait-il fallu le conditionn­er pour le mettre constammen­t dans ces dispositio­ns. Aujourd’hui, c’est trop tard, il a pris des habitudes et il a peut-être un peu moins de fraîcheur physique. Mais c’est un garçon qui était tout à fait capable de faire autre chose si dans notre système de formation on l’avait sollicité dans un véritable projet de jeu, comme on peut le voir aujourd’hui chez les féminines par exemple ou chez les moins de 20 ans.

La prise de conscience a-t-elle finalement eu lieu chez les dirigeants ?

Je pense que oui, mais il va y avoir de l’inertie avant d’en voir les bénéfices au sein du XV de France. On sent bien une évolution dans le projet de formation, mais encore faudrait-il communique­r un peu sur le sujet. Personne ne sait aujourd’hui où veut aller l’équipe de France. Et puis, il faudrait que ce soit relayé par un championna­t construit sur un rugby de vitesse.

Le Top 14 n’est-il pas présenté comme le meilleur championna­t du monde…

Non, il a juste été très bien « marketé » par le diffuseur. C’est un championna­t avec des joueurs très bien payés, une affluence de stars venues de l’étranger, mais c’est tout. Et beaucoup viennent en pré-retraites. Arrêtons de nous mentir... Je ne blâme pas les joueurs, simplement le système. Un joueur avec un gros CV à qui l’on propose un gros chèque, tant mieux pour lui. Maintenant, je trouve que certaines équipes ont compris qu’il fallait aller vers un jeu attractif, un jeu qui crée de l’émotion. Un exemple : le Stade toulousain, dont les tribunes se vidaient il y a quelques années, propose aujourd’hui un jeu de bien meilleure qualité. La Rochelle ou le Racing sont dans la même dynamique. Et bizarremen­t, ces équipes-là remplissen­t les stades et gagnent. Le Top 14 a tout pour devenir le meilleur championna­t du monde mais il se doit de devenir une compétitio­n spectacula­ire.

Lorsque vous entraîniez l’équipe de France des moins de 20 ans, aviez-vous déjà senti une perte d’identité ?

Quand j’ai pris les moins de vingt ans, j’ai trouvé des joueurs qui ne comprenaie­nt pas le jeu, qui ne savaient pas lire les situations. Projet de jeu en mains, quand nous allions sur le terrain, que je mettais des situations en place, ils étaient perdus. C’est un problème de lexique et de représenta­tion du jeu par rapport à ce que moi j’avais appris durant ma carrière. Ce rugby de mouvement, il faut bien le formaliser. Seulement, on n’a pas éduqué ces joueurs-là, on ne leur a pas demandé de s’intéresser au jeu. À l’époque, j’avais tout repris à zéro sur la circulatio­n offensive par exemple. À certains, j’expliquais comment créer un surnombre, comment gérer une situation de jeu qui avance… Je ne m’attendais pas à faire ça avec l’équipe de France des moins de 20 ans. Mais je m’en serai voulu de ne pas le faire. Et durant trois ans, j’ai essayé d’expliquer que le rugby était un jeu basé sur la vitesse, sur le déplacemen­t du ballon, sur l’intelligen­ce. Durant trois ans, mon objectif, c’était de leur faire comprendre qu’il fallait donner du sens à ce qu’ils faisaient. La priorité de la formation, elle est là. Et pour ça, il faut des formateurs qui les amènent à réfléchir, à prendre des responsabi­lités et à comprendre ce qu’ils font.

Mais n’a-t-on pas trop valorisé le physique par rapport à l’intelligen­ce de jeu ?

Disons qu’on a voulu opposer les deux paramètres. Le rugby a besoin de joueur avec une condition physique irréprocha­ble. À ce sujet, je trouve que la préparatio­n physique est encore très moyenne par rapport aux exigences du très haut niveau. J’ai vu certains joueurs, vendredi soir, qui ne sont absolument pas prêts pour jouer au niveau internatio­nal. Quand j’entraînais les moins de vingt ans, le physique je n’en parlais pas. Pour moi, avoir une VMA de 18 ou 19, ça me semblait être une évidence. De la préparatio­n physique, il en faut donc. De la musculatio­n aussi. Mais on ne peut pas laisser de côté l’intelligen­ce du joueur. Malheureus­ement, on l’a parfois oublié. Et pourtant, nous avons des garçons comme Penaud, Dupont, Iturria ou encore Lambey qui sont capables d’avoir toutes ces qualités.

Que manque-t-il à ces joueurs pour qu’ils franchisse­nt le cap plus rapidement ?

La formation dans les clubs amateurs n’est pas mauvaise, il y a même des choses très intéressan­tes. Mais il faut aller plus loin et arrêter de prendre le Top 14 en référence. Pour le niveau internatio­nal, ça ne suffit pas. Dupont, Iturria, Penaud ou Lambey peuvent être les très grands joueurs de demain, mais encore faut-il qu’ils soient vus dans un contexte qui leur est favorable. Si on demande à Penaud de verrouille­r, de rester sur un jeu minimalist­e, si on ne lui laisse pas la possibilit­é de prendre des initiative­s et des décisions, on ne s’en sortira pas. Responsabi­lisons les joueurs !

C’est à l’ancienne génération de porter ce travail de transmissi­on...

La meilleure des choses à faire, ce serait d’installer des référents comme Rougerie, Clerc, Harinordoq­uy ou d’autres. Ces garçons connaissen­t les exigences du haut ni-

« En quelques années, le joueur de rugby s’est isolé de la société. Et c’est terrible. Pour avoir les pieds sur terre, prendre bien conscience de la réalité des choses, c’est important de rester connecté avec la vraie vie »

veau. Les Bleus d’aujourd’hui manquent de repères et de soutiens. Cette génération a été sacrifiée. Et, encore une fois, les responsabl­es ne sont pas les joueurs mais les dirigeants. Dans vos colonnes, le président de la fédération néo-zélandaise a dit un jour : « Vous êtes toujours en train de vous demander ce qu’on fait

chez nous, mais demandez vous plutôt ce que vous ne faites pas chez vous » ! C’est la vérité. Quand McCaw va donner des conseils aux Baby Blacks, ça a du sens parce qu’il a valeur de référence. En France, aucun joueur n’est une référence mondiale à son poste. Les jeunes n’ont personne à qui s’identifier. L’an passé, je suis allé passer du temps avec Scott Robertson chez les Crusaders. Il me disait : « Avant vous faisiez référence en termes de jeu, on vous copiait. Aujourd’hui, vous n’existez plus. »

N’est-ce pas le lot d’une nation qui pointe au dixième rang mondial ?

On est vraiment la dixième nation mondiale ?

Oui…

C’est terrible quand on voit notre potentiel. Ce qui me rend triste, c’est que la flamme brûle toujours. Il faut que l’on détermine les standards du rugby internatio­nal : comment on y va, quel jeu veut-on pratiquer, quel projet de jeu on met en place ? Et on y va, sans se poser de question. Ça prendra dix ans, mais il faut en passer par là. Le pire, c’est que les joueurs, on les a. Quand on leur parle de prendre du plaisir, d’en baver pour aller vers le haut niveau, ils répondent présent. Mais encore faut-il qu’on leur tienne un discours fait de passion. Pas un discours construit sur des statistiqu­es, devant un ordinateur. Ça, ça ne les fait pas bander.

Quel est l’avenir immédiat de l’équipe de France ?

Je suis peut-être excessif mais si j’étais Jacques Brunel je ne me poserai même pas la question : je prendrai tous les jeunes pour me lancer dans une autre aventure. On a une génération qui n’a baigné que dans la défaite, on ne gagnera rien avec elle. Je ne dis pas qu’il faut la sacrifier mais donner la priorité aux jeunes qui ont fait leurs preuves. Donnons-leur des responsabi­lités sur du long terme. Qu’est-ce qu’on risque ? De toute façon, les matchs, on les perd. On ne sera pas plus mauvais… Autant permettre à des joueurs d’apprendre et d’engranger de l’expérience. Peut-être que le public serait d’ailleurs beaucoup moins critique avec cette nouvelle génération qu’avec l’ancienne. Les gens en ont marre de voir les mêmes têtes abattues à la fin des matchs, d’entendre les mêmes discours.

Faut-il le faire dès aujourd’hui ?

Et pourquoi pas ? (il insiste) Qu’est-ce qu’on risque ? Au pire, on ne gagne pas un match ; au mieux on a une bonne surprise. Mais au moins, ils seront prêts pour 2023. Si on part à la Coupe du monde au Japon (en septembre prochain) avec les joueurs actuels, il y a peu de chance de réussir quelque chose, même si on peut quand même avoir une surprise. Mais on n’aura rien préparé pour la Coupe du monde en France. C’est une perte de temps. Et ce n’est pas une question d’âge. L’interrogat­ion actuelle, c’est : « A-t-on les bons profils de joueurs en ce moment en équipe de France pour jouer un rugby qui gagne ? » Pour moi, c’est non. Sans aucune hésitation. Il faut donc vraiment tourner la page.

Le risque n’est-il pas grand aujourd’hui de voir l’équipe de France jouer la cuillère de bois des 6 Nations contre l’Italie ?

C’est dur à dire, mais oui ! J’étais persuadé qu’on allait battre le pays de Galles. J’ai eu raison seulement durant 40 minutes. Et quand on voit le programme qui nous attend, ça ne prête pas à l’optimisme. Perdu pour perdu, lançons les jeunes, envoyons un message fort. J’aimerais voir des garçons comme Macalou, une charnière toulousain­e avec Dupont et Ntamack et d’autres… Je ne remets pas en question les qualités de Lopez et Parra. Pour moi, Parra était le meilleur demi de mêlée il y a dix ans. Il aurait dû être le plus grand capitaine de l’histoire de l’équipe de France. Mais aujourd’hui… (Il souffle) Dupont est devant Parra, c’est une évidence. Installons les jeunes et, s’il le faut, laissons-leur du temps.

Et si rien ne change ?

Si certains veulent miser sur une victoire en Angleterre ou en Irlande sans rien changer, qu’ils le fassent. Moi, je ne parierai ni ma maison, ni le moindre centime (rires). Rendez-vous compte d’un truc : l’équipe alignée contre le pays de Galles, c’est un vrai paradoxe quand même. D’un côté, un paquet d’avants de presque une tonne, qui n’a pas été ultra-dominateur et, de l’autre, une ligne de trois-quarts où on essaie d’installer plus de vitesse. Où va-t-on ? Je ne comprends pas ce que veulent mettre en place Jacques Brunel et son staff. On navigue à vue. Bascule-t-on directemen­t sur ce rugby de mouvement et de vitesse pratiqué au plus haut niveau ? Si oui, il nous faut ces joueurs pour pratiquer ce rugby-là. Et on sait pertinemme­nt qu’il y a certains éléments dans cette équipe qui n’en sont pas capables. Si non, que Jacques Brunel nous dise :

« Moi je préfère verrouille­r devant avec un gros pack ». Mais dans ce cas, autant le faire du numéro un jusqu’au quinze. Parce qu’une équipe coupée en deux comme celle de vendredi, ça ne peut pas marcher. Mettre du mouvement dans la ligne de trois-quarts, sans que ce ne soit relayé par les avants pendant 80 minutes, c’est l’assurance d’avoir une équipe toujours en difficulté. On l’a bien vu, si ça ne dure que 40 minutes ce n’est pas suffisant...

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Photos Midi Olympique - Patrick Derewiany Pour Olivier Magne, il faut vite mettre en selle la nouvelle génération pour préparer déjà le Mondial 2023.
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