LES MÉTHODES DE MONSIEUR EDDIE
EDDIE JONES, C’EST 81 % DE VICTOIRES DEPUIS JANVIER 2016, DATE À LAQUELLE IL A PRIS EN MAINS LE XV DE LA ROSE, TRAUMATISÉ PAR UN MONDIAL RATÉ. QUI EST-IL ? ET SUR QUOI SA MÉTHODE EST-ELLE BASÉE ?
C’est un drôle de petit bonhomme, Eddie Jones. « Quand vous le voyez pour la première fois, vous vous demandez comment ce type pouvait jouer première ligne tant il est minuscule », racontait récemment Ben Darwin, ex-pilier des Wallabies, dont Jones fut le sélectionneur de 2001 à 2005. Darwin poursuit : « Après, vous comprenez l’étendue de sa force. Ce n’est jamais lui qui casse en premier. Je lui dois mes plus beaux succès. Mais aussi mes dernières crises de larmes… » Au sujet du sélectionneur anglais, Glenn Ella, ancien arrière des Wallabies et désormais consultant pour l’équipe d’Angleterre, va plus loin : « Eddie est un stakhanoviste. Il te fait croire que 6 heures-22 heures est une journée normale de travail. Avec lui, il faut toujours être en éveil. Parfois, il me sort du lit à cinq heures du matin pour boire le thé. Là, il se met à parler tactique, se servant des sachets de sucres pour dessiner les lignes d’attaque… »
«DANS L’IDÉAL, IL FAUT QUE LA SÉANCE D’ENTRAÎNEMENT SOIT PLUS DURE QUE LE MATCH QUI SUIT»
Il est toujours en mouvement, Eddie Jones. Il dort peu, se fait le devoir de répondre à chacun des courriels qui échouent dans sa boîte aux lettres et chouchoute son réseau, vaste, inestimable et qui comprendrait aujourd’hui une dizaine de sélectionneurs en activité, de grands capitaines d’industrie, plusieurs chefs de gouvernement, quelques légendes du football et des journalistes de tout horizon. « Je me lève à 5 heures du matin, dit-il. Je consulte mes emails, j’y réponds. Puis, je file à la salle de gym pour faire une heure d’elliptique. Ensuite, je travaille jusqu’à 20 heures, je dîne avec mon épouse et à 23 heures, je regarde des vidéos de rugby. » Ce qu’il s’impose à lui-même, Eddie Jones l’inflige évidemment à ses hommes, à tel point que l’Angleterre se demandait récemment si ses séances d’entraînement, particulièrement intenses, n’étaient pas la raison principale à la prolifération de pépins physiques (lors du dernier stage au Portugal, Ben Te’o et Jack Clifford se sont lourdement blessés…) outre Manche. « Le mardi, confiait Eddie en 2017, nous faisons un entraînement de cinquante minutes : sans temps mort et le plus souvent avec une grosse opposition. Dans l’idéal, il faut que la séance soit plus dure que le match qui suit. Même chose le jeudi, mais sur une séance cette fois-ci réduite à trente-cinq minutes. Tout ça leur fait le cuir, croyez-moi… »
« BILLY VUNIPOLA NE LÂCHE PLUS SON SHAKER DE PROTÉINES »
Au sujet de la charge de travail qu’il est capable d’infliger à ses troufions, le sélectionneur anglais file la métaphore comme personne : « Depuis qu’il me connaît, Billy Vunipola a oublié la bière et ne lâche plus son shaker de protéines. En fait, je veux que les internationaux anglais soient différents. Si un extraterrestre débarque un jour sur terre, je veux qu’il puisse se dire : « Eux sont des êtres humains et eux sont des internationaux anglais. » Bientôt, nous y parviendrons. »
Chez lui, le perfectionnisme peut parfois confiner à la toquade mais, à chaque fois qu’on le lui fait remarquer, il dégaine aussitôt un contre-argument, souvent tiré de son expérience personnelle : « Après le titre de 2003, l’Angleterre est devenue trop molle. Je me souviens d’avoir croisé le XV de la Rose en tournée en Australie, un an après le Mondial. Les Anglais y avaient pris
trois roustes. On aurait dit qu’ils étaient là-bas en vacances. Ils se baladaient dans Brisbane en bombant le torse. Ils se foutaient de perdre. Un vrai champion doit pourtant haïr la défaite. Dès lors que tu acceptes l’échec, c’est le début de la fin. »
«VOUS AIMEZ, VOUS, PLAQUER DES BOUDINS DE MOUSSE ?»
S’il aligne des joueurs d’une puissance rare (Manu Tuilagi, Owen Farrell, les Vunipola, George Kruis…), Monsieur Eddie place pourtant la technique individuelle au-dessus de tout. Il explique : « Tous les joueurs doivent travailler leur gestuelle, quel que soit l’âge ou le niveau. Il faut en manger tous les jours, même les dimanches avant le repas de famille ! Avec l’Australie, les Springboks
(il fut l’adjoint de Jake White en 2007, N.D.L.R.), au Japon et aujourd’hui en Angleterre, j’organise trois fois par semaine des entraînements exclusivement dédiés aux « skills ». Quinze minutes pour la passe, autant pour le plaquage, le lancer, le lift, la réception de balles hautes… Tout le monde y passe. Mais pour que ce soit bien réalisé, il faut que les joueurs aient en face d’eux des défenseurs. » Il développe la façon de faire : « Sur le terrain d’entraînement, je me dois de créer une atmosphère de compétition entre les mecs. Ça les stimule. Les jeunes gens aiment se mesurer, se bagarrer, se comparer et moi, je leur en donne toujours l’occasion. Soyons clairs : vous aimez, vous, plaquer des boudins de mousse ? » Non, pas vraiment. « Et courir autour d’un plot en faisant des passes ? » Non plus. « Vous voyez ! Ils sont comme vous et moi, j’ai plein de jeux dans mon cartable ! Un jour, je leur donne une tarte au fromage avec de la sauce tomate. Le lendemain, j’échange la sauce tomate contre une pointe de menthe. L’important, c’est de ne pas lasser. Quand l’esprit frétille, le reste suit. »
UNE BRINGUE MONUMENTALE AVANT DE PARTIR EN STAGE
Entouré d’experts en tout genre (son staff, du nutritionniste au psychologue, est une véritable armée mexicaine…), l’Australien cultive aussi un côté old school, une écorce paternaliste que l’on a du mal à percevoir au premier regard. Peu avant que démarre le dernier stage au Portugal, il a ainsi laissé carte blanche à ses joueurs afin qu’ils organisent une bringue monumentale dans les rues de Londres. « Ces garçons avaient besoin de se construire des souvenirs communs avant de démarrer le Tournoi des 6 Nations, confiait-il lundi à la BBC. Sincèrement, je crois que ces respirations sont fondamentales. Elles soudent un groupe et font partie intégrante de sa préparation ».
Aussi, quand tous les coachs de la planète s’évertuent à empiler les chiffres pour défendre leur bilan, lui prend le contre-pied, joue de son bon sens terrien, s’appuyant sur la force de l’image, comme il le faisait du temps où il était instituteur : « J’ai rencontré des gens qui ne juraient que par les chiffres. Ils te disaient par exemple que si Richie McCaw touchait le ballon moins de 24 fois par match, tu avais 58,5 % de chances de gagner. Hey, camarade ! C’est du rugby ou du bingo ? Moi, je crois en deux statistiques. La première est celle-ci : combien de temps un joueur au sol met-il pour se replacer en défense ? La seconde est celle-là : combien de temps un joueur au sol met-il pour se replacer en attaque ? » Jones, sous contrat jusqu’en 2021 avec la fédération anglaise, rêve un jour d’entraîner en France. Dernièrement, il a sondé le Racing 92 et Montpellier. Jusqu’ici, ses appels du pied n’ont pas connu le retour escompté. S’il est champion du monde à l’automne prochain, on imagine mal les clubs de Top 14 ne pas draguer Monsieur Eddie, 29 victoires en 36 matchs à la tête de la Rose…