LA MORT AUX TROUSSES
TOUT BIEN CONSIDÉRÉ, UNE VICTOIRE FRANÇAISE À TWICKENHAM SEMBLE IMPOSSIBLE. MAIS ALORS ET COMMENT, POURQUOI PERSISTE-T-IL UN MONDE ENTRE CE XV DE FRANCE ET LE XV DE LA ROSE D’EDDIE JONES ?
On a pris le parti de ne pas vous mentir. Ce XV de France, qui a pour lui la fâcheuse habitude de perdre les matchs « imperdables », n’a, en l’état, aucune chance de remporter ce Crunch « ingagnable ». Audelà du contexte hautement hostile que demeure une rencontre à Twickenham, en particulier lorsqu’on a l’audace d’y faire résonner une Marseillaise, un monde semble aujourd’hui séparer la bande à Farrell des coéquipiers de Guirado. Ce n’est pas du masochisme primaire, du « french bashing » à deux balles. C’est juste une observation rationnelle et désintéressée des forces en présence que partageaient d’ailleurs, en début de semaine, quelques connaissances d’outre Manche. Mardi matin, on demandait donc à l’ancien ouvreur du XV de la Rose Andy Goode s’il jugeait impensable une hypothétique victoire des Bleus à Twickenham. La réponse claquait dans la minute: « La première période de l’équipe de France, contre Galles, m’a agréablement surpris. Je ne reconnaissais plus les Bleus. J’étais donc heureux de constater qu’en deuxième période, les Français montraient enfin leurs vraies couleurs ! Désolé de vous décevoir: une victoire française à Twickenham est impossible. »
Frappés par le cynisme de l’ancien Briviste, jamais avare d’une souillure dès lors qu’il est question du rugby français, on interrogeait alors le très urbain Jeremy Guscott, toujours considéré
en Angleterre comme le prince des centres. «Le week-end dernier, les Français se sont laissés guider par leur passion. C’est bien, c’est beau. Mais je ne suis pas certain que cela suffise à battre l’équipe d’Angleterre. » À cet instant, « Jerry » marquait une pause et, après avoir pesé le pour et le contre, livrait finalement le fond de sa pensée: « La France a un réservoir de talents comparable à celui de l’Angleterre ou la Nouvelle-Zélande, les deux nations les mieux loties du circuit international. Pris individuellement, les Bleus m’impressionnent. Dès lors, comment le staff travaille-t-il avec eux ? Les joueurs sont-ils suffisamment encadrés d’un point de vue physique, mental, technique, stratégique ou nutritionnel ? Chez nous, Eddie Jones a mis tout cela en place dès son arrivée à Pennyhill (le centre d’entraînement anglais, N.D.L.R.). Il a une approche très scientifique du rugby et si l’Angleterre a gagné en Irlande, c’est parce que la stratégie choisie était la bonne. »
BRUNEL FAIT-IL ENCORE AUTORITÉ
De fait, la guerre des mondes opposant cette semaine Français et Anglais atteint probablement son paroxysme dans les bilans respectifs des deux sélectionneurs. Depuis le dernier Mondial, le XV de la Rose a disputé 36 matchs, en a remporté 29 et perdu 7 (Eddie Jones compte 81 % de victoires, quand son dauphin Clive Woodward culmine à 71 % de succès). Depuis qu’il a pris les rênes du XV de France, dans les circonstances douloureuses que l’on connaît, Jacques Brunel a quant à lui dirigé 12 matchs internationaux, en a perdu 9 et gagné 3, pour un ratio de 25 % de victoires. Dites-vous qu’il est plus facile de diriger l’équipe d’Angleterre que la sélection tricolore ? À ce stade, on n’en est même pas persuadé. En milieu de semaine, Pierre Broncan, le bras droit de Todd Blackadder à Bath, nous faisait, à juste raison, remarquer qu’outre Manche, les clubs détenaient le même pouvoir politico-économique qu’en France et que, contrairement aux idées reçues, les internationaux anglais ne passaient pas plus de temps que les Bleus entre les mains de leur sélectionneur. « En revanche, développait Broncan, les membres du staff anglais passent toutes les semaines au club. La connexion entre les deux entités est vraiment redevenue très forte ».
Fin 2017, Guy Novès avait été licencié, entre autres choses, parce que soit disant il ne travaillait pas main dans la main avec les clubs du Top 14. Dans la foulée, la Fédération avait annoncé que le nouveau staff ne ferait qu’un avec les principaux pourvoyeurs d’internationaux, qu’ils s’appellent Clermont, Toulouse, La Rochelle, Bordeaux ou le Racing. De ce que l’on nous a racontés avant le Tournoi 2019, rien n’a vraiment changé à ce sujet et, si Novès manquait d’affinités avec certains, Brunel n’est pas davantage parvenu à briser tous les ponts qui persistent entre le championnat et sa sélection. Posons-nous la question: le Gersois, reconnu à l’époque où il était l’adjoint de Laporte comme le meilleur technicien français, fait-il encore autorité chez ses pairs ? Incarne-t-il aujourd’hui le grand Sherpa, la figure dominante, que sont en leurs pays Warren Gatland, Joe Schmidt, Eddie Jones ou Steve Hansen ? S’il a hérité d’une situation pourrie, Brunel n’est pas non plus exempt de tout reproche et, en ce sens, on s’interroge aujourd’hui sur la pertinence d’un projet de jeu amphigourique et qui, du quintal querelleur de Mathieu Bastareaud, bascula soudainement vers la coquetterie d’un cinq-huitième (Romain Ntamack), avant de revenir au dispositif initial pour coffrer Manu Tuilagi. Mais haut les coeurs, garçons. Ces quatre-vingts minutes sont de celles qui peuvent, comme vous dites, « fermer des bouches » et changer les destins.