D’AILES EN DEALS
Les hommes de l’ombre (3/5) Jacques Boussuge ILS NE PASSENT JAMAIS À LA TÉLÉ, NE DONNENT PAS D’INTERVIEW ET SE CONTENTENT SANS MAL DE CET ANONYMAT. POURTANT, ILS SONT DES PERSONNAGES CENTRAUX DU RUGBY FRANÇAIS. MIDOL A DÉCIDÉ DE LEUR CONSACRER UNE SÉRIE D
C’était il y a quelques jours. Jacques Boussuge traversait la moitié de la France pour assister à un match de rugby. « Je me suis levé à 5 heures et ma journée n’est pas encore finie, rigole-t-il. Puis demain, je suis à Londres. Je ne m’arrête jamais. » Ou alors, parfois, aux alentours de minuit. L’ancien ailier, sacré champion du monde des moins de 21 ans en 2006, a raccroché les crampons il y a deux ans et demi. « Je l’ai fait par choix, ça change tout », prévient-il d’emblée. Ceci pour embrasser une deuxième carrière. Là où ceux qui ont brillé en Top 14 ou en Premiership ne sont pas vraiment attendus, à savoir dans la finance. « Dans le rugby, je croise encore des gens qui me demandent où je joue maintenant. Puis ils prennent un air triste quand je réponds que j’ai arrêté alors que je suis hyper heureux dans ce que je fais. » Aujourd’hui, Boussuge est responsable du secteur sport chez KMPG, géant français et international de cabinets d’audit et de conseil, et exerce comme analyste en fusions-acquisitions. « Je m’occupe de coordonner le développement des missions de conseil, finances et stratégie autour du sport, détaille-t-il. J’accompagne les acteurs, à savoir les institutionnels tels les Ligues et Fédérations, mais aussi les acteurs individuels, les entreprises ou les fonds. Il s’agit principalement de rachats de club ou de recherche d’investisseurs mais aussi de restructurations, financière ou stratégique, voire d’infrastructures. » Au point d’être vite devenu incontournable. S’il intervient dans le football - il a tenu rôle clé dans le récent rachat des Girondins de Bordeaux ou dans le dossier de Lille par exemple - ou dans le basket, son implication est aussi capitale dans le rugby. Lui tient à rester discret sur de nombreux cas et ne peut se permettre de citer les noms de tous les clubs ou institutions avec lesquels il collabore mais ses missions ont notamment concerné les London Irish en Angleterre, le Stade français ou Toulon, quand Bernard Lemaître est arrivé comme actionnaire, aux côtés de Mourad Boudjellal. « J’aime bien le personnage de Mourad, confie Boussuge. J’ai adoré travailler avec lui car c’est une personne brillante et finalement méconnue. Il ne faut pas s’arrêter à la première image qu’il laisse paraître. » Il a donc oeuvré en étroite collaboration avec le boss du RCT. « Le club cherchait un investisseur. Nous avons été sollicités pour le trouver afin de « booster » le projet. Nous sommes alors entrés en contact avec Bernard Lemaître et avons travaillé sur la réalisation du deal, qui s’est fait naturellement. » Et une question, évidente : Boudjellal l’at-il d’abord renvoyé à son statut d’ancien joueur avant de lui accorder sa confiance ? « Il est suffisamment intelligent pour faire la différence. »
« DANS CE MILIEU, JE SUIS UN OVNI »
Depuis 2016, Jacques Boussuge s’est ainsi construit une autre trajectoire professionnelle. « Le deuil de ma carrière, je l’ai fait en trois mois car je n’ai pas eu le temps de le ressentir, explique-t-il. Je me suis jeté à fond dans ce boulot, je faisais seize heures par jour. Ce métier a complètement changé ma vie. Être rugbyman, c’était l’essence de ma personne. Mais j’ai basculé dans une nouvelle existence, celle de banquier d’affaires qu’on n’imagine pas pour un sportif. » Ce qui le rend d’ailleurs unique en son genre. « En France, je suis le premier sportif professionnel reconverti en fusions-acqui- sitions en banque d’investissement ! Quelque part, ça attire et ça interpelle. Mais je suis aussi contraint à prouver davantage. » Question de légitimité, qu’il a su atteindre.
Parce que si son parcours sur les pelouses lui a permis de créer un solide réseau et de se forger une expertise inégalable, il ne lui accorde aucun privilège. « Dans les affaires, les gens connaissent peu le rugby. Le mettre en avant serait une erreur. J’évolue dans un monde élitiste, où tout le monde sort des grandes écoles, avec des voies tracées. Dans ce milieu, je suis un ovni. » Même si la rigueur et la remise en cause permanente de ses années de joueur, dans un univers ultra-sélectif, lui sont d’autant plus précieuses pour appréhender les défis qui se présentent à lui : « Rien n’est acquis, il faut faire ses preuves sans cesse, comme à chaque match. Je me régale en exerçant ce boulot qui reprend les codes du sport de haut niveau. C’est de l’adaptation constante. » Domaine dans lequel il s’est toujours senti à l’aise. Lorsqu’il arpentait les salles de musculation et les terrains d’entraînement, Jacques Boussuge avait besoin de maîtriser ce qui l’entourait, de comprendre pourquoi adopter telle stratégie ou préférer telle préparation. « Je me suis toujours intéressé à mon environnement. » Auprès de ses entraîneurs, même si certains lui reprochaient justement de se poser trop de questions, de ses coéquipiers, de ses dirigeants, de son agent, etc. Aujourd’hui, c’est sa force quand le monde du rugby fait appel à lui, pour des conseils ou des prises d’informations : « Disons que j’ai une connaissance du milieu, que ce soit économique ou humaine, qui m’offre une différence énorme et une crédibilité quand on discute d’effectif, de joueurs ; de développement d’un stade, d’un club, d’un championnat. Je sais de quoi je parle. » Affable, souriant et charmant, Boussuge a le contact naturellement facile, que ce soit avec un personnage lambda ou un grand patron. À travers chacune de ses diverses expériences, ils sont d’ailleurs nombreux à nous avoir confié leur plaisir à échanger avec lui. Une aubaine dans son activité actuelle.
« JE RESTE DANS L’OMBRE »
Si l’ex-Biarrot en est là, c’est aussi et peut-être surtout par conviction. Celle de ne pas se morfondre dans le passé, autant que de prévoir l’avenir. Dès son plus jeune âge, quand il avait signé à Montpellier en 2005. « Il n’y a pas un jour, durant ma carrière, où je n’ai pas pensé à ma reconversion. Thierry Perez (alors président du club, N.D.L.R.) m’a toujours assuré que, chez moi, une chose l’avait marqué lors de notre première rencontre : je lui avais dit que je choisissais Montpellier car c’était une ville où je pouvais poursuivre mes études. J’ai fait staps, puis Sup de co. Pendant trois ans, à Bath et Brive, je me suis concentré sur le rugby avant, quand j’évoluais à Biarritz, de passer un master en droits des affaires. » Et de lancer la suite. « Je voudrais rendre hommage à Brive, un club qui oeuvre beaucoup pour la reconversion des joueurs, à ses dirigeants Simon Gillham, Alain Fribourg et Jacky Lintignat, qui est le directeur général de KPMG. Quand j’ai voulu faire de la fusionacquisition, je me suis tourné vers lui. » Et de prévenir dans la foulée : « Attention, il ne m’a octroyé aucun passe-droit. Au contraire, j’ai dû en faire deux fois plus, j’ai passé dix entretiens et démarré tout en bas. » Un nouveau départ au pied de l’échelle. « Je gagnais beaucoup moins », se contente-t-il. Mais il est rapidement monté en compétence. Jusqu’à une reconnaissance supérieure à celle de joueur ? « Non. Tu peux être le plus grand banquier d’affaires, tu seras toujours moins connu qu’un sportif moyen. Marquer un essai du bonus contre Bayonne (référence à une victoire de Brive en 2011) t’apportera plus d’exposition que la réalisation d’un contrat à plusieurs millions. Je reste dans l’ombre et ça me va. »■
« Dans les affaires, les gens connaissent peu le rugby. Le mettre en avant serait une erreur. J’évolue dans un monde élitiste, où tout le monde sort des grandes écoles, avec des voies tracées. Dans ce milieu, je suis un ovni. »