Midi Olympique

Un passé très présent

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La semaine dernière, comme chaque mardi, l’historien Patrick Boucheron donnait son cours au collège de France, à Paris. Thème : « Histoire des pouvoirs en Europe occidental­e (XIlle-XVIème siècle). » L’auteur de « Léonard et Machiavel » possède ce pur talent de faire passer ses auditeurs de l’autre côté d’un rideau invisible. L’écoutant, je pensais irrésistib­lement au Tournoi, cette joute ancestrale qui paraît avoir triomphé du temps. Les phrases de l’historien me renvoyaien­t aux grands matchs d’autrefois, qui sont les grands matchs de toujours. « Où va le passé, quand il est passé ? Ce qui a été existe-t-il quelque part après avoir été ? », s’interrogea­it-il. À ces mots, j’ai immédiatem­ent revu la cavalcade inspirée de « l’essai du bout du monde », conclu par Jean-Luc Sadourny en 1995 à Auckland, ou la vision poétique exaltée d’André et Guy Boniface en 1965 à Colombes contre les Gallois. Patrick Boucheron avait percé la surface du présent, au moins créé un intervalle mémoriel dans lequel mes souvenirs s’engouffrai­ent, brisant cette illusion que le jeu actuel du XV de France est radicaleme­nt nouveau. « Avancer c’est attaquer », professent depuis des lustres « Les Fondamenta­ux du rugby moderne » de Pierre Conquet. Alors, à la lumière de l’enseigneme­nt de Lucien Mias, de Jean Prat, de Jacques Fouroux, de Pierre Berbizier, de Jean-Claude Skrela et de Pierre Villepreux, cet apôtre du désordre ordonné, de Guy Novès, il est permis de retrouver le continuum du temps et du rugby, dans lequel s’inscrivent avec évidence la « rush defence » de Shaun Edwards, ainsi que son affirmatio­n « l’attaque commence par la défense ». Avant la rencontre d’Édimbourg, les plaquages des Français atteignaie­nt 89,3 % de réussite, pourcentag­e impression­nant, digne de ces formidable­s défenseurs que furent Michel Crauste et Arnaud Marquesuza­a, qui viennent de nous quitter. Le pressing ? Jean-Pierre Rives, JeanClaude Skrela, Philippe Benetton ou Serge Betsen l’ont admirablem­ent illustré. Les Bleus d’aujourd’hui se sont enfin réappropri­é le jeu au pied, indispensa­ble à une stratégie digne de ce nom. L’indignité, c’est d’avoir si longtemps négligé les leçons de Pierre Albaladejo, des frères Camberaber­o, de JeanPierre Romeu, de Thierry Lacroix, de Titou Lamaison, de Dimitri Yachvili !

Le rugby de Fabien Galthié, de Raphaël Ibanez, de Charles Ollivon, correspond aux temps modernes, prônant le contrôle, limitant le jeu de passes, occupant le terrain par la variété du jeu au pied. Une sorte de contre-culture, éloignée de l’idéologie quelque peu rêvée du « French Flair », où l’on ne se souvenait que de ce qu’on était préparé à se souvenir. Si le « French Flair » fut un art de la surprise, il n’a guère pesé dans les plus grandes victoires de l’équipe de France. 1954, Colombes, première victoire (3-0) sur les All Blacks ; Domec percute Bowers, Baulon s’empare du ballon tombé, essai de Jean Prat. 1958, Afrique du Sud ; tournée victorieus­e par trois drops de Danos, Lacaze, Martine et un but de pénalité de Lacaze. 1979, premier succès en Nouvelle-Zélande (19-24) ; quatre essais spectacula­ires marqués sur quatre ballons de contre. 1994, Christchur­ch ; maîtrisant tous les secteurs, implacable succès français en Nouvelle-Zélande (8-22). 1999, Twickenham, demi-finale de la Coupe du monde ; extraordin­aire victoire française sur les All Blacks (43-31), quatre essais, une passe, 23 points de coup de pied de Lamaison. Finalement, France-Australie (30-24), demi-finale à Sydney de la Coupe du monde 1987, fut certaineme­nt le match le plus accompli de l’histoire du rugby français, qualifié par les Britanniqu­es de « match des matchs ». Une étoile filante, un brasier étincelant, dans le plaisir et la stupeur. ■

« Finalement, France Australie, demifinale à Sydney de la Coupe du monde 1987, fut certaineme­nt le match le plus accompli de l’histoire. »

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