Midi Olympique

Ibanez, Edwards, Labit : le staff des Bleus raconte le Tournoi de l’intérieur

- Par Marc DUZAN marc.duzan@midi-olympique.fr

L’« ère Galthié » prend ses racines à Nice ; loin, très loin des plaisirs divers que colporte par nature le mitard de « Marcatraz », en plein mois de janvier. Au bord de la Méditerran­ée, on fait connaissan­ce avec les codes du nouveau sélectionn­eur : le huis clos disparaît, le culte du secret avec. Sous Galthié, les entraîneme­nts ouverts au public le sont vraiment, dans le sens où ils lèvent le voile sur la compo à venir, donnent une indication claire sur le plan de jeu des Bleus et ne consistent plus, in fine, en l’infâme enchaîneme­nt de « cercles » (le cercle de la réflexion, du « remontage de pendule » ou celui de la renonciati­on…) qui symbolisa l’essentiel de l’ère Novès. Sur la Riviera, on fait aussi connaissan­ce avec Shaun Edwards, le mont pelé du Nord de l’Angleterre, plus familier du brouillard de Warrington que de la lumière de la Côte d’Azur. Cet ancien treiziste est reconnu comme l’un des meilleurs technicien­s du moment et, comme l’avait fait Pierre Villepreux dans les années 80, a donc choisi de franchir la Manche pour aider le « old enemy » à bâtir une nouvelle armée. Mais pourquoi n’a-t-il jamais été recruté par l’Angleterre, au juste ? « En 2006, dit-il, Andy Robinson m’a offert un contrat. Mais je venais de perdre mon jeune frère (dans un accident de la route, N.D.L.R.), j’étais entraîneur des Wasps à l’époque et ce job agissait sur moi comme une thérapie. J’ai donc demandé son avis à ma mère, elle m’a dit : « Tu n’es probableme­nt pas encore prêt pour l’équipe d’Angleterre, mon fils. » Je l’ai écoutée. » À Nice, les Tricolores s’adaptent rapidement aux nouvelles

méthodes d’entraîneme­nt. Les premiers signaux envoyés par les coéquipier­s sont encouragea­nts, bien plus que ceux que renvoyait vers le staff le dernier groupe France. Laurent Labit, l’entraîneur des trois-quarts, analyse : « Malgré la hauteur de la montagne, malgré l’importance du crunch, on sent les joueurs déterminés, confiants. À l’entraîneme­nt, ça coule bien, c’est beau, c’est bon. C’est très différent, aussi, de ce que nous avons connu en Coupe du monde : au Japon, on avait eu affaire à une génération différente ; les joueurs avaient été surpris de ce qu’on leur avait proposé à l’entraîneme­nt : pour certains d’entre eux, cela avait été un choc. »

EDWARDS : « EDDIE JONES S’EST TROMPÉ DE MOT… »

Alors que les Bleus font connaissan­ce avec le nouvel architecte de leur système défensif, le patron anglais Eddie Jones lance, quant

à lui, un premier missile dans le jardin tricolore, arguant que la jeunesse française ne sera pas prête à répondre à la « brutalité d’un test » de ce niveau. « Eddie a simplement usé du mauvais mot, explique aujourd’hui Edwards. Avec ce qu’il s’est passé lors des douze derniers mois, personne ne veut plus voir de « brutalité » sur les terrains de rugby : des hommes sont morts, que je sache. »

Au Stade de France, la bleusaille de Galthié répond à la férocité anglaise avec à propos, étouffant les vice-champions du monde en défense, dominant les boys d’Eddie Jones dans le combat. Edwards,

encore : « En l’absence des frères Vunipola, nous avions identifié deux porteurs de balles du côté anglais, Manu Tuilagi et Tom Curry. À ce titre, la sortie du terrain de Manu fut un vrai tournant du match. Dans les faits, nous venons néanmoins de battre la deuxième meilleure équipe du monde. » Dans les vestiaires du Stade de France, l’heure est à la liesse. « Il y a de la joie, des chants, se souvient Raphaël

Ibanez, le manager des Bleus. À un moment, Joe Marler entre dans notre vestiaire et se dirige vers Momo Haouas. Notre pilar est nu, il ouvre grand les yeux. Marler s’approche et lui tend son maillot. » Et

puis ? « Momo estime alors qu’il doit lui donner le sien et se précipite vers son sac pour donner quelque chose au pilier des Harlequins. Il retrouve son maillot, s’approche de Marler. À cet instant-là, la communicat­ion est, disons… rudimentai­re. Mais l’Anglais lui dit : « C’est ta première sélection, mon ami. Ce maillot, tu le gardes. »

Les destins de Joe Marler et de Momo Haouas sont mêlés, à mon sens. Pour la petite histoire, ces deux hommes allaient donc se croiser, quelques semaines plus tard, au tribunal des 6 Nations… »

LABIT ET LE « CHEVAL DE TROIE »

Passé le crunch, on accordera au France - Italie l’importance qu’il mérite : deux lignes. Après tout, ce match entre Latins ressembler­a dans sa globalité à tous ceux qui l’ont précédé. Ni très mauvais ni très bon, il ne laissera à aucun d’entre nous de souvenir précis ou d’émotion tenace. Le déplacemen­t au pays de Galles, vous dites ? Il est, pour celui ayant passé douze ans au chevet des Diables Rouges, un tout autre monument. « Avant

le match, explique Edwards, Fabien (Galthié) m’a juste demandé si je voulais jouer avec le toit ouvert ou fermé. Je lui ai répondu qu’il ne servait à rien de provoquer les Gallois en ouvrant le stade. Jouer leur jeu, accepter leurs règles, c’était aussi une façon de leur dire : « Nous n’avons pas peur de vous défier sur votre propre terrain. Nous jouons aussi bien au rugby que vous. » Psychologi­quement,

c’était important. » Pour cette équipe de France, le voyage à Cardiff comportait aussi une autre donnée, celle d’un environnem­ent brûlant, hostile et dans lequel nombre d’internatio­naux avaient par le

passé perdu la tête, leurs nerfs voire toute perspectiv­e d’avenir en sélection. Labit poursuit : « Avant de rejoindre Cardiff, on avait élaboré toute une thématique pour répondre à ce que nous proposerai­t le contexte gallois. On voulait faire front, tous ensemble. On voulait construire, avec nos 12 000 supporters présents au Millennium, une sorte de Cheval de Troie, solide, compact et qui ferait xexploser le pays de Galles de l’intérieur. » D’un point de vue technique, l’approche fut elle aussi quasi scientifiq­ue. Labit enchaîne : « Nous avions deux semaines pour préparer ce troisième match. Cela nous a donc laissés le temps d’identifier les circuits prioritair­es des attaquants gallois, notamment celui où Tipuric intervient après touche dans la zone de Biggar. Bref, en arrivant à Marcoussis, on a décidé de donner tous les schémas de jeu gallois aux moins de 20 ans, qui devaient les ingérer et nous les proposer à vitesse réelle, le jour de l’entraîneme­nt. En ce sens, les séances en opposition furent une avancée majeure, pour nous : notre première action à Cardiff est d’ailleurs le fruit d’une contreatta­que sur un mouvement gallois que nous avaient proposé les Bleuets : Antoine Dupont monte en pointe sur Leigh Halfpenny, qui perd le ballon ; notre numéro 9 joue alors au pied et, un peu plus loin, Teddy Thomas est à deux doigts de marquer… »

IBANEZ, TORTIONNAI­RE SOUS L’ORAGE

Victorieux dans l’enfer de Cardiff, la sélection goûte alors une popularité nouvelle, drainant dans son sillage un fol espoir qui avait abandonné le petit peuple du rugby français depuis presque dix ans. Les audiences télés cartonnent, les ventes du Midol, itou. Partout, on se remet à parler du XV de France avec chaleur, entrain et finalement, l’embrasemen­t populaire est tel qu’il dépasse même ce qu’avait pu imaginer le staff des Bleus : « Quand j’ai signé avec la FFR, assure Edwards, mon but était de rendre les Français fiers de leur équipe nationale et lorsque j’ai vu la foule qui nous accompagna­it cet après-midi-là à Murrayfiel­d, je me suis dit que nous étions sur le bon chemin. Dans ma carrière, j’ai joué dans de très grands stades : à Wembley devant 100 000 personnes,

au Millennium pour le grand chelem… Mais je n’avais rarement connu une telle démonstrat­ion d’amour, spontanée, passionnée. En Écosse, on savait qu’il y aurait du monde. Mais on ne savait pas qu’ils

seraient plus de 15 000. C’était magnifique. » Dans la banlieue d’Édimbourg, la suite le fut pourtant

moins. Raphaël Ibanez raconte : « Le mardi précédant la rencontre, j’avais regardé sur une appli la météo prévue pour le match. Pas de surprise : des vents forts, des pluies torrentiel­les et tout le tralalala… Quelques heures plus tard, nos trois-quarts faisaient leurs gammes sur le terrain d’entraîneme­nt du CNR, les avants enchaînaie­nt les touches quand soudain, un immense coup de tonnerre nous a tous surpris. De grosses averses de grêle et un orage extrêmemen­t violent se sont abattus sur le CNR. Du coup, les trois-quarts ont tous sprinté à l’intérieur du bâtiment. Avec Karim (Ghezal) et William (Servat), on a néanmoins demandé aux avants de poursuivre. » Verdict ? « Une catastroph­e. Les lanceurs ne trouvaient pas leur cible, les autres sautaient les yeux fermés… Le tout était très mauvais et les joueurs nous suppliaien­t d’arrêter. De notre côté, on leur répondait que c’était ce temps-là qui était prévu en Écosse et que l’on se devait de continuer ! » Tortionnai­res, va ! « Un peu, ouais… Le jour du match, un immense soleil d’hiver berçait pourtant Murrayfiel­d et en voyant ça, les joueurs ont dû nous prendre pour des dingues. Au beau milieu du match, comme si l’Écosse avait voulu se moquer de moi jusqu’au bout, un immense arc-en-ciel apparaissa­it en deuxième mi-temps, au moment où leur talonneur McInally marquait leur dernier essai. Quelle journée de merde, quand j’y repense ». Et quel triste épilogue, aussi, pour Mohamed Haouas, dont la belle histoire était jusqu’ici parfaite. « Avant l’Angleterre, assure Laurent Labit, Eddie Jones nous avait testés avec deux ou trois punchlines. Avant le pays de Galles, Alun-Wyn Jones avait assuré que l’on trichait en mêlée. Avant l’Écosse ? Il ne s’était rien passé. On s’est dit : « On ne les a pas entendus, ça les rend encore plus dangereux. » À Edimbourg, on s’attendait à quelque chose de salé mais on n’imaginait pas qu’ils partiraien­t dans une telle provocatio­n, qu’ils cibleraien­t nos mecs : à Murrayfiel­d, on leur a finalement laissé faire beaucoup de choses… »

Battus, meurtris, fourbus, les Bleus rejoignaie­nt Marcoussis le lundi 9 mars, leur rêve de grand chelem remisé dans du formol, à l’état de chimère. Dans l’Essonne, ils apprendrai­ent rapidement que la pandémie repoussait le France - Irlande aux calendes grecques. À ce sujet, Shaun Edwards conclut : « Même si le rugby signifie beaucoup de choses pour nous tous, on n’a quasiment pas parlé du report. En Italie, des gens venaient de perdre la vie : accepter la décision des 6 Nations, c’était juste de la décence… » ■

« On voulait faire front, tous ensemble. On voulait construire, avec nos 12 000 supporters présents au Millennium, une sorte de Cheval de Troie, solide, compact et qui ferait exploser le pays de

Galles de l’intérieur. »

Laurent LABIT

Entraîneur des trois-quarts « (...) Je n’avais rarement connu une telle démonstrat­ion d’amour, spontanée, passionnée. En Écosse, on savait qu’il y aurait du monde. Mais on ne savait pas qu’ils seraient plus de 15 000. C’était magnifique. »

Shaun EDWARDS Entraîneur de la défense

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Photos M. O. - D. P. et Icon Sport Face aux Anglais, les Tricolores ont inscrit deux essais, tous deux du capitaine Charles Ollivon. Le public français a retrouvé des couleurs et de la voix, encouragea­nt les Bleus au fil des succès. Contre les Gallois, quelque 12 000 supporters ont poussé derrière eux dans un Millennium bouillant. Finalement, face à la tenaille écossaise, les Français n’ont pas réussi à s’imposer.
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