COUBERTIN POUR UNE PREMIÈRE
IL Y A EXACTEMENT CENT VINGT-HUIT ANS SE TENAIT LA PREMIÈRE FINALE DU CHAMPIONNAT DE FRANCE. MATCH HALETANT ENTRE DEUX CLUBS PARISIENS, LE RACING ET LE STADE FRANÇAIS, ARBITRÉ PAR UN HOMME DONT LE NOM RESTE MONDIALEMENT CÉLÈBRE.
Au fil des prochaines semaines, nous vous proposons de retrouver ici le récit de ce qui a marqué l’histoire de notre sport, de revenir sur les événements marquants du rugby. Cette semaine, la première finale du championnat.
Oui, la première finale de l’histoire du championnat eut lieu en hiver, à un jour près. Le 20 mars 1892, il y a cent vingt-huit ans, deux clubs franciliens se disputaient le tout premier Bouclier, dans le bois de Boulogne. Deux clubs qui, douze décennies plus tard, sont encore en course pour le même trophée : le Racing Club de France (devenu Racing 92) et le Stade français. On ne cache pas une certaine émotion à constater cette continuité. Si cette finale eut lieu le 20 mars, date incongrue pour nous, c’est parce que ce championnat 1892 était réduit à sa plus simple expression. Pas de phase de poules, pas de phase finale, un simple appel à candidature d’une Fédération généraliste, l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA), et d’un magazine, Les Sports Athlétiques, comme pour tâter le terrain et tester la popularité de ce « football rugby » balbutiant. La petite annonce datait du 5 mars et il fallait y répondre avant le 8. Seuls deux clubs se firent connaître et on organisa donc le rendez-vous prestement, pour le 20 mars, alors que les organisateurs avaient d’abord pensé au 3 avril. Ce championnat 1892 (et non 1891-18992) se résuma donc à une seule rencontre.
Voilà comment tout a commencé sur la pelouse du parc de Bagatelle, la quintessence du Paris « bon chic bon genre » entre deux bandes de rejetons élevés dans la soie. On les appelait alors « footballeurs ». Le Racing, c’était l’émanation du lycée Condorcet, le Stade français, une extension du lycée Saint-Louis, deux belles fabriques de l’élite de cette fin de siècle. Ceci dit, dans les deux camps, on acceptait les « transfuges » des autres lycées (Buffon, Henri IV ou Lakanal de Sceaux), pas vraiment des nids de racailles. Le pedigree du capitaine du Racing dit tout : Carlos de Candamo, 21 ans, fils de l’ambassadeur du Pérou en France, futur ambassadeur lui-même, né à Londres, mort à Biarritz (a-t-il vécu dans son pays d’origine ?). Sur les trente finalistes, six portent un nom à particule. Louis Dedet, 17 ans, l’un des joueurs les plus percutants du Stade français, deviendra professeur agrégé de philosophie. Notons ici que le pilier Pujol jouait sous pseudonyme, de son vrai nom Robert Pellevé de la Motte-Ango, marquis de Flers. Il siégera plus tard à l’Académie française.
En fait, il faut comprendre que cette première finale du championnat apparut d’abord comme un appendice car depuis trois ou quatre ans, le rugby français s’était structuré à partir du championnat des lycées parisiens, la première vraie compétition de l’Hexagone. Elle avait un certain retentissement puisqu’on vit des photos dans la presse et Les Sports Athlétiques offrirent même les images des deux équipes finalistes à tous les nouveaux abonnés (le lycée Michelet et l’école Alsacienne). Les clubs civils jouaient au départ des matchs à la bonne franquette le dimanche. Mais le phénomène prit de l’ampleur. Très vite, ils commencent à se structurer, à tel point que la rumeur accusa le Racing d’attirer des joueurs en leur offrant gratuitement des cartes de membre, geste d’une déloyauté absolue. Le club ciel et blanc doit faire un communiqué pour se défendre : on ne peut porter ses couleurs qu’en s’offrant une carte de membre actif à 5 francs par mois.
L’autre preuve reine de la popularité du rugby, ce fut le succès de cette première finale. Personne ne s’y attendait : 2 000 personnes se pressent autour de la pelouse de Bagatelle. Des charrettes à bras font leur apparition pour proposer des buffets froids. Les gardes du bois de Boulogne sont même obligés de faire la police pour que les spectateurs libèrent l’en-but. Le temps clément a levé les dernières hésitations, cette finale vire tout de suite à la fête populaire. Même si les spectateurs viennent des beaux quartiers, elle a sans doute permis au rugby de clubs de prendre définitivement le dessus sur celui des écoles.
UN BUTEUR DE 16 ANS
Ce 20 mars, les Racingmen sont venus en voiture spéciale. Les Stadistes sont arrivés au compte-gouttes. Le capitaine du Stade français s’appelle Courtney Haywood, 34 ans, né à Bath et professeur d’anglais au lycée Buffon. Il est aussi président du club et, au dernier moment, il remplace l’infortuné Oudot par Pierre de Pourtalès, un authentique comte. Au Racing, le centre et capitaine De Candamo est associé à son propre frère, Gaspar, 16 ans. À l’ouverture il est servi par un nom qui restera, Frantz Reichel, pionnier du journalisme sportif et dirigeant multisports. On pensait jouer à 14 h 30 mais les joueurs n’avaient pas prévu qu’il y aurait autant de photographes, presque une dizaine. Ils se pressent avec leur matériel encore encombrant et il faut donc attende trois heures moins cinq pour que le match commence. Au fait, qui dirige la rencontre ? Un homme hors du commun, encore jeune mais qui s’est fait un nom à travers sa passion pour l’éducation à l’anglaise et le sport comme outil pédagogique et moteur du redressement de la jeunesse française : Pierre de Coubertin. Via les jeux Olympiques, il sera le plus illustre des acteurs de l’après-midi dont il est finalement le grand manitou : arbitre, patron de l’USFSA et fondateur du magazine qui a lancé l’appel. Le match lui-même n’a pas été filmé, bien sûr, ni radio diffusé. Mais on en connaît assez bien le déroulement par le compte rendu de Pierre Cartier, journaliste à Les Sports athlétiques. Sa prose est étonnamment claire et détaillée, avec des analyses techniques qui témoignent de la qualité de la presse écrite de cette Troisième République.
On comprend que le Racing avait la vitesse pour lui avec De Candamo senior, Frantz Reichel et Ferdinand Wiet, l’ailier diplômé de Langues O (aujourd’hui l’Institut national des langues et civilisations orientales) et futur diplomate au Moyen-Orient. On comprend aussi que le Stade français, contraint à la défensive, avait de bons plaqueurs : Louis Dedet, Pierre Garcet de Vaurémont et un certain Munier, dont l’histoire a oublié le prénom et les dates. Il se permit quelques plaquages cathédrales rabroués par le public, déjà… Mais sur un dégagement vendangé du Racing, Dedet avait marqué le premier essai de l’histoire des finales, 3-0 à la pause avec la transformation de Geoge Dobree, 18 ans, fils d’un pasteur de Guernesey, futur diplômé de Cambridge.
LES FOOTBALLEURS, C’EST PAS DES « GOMMEUX »
On comprend aussi que Reichel, stratège des Ciel et Blanc, prit une décision décisive à la pause. La permutation du pilier droit (René Cavally)… et de l’arrière (l’Anglais James Thorndike), passeport pour une mêlée triomphante et une domination inexorable. À la 70e minute, Le fameux Pujol tape à suivre et Adolphe de Palisseaux marque en coin (1-3). Le « minot » Gaspar de Candamo respire longuement, son frère lui tient le ballon, couture vers le but. Les Stadistes montent comme des fous mais il ajuste une transformation totalement décalée (3-3), à 16 ans. Aimé Giral et Frédéric Michalak n’ont donc rien inventé. Puis à la 79e, l’action du match, le Stade est sous pression devant sa ligne, le duel entre les deux ouvreurs Reichel et Amand, corps à corps dans l’en-but. Pierre de Coubertin applique alors une règle nébuleuse et disparue, le « tenu en-but ». Sorte d’essai sans transformation. 4-3 pour le Racing, la foule rugit, des hommes en canotiers et chapeau melon trépignent d’enthousiasme sur la ligne de touche mais ils se retiennent d’envahir le terrain. Il reste quatre minutes, le Racing joue la montre mais le baron de Coubertin offre une ultime chance aux Stade français. Pénalité au centre, George Dobree prend sa chance mais le ballon passe à droite. Les Ciel et Blanc sont les premiers champions de France et la finale a tenu ses promesses. On peut donc jouer un bon rugby hors du cadre scolaire.
L’anglophile De Coubertin jubile, son objectif de régénérer la jeunesse d’une France humiliée par la Prusse en 1870 est en bonne voie. Il sera bien sûr au centre du « punch » d’après match, organisé dans un pavillon du bois de Boulogne. Les joueurs y ont croisé d’autres jeunes bourgeois sans doute plus snobinards qui revenaient de l’hippodrome voisin. Pierre Cartier ne put s’empêcher de les comparer avec condescendance à ses chers rugbymen : «À l’heure où la jeunesse soi-disant dorée revient des courses, le contraste était frappant. Combien les jeunes gommeux paraissaient chétifs auprès de ces vaillants et robustes jeunes joueurs du RC et du SF. L’excellence du but poursuivi par l’USFSA éclate sous nos yeux. » Gommeux, le terme mériterait d’être réhabilité. Il ne risquait pas d’être repris par Pierre de Coubertin, aux anges au moment des discours et des toasts. Il avait réservé une surprise aux vainqueurs, un trophée décrit ainsi par le chantre Cartier : « Magnifique bouclier damasquiné ; au centre les armes de l’Union, deux anneaux entrelacés, et la devise «Ludus Pro Patria». Monté sur un magnifique cadre de peluche rouge, cet objet d’art fait le plus grand honneur de celui qui l’a conçu. » De Coubertin l’avait dessiné mais l’histoire le nommera du nom de son fabricant : Charles Brennus. L’essor des JO fut sans doute bien suffisant à l’ego du Baron. Le minot Gaspar de Candamo l’avait-il encore en mémoire quand, soudain, la chance l’abandonna en 1915 dans une froide tranchée du front ? Il se battait sous les couleurs de son pays d’adoption… ■