Midi Olympique

Jean-Pierre Rives : « Ma femme me trouve bizarre »

L’ANCIEN CAPITAINE EMBLÉMATIQ­UE DES BLEUS, DEVENU SCULPTEUR ET PEINTRE, EST DE RETOUR EN FRANCE APRÈS PLUSIEURS MOIS PASSÉS AUX ÉTATSUNIS. ENTRETIEN TRÈS LIBRE AVEC UN HOMME QUI L’EST AUTANT.

- Par Jean-Luc GONZALEZ

18 et 19

Pourquoi avoir quitté les États-Unis où vous séjourniez depuis plusieurs mois ?

Ma famille et moi sommes rentrés le 20 mars de San Francisco. Nous avons pris l’un des derniers avions pour la France. Il nous fallait quitter le sol américain car notre visa touristiqu­e de 90 jours arrivait à expiration. Je ne savais pas si les avions allaient encore voler à la date prévue de notre retour en raison de la pandémie. Ce fut heureuseme­nt le cas.

Mais n’avez-vous pas la nationalit­é américaine ?

Non, j’ai été marié à une Américaine mais je n’ai pas la double nationalit­é. Je suis français et je le reste. Je paie mes impôts en France. Cela dit, je reste très lié aux États-Unis où je me rends souvent. J’y ai de profondes attaches. J’adore ce grand et beau pays, pourtant, j’y vois des choses qui n’iraient à tout le monde. J’ai pas mal voyagé dans ma vie et j’ai observé que les Américains sont aussi différents que peuvent l’être pour nous, Européens, les Japonais. J’apprécie de me frotter à ce genre de différence­s, de spécificit­és. C’est ce qui fait le charme de ces civilisati­ons. La normalisat­ion m’ennuie. J’aime voir les Anglais rouler à gauche, je suis content aussi que nous battons sur un terrain de rugby. Je suis trop attaché à la France pour prendre une autre nationalit­é.

Comment regardez-vous la France quand vous êtes là-bas sur la côte Ouest des États-Unis ?

Je l’observe de loin. Je vois des choses, elles sont ni roses ni grises. En mettant autant de distance entre soi et son pays natal, la perception de celui-ci change. Surtout dans une période aussi douloureus­e que celle vécue en ce moment.

Comment cela ?

À l’idée de rentrer en France, j’envisageai­s le pire. Sincèremen­t, je m’étais attendu à entrer dans une atmosphère à la Tchernobyl. Je pensais que pour des raisons de sécurité sanitaire, nous allions être mis sous plastique pendant tout le voyage. Les gens d’Air France ont été très pros et très sympas. Dans cet avion, il y avait même un contingent de Toulousain­s qui sortaient d’un séjour en Californie. J’étais déjà en France avant même d’en avoir touché le sol. Il y avait de la bonne humeur. Au vu de l’épidémie qui donne la fièvre à la planète entière, c’était un brin surréalist­e.

Comment vivez-vous cette crise sanitaire planétaire ?

Comment tout le monde. Sauf qu’en France, les mesures de confinemen­ts sont plus avancées qu’aux États-Unis, on sent un peu plus les effets de cette catastroph­e. Je suis très sensible à ce qui se passe ici. Je ne comprends pas pourquoi la France tarde à diffuser ce médicament, un antipaludé­en, que le professeur Raoult, éminent épidémiolo­giste marseillai­s, a testé avec succès sur des patients de son hôpital. Si ce produit qui ne coûte rien, ou presque, et qu’il peut sauver des gens, il est urgent de le diffuser à grande échelle. Je ne suis pas spécialist­e en la matière, je n’ai pas les compétence­s de médecin qui en connaissen­t long sur ce sujet, mais il faut tenter de guérir les malades avec ce qu’il y a, pour l’instant, de mieux ou de moins mauvais. J’ai l’impression que le professeur Raoult et son équipe se heurtent à une forme d’académisme qui se retrouve dans tout un tas de secteurs, qu’il soit médical, économique et même sportif. Je n’ai pas de passion pour ce genre de guerre de chapelles. Je voudrais plus de simplicité. J’ai ça en moi, ça vient de très loin, de mon enfance, de mon entrée dans le rugby où j’étais le seul blond dans un monde de bruns. Rien n’a coulé de source pour faire ma place. Les gens a priori différents courent souvent le risque d’être enfermés dans des boîtes que l’on envoie très loin pour être tranquille. Je trouve dommageabl­e cette absence de curiosité, dans la vie, comme dans le cas précis d’un remède susceptibl­e de sauver sans attendre.

Comment vivez-vous ce confinemen­t ?

Je ne me plains pas. Tout va bien. Ma famille et moi sommes à la campagne, à Grimaud, dans le Var. Nous sommes un peu privilégié­s. Être confiné à Paris dans un appartemen­t où en Ariège, dans une maison de campagne, n’a rien à voir. J’ai de la chance d’être là où je suis.

Est-il vrai que votre maison située aussi à Grimaud a brûlé dernièreme­nt ?

Oui, mais un ami anglais, resté dans son pays, m’a gentiment prêté la sienne, à cinquante mètres de là où nous habitions. Je suis sous contrôle anglais, je m’en remettrai. Cela ne change pas trop nos habitudes.

Comment va votre santé ?

Je n’en sais rien. Je n’ai pas trop le temps de m’en occuper, ça va aller. Ce n’est pas ma santé qui me préoccupe le plus, c’est avant tout celle de ma famille. Mon père, Jo, qui fera bientôt 90 ans est en pleine forme. S’il n’était pas confiné, je suis certain qu’il jouerait tous les jours au tennis. Je suis en France avec mon épouse, Sonia, et nos deux enfants. L’aîné, âgé de 16 ans, s’appelle Jasper-Jo. J’ai associé le prénom de mon filleul américain à celui de mon père. Le second se pré

nomme Kijno, en hommage à Stanislas Kijno, un peintre français qui fut un de mes mentors, au même titre que le sculpteur Albert Féraud. Eux deux ne sont plus de ce monde mais ils m’accompagne­nt toujours. Il en va de même de Patou (Robert

Paparembor­de, N.D.L.R.) comme de Jacques (Fouroux). Ils ont pris les devants. Ils sont quelque part, un peu plus haut.

L’épidémie de coronaviru­s a remis la mort au centre de nos vies.

Oui, et je suis touché de voir ces femmes et ces hommes donner leur temps, donner aussi leur vie pour nous protéger. Tous ces soignants sont magnifique­s, je veux leur dire bravo et merci. Ce n’est pas l’argent qui les guide mais leurs conviction­s. Pour autant, il faudrait tripler leur salaire, sans même se poser de question. J’aimerais que notre société soit davantage basée sur la bienveilla­nce que sur le profit. Cette pandémie servira peut-être de déclic. Je ne veux pas me mettre dans la peau d’un prédicateu­r mais je vois que des personnes vont donner leur vie pour nous, comme ça. Ils sont comme ces sauveteurs qui partent en mer, par tous les temps, aider des équipages en perdition. Ils ont ce goût du sacrifice. Voilà pourquoi je les admire. Cette solidarité les honore. Ils nous disent que dans des moments difficiles, notre système bâti sur l’individual­isme n’est pas la bonne réponse. Sincèremen­t, je vis assez mal cette dérive de l’ego. Le monde doit choisir son camp, se positionne­r. Je sais ça depuis mes débuts dans le rugby. J’y ai trouvé une famille, mes amis sont là, pas ailleurs.

Cette notion de famille est toujours aussi vivace en vous.

Rien n’a changé depuis mon enfance. Je peux donner un exemple très précis. Un jour, à San Francisco, j’ai rencontré un groupe de Sud-Africains. Quelqu’un a dit « rugby » et on s’est tous reconnus. On s’est fait la bise, on a bu un coup. C’était simple, chaleureux, rassurant. Le monde devrait retrouver cette belle fraternité, ni collante ni déplacée. J’aime cette sensation qui me sert de médicament. J’aime cette idée d’applaudir tous les soirs à 20 heures, ces soignants qui sont au front mais ça doit leur faire une belle jambe. Ceux qui sont morts à Verdun n’ont pas entendu les applaudiss­ements, ils n’étaient déjà plus de ce monde quand ils furent honorés. Dans la vie, il y a deux choses qui me font pleurer, la générosité et la méchanceté. Et en ce moment, je suis gâté.

Et le rugby dans tout ça ?

Le rugby c’est formidable. S’il ne l’est pas, c’est autre chose. Alors ça ne m’intéresse pas. Pour tout vous dire, je n’ai pas vu les matchs du dernier Tournoi. Mais je les ai imaginés, c’est encore mieux. Je me suis fait de nouveaux copains parmi ces jeunes. Je pense d’abord à Antoine Dupont. Il me rappelle Max Barrau, Jérôme Gallion, Richard Astre et aussi Gareth Edwards. On s’est envoyé des messages. Ce gosse, je le trouve magnifique. Lui comme les autres m’ont paru habités, ça me remplit de bonheur.

Être habité, c’est important ?

Quand le corps et l’âme sont additionné­s, ça ne peut que marcher. Tu ne peux rien contre des hommes qui croient en eux comme en ce qui les réunit. Tu deviens indestruct­ible. Tout ça fut mon moteur, j’ai été fabriqué ainsi, le reste importe peu. Le problème n’est pas de savoir comment on fait les choses mais pour quoi et pour qui. Le comment, je m’en fous. Il y a, dans toute aventure humaine digne de ce nom, une part de passion, de spirituali­té, de croyance. Et de partage, évidemment. C’est ce qui rend les Blacks si forts. Ils sont portés par la culture maorie qu’ils ont eu l’intelligen­ce d’ajouter à leur machine rugbystiqu­e. Le côté tribal est essentiel. Ce n’est pas le cirque, c’est autre chose. Faire face au Haka est un moment qu’on n’oublie jamais. Il n’est pas exécuté pour faire rire ou jolie.

Ça nous ramène à ce match du 14 juillet 1979, jour de la première victoire de la France en Nouvelle-Zélande.

Je ne pense plus à ce match, c’est fini. Notre histoire est passée. Ce jour-là, nous avions eu beaucoup de chance. Les Blacks ne s’étaient pas méfiés. Ce fut un holdup pur et simple. J’ai eu presque honte de gagner. Ce qui n’a pas empêché les supporters néo-zélandais d’applaudir l’équipe de France.

Et Fabien Galthié, le nouveau sélectionn­eur, qu’en dites-vous ?

Je l’adore. Il n’a besoin de personne pour faire son chemin. Il a de l’expérience, il sait. Bâtir une équipe, c’est amener les gars à être capables de donner leur sang. Ce sont eux qui décident ensuite de tout. Ils peuvent être aidés, entourés, mais au fond, il n’y a qu’eux pour conduire le bus. Quand je vois des entraîneur­s munis de casque pour échanger entre eux, je me demande bien ce qu’ils peuvent se raconter. J’ai toujours été étonné par la différence de perception qu’il peut y avoir entre ceux qui regardent un match et ceux qui le jouent. Les premiers ont une vision d’ensemble, ils observent les seconds que seul le ballon préoccupe. Quand tu es dans le bordel, dans un regroupeme­nt où tu te fais piétiner, tu vis quelque chose de personnel, d’unique, que les gens hors du terrain ne peuvent imaginer ou comprendre. Alors, une fois dans le vestiaire, quand les commentair­es se confronten­t, les spectateur­s, quels qu’ils soient, et les acteurs, se demandent s’ils ont vécu la même histoire. Ce truc m’a toujours paru ahurissant. Voilà pourquoi les histoires de matchs ne sont jamais les mêmes. Le résultat donne un indicateur, il dit en général que les meilleurs ont gagné. Je ne sais pas si cette une chance mais j’ai oublié la moitié de ce que j’ai pu faire sur un terrain. L’autre moitié a beaucoup changé. Tous les gens du rugby ont joué, ont essayé de jouer ou auraient aimé jouer. Chacun va vers son émotion, à égalité avec son voisin. Quand je me trouve à des milliers de kilomètres du lieu où joue l’équipe de France, rien ne m’empêche de me faire mon film.

Hier, au moment de caler ce rendez-vous, vous disiez avoir prévu de peindre aujourd’hui. Qu’en est-il de votre rapport à l’art ?

Peindre ou tordre des petits bouts de fer pour les assembler, c’est tout ce que je sais faire. Si je ne le fais pas tout à l’heure, mon imaginatio­n prendra le relais de mes mains. C’est un état d’esprit.

Mais créer ?

C’est une façon d’être, de remplir sa vie. J’ai toujours été dans l’abstrait. C’est pour moi une façon représente­r ce qui m’entoure. Pour montrer la vérité, je veux dire la réalité, il n’y a rien de mieux qu’un appareil photo. Ce n’est pas mon style. Quand je suis sur une sculpture, le soir venu, je me dis que c’est fini. Le lendemain, je suis tenté de rajouter un truc mais en général ça ne fonctionne pas. Il m’arrive aussi de me dire : « Mais c’est toi qui as fait une merde pareille ? » Si je ne fais rien qui touche à l’art, je ne me sens pas bien. Quand je travaille, je rêve tout éveillé. Si ça ne te plaît pas, tu peux toujours regarder ailleurs.

Le cinéma, la musique, la lecture, toutes formes d’art peuvent aussi aider à mieux vivre le confinemen­t actuel.

On est confiné depuis notre naissance et on va tous mourir sur une terre où l’humanité est tenue de vivre. Alors, pour sortir de toutes les sortes de confinemen­t, l’art vient à notre secours. Avec sa seule imaginatio­n, il est possible de sculpter les nuages.

Comment ça ?

Il y a quelques années, j’étais parti à l’Ile Maurice travailler sur la ferraille. Je tordais des IPN (poutrelle en I à profil normal). De temps en temps je voyais passer des têtes d’enfants et d’adolescent­s intrigués mon activité. Je les ai invités à

s’approcher. Curieux, ils m’ont posé des questions. « Que fais-tu ? », « Des sculptures » « Et ça représente quoi ? » « Rien, regarde les nuages là-haut dans le ciel, tu trouves ça beau ! Pourtant, ça ne représente rien en particulie­r, mais chacun peut voir ce qui lui chante, une vache, son grand-père. Moi c’est pareil, j’essaie d’attraper les nuages avec les barres que j’assemble. Après, je fais le nuage qui me plaît. » Mon petit discours leur a plu. Ils se sont pris au jeu et m’ont aidé à construire mes sculptures. Pour leur rendre hommage, j’ai appelé cette exposition « Nuages ». Les gens m’ont demandé pourquoi. Seuls les gosses et moi avions la réponse.

L’art est mystérieux, questionne­r l’artiste sert-il à comprendre son travail ?

Un jour, un journalist­e était venu voir Albert Féraud dans son atelier pour mieux saisir sa technique, son message. J’étais là. Albert soudait des trucs. « Albert, lui demanda le journalist­e, quand estimez-vous que c’est fini ? », « Lorsque je ne suis

plus assez grand pour rajouter quelque chose tout en haut de ma sculpture ? » Sa réponse tenait du second degré mais elle avait une part de vérité. Au début de ma journée, j’allume la lumière dans mon atelier. Quand c’est fini, je l’éteins. Il n’y a qu’une question qui vaut le coup d’être posée, c’est celle du sens de la vie. Et il n’y a pas de réponse. Et tu sais pourquoi ?

Vous allez me le dire.

Car il n’y a pas de question. Ma femme me dit que je suis bizarre, ça ne m’empêche pas de chercher, de remplir le vide hier comme aujourd’hui, dans ces moments difficiles. Les lecteurs vont dire que je suis fou, comme souvent. S’ils ne comprennen­t pas c’est qu’il n’y a rien à comprendre.

Avant d’entamer une interview, il faut toujours un bon lot de questions. Mais avec vous, ce n’est jamais celles préparées que l’on pose.

On s’en fout des questions.

D’accord, mais dans le genre question qu’on a honte de poser, ditesnous quel est votre meilleur souvenir de joueur de rugby ?

Justement, d’avoir joué au rugby. Je n’étais pas fait pour ça et dans cet univers, j’ai rencontré plein de types merveilleu­x, notamment Jeannot Salut, au Toec, mon premier club. Jeannot, je t’embrasse affectueus­ement. Il fut un de mes modèles. Un type génial, fantasque, immense.

Et de la mort, vous en parliez tout à l’heure…

La mienne ne me dérange pas. Celle des enfants m’inquiète. Il faut qu’ils vivent longtemps. Dans la catastroph­e mondiale qui nous préoccupe aujourd’hui, je vois que les enfants sont épargnés. Ça me rassure. À eux d’en profiter. ■

« Dans la vie, il y a deux choses qui me font pleurer, la générosité et la méchanceté. Et en ce moment, je suis gâté. »

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 ??  ?? Jean-Pierre Rives avec Serge Kampf ; à droite, Robert Paparembor­de, Jean-Pierre Rives et Jean Francois Imbernon, en février 1983, lors d’Irlande - France, Tournoi des 5 Nations. Photos archives Midol et Icon Sport
Jean-Pierre Rives avec Serge Kampf ; à droite, Robert Paparembor­de, Jean-Pierre Rives et Jean Francois Imbernon, en février 1983, lors d’Irlande - France, Tournoi des 5 Nations. Photos archives Midol et Icon Sport

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