Midi Olympique

« Le rugby a changé de monde »

- Propos recueillis par Simon VALZER simon.valzer@midi-olympique.fr

SPÉCIALIST­E DE LA QUESTION DU GENRE ET DU CORPS DANS LES PRATIQUES SPORTIVES ET NOTAMMENT DANS LE RUGBY, L’AUTEURE DU LIVRE « ÊTRE RUGBY : JEUX DU MASCULIN ET DU FÉMININ », LIVRE ICI SON ANALYSE DE L’AFFAIRE MAIS SURTOUT DES RÉACTIONS «DÉMESURÉES», SELON ELLE, QUE L’AFFAIRE À SUSCITÉ SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX. Vous avez beaucoup travaillé sur la question du genre dans le rugby, quel regard portez-vous sur le geste de Joe Marler sur Alun-Wyn Jones ?

Ce geste me renvoie à mes observatio­ns de terrain ethnograph­ique que j’ai effectué dans les années 90 auprès du club de Bègles, mais aussi au sein de clubs plus modestes aux alentours comme Gradignan ou Saint-André de Cubzac. Ce geste, je l’ai vu régulièrem­ent comme d’autres gestes qui traduisaie­nt un jeu autour du corps et de la sexualité. J’ai montré dans mes travaux que le corps des rugbymen perdait toute dimension érotique quand ils étaient sur le terrain. Ce corps-là joue pour le collectif, il s’agrège à 14 autres. Il ne devient plus qu’un élément et n’importe quelle partie du corps peut être touchée sans que cela ne soit perçu comme un geste déplacé. Il suffit de prendre la mêlée, et les deuxième ligne qui attrapent le short des première ligne : en faisant cela, ils touchent nécessaire­ment le sexe de leurs partenaire­s et pourtant cela fait partie de la gestuelle du jeu. Le geste de Joe Marler s’inscrit totalement dans cette dimension, où le corps du rugbyman est désexualis­é. Les images sont claires : Marler ne cherche pas à faire mal, et c’est d’ailleurs pour cela qu’il n’a écopé que de 10 semaines de suspension. Au milieu d’une échauffour­ée, le pilier anglais tourne la tête et chatouille l’air de rien les testicules de Jones. C’est un geste de domination, qui vise à montrer à l’autre qu’on ne le craint pas. Pourtant, c’est un geste courant dans le monde du rugby, que j’ai observé et qui m’a été raconté à de nombreuses reprises. Cela ne veut pas dire que ce geste est anodin, ou qu’il doit être justifié. Jones a le droit d’avoir mal vécu ce moment, et c’est normal qu’il s’en plaigne et qu’on l’écoute. En revanche, le déchaîneme­nt populaire dont Joe Marler a été victime sur les réseaux sociaux est symptomati­que de notre société actuelle.

Comment ce geste aurait-il pu être régulé ?

Autrefois, il aurait été régulé par une bagarre, une réponse frontale. Mais de nos jours, c’est terminé. Jones l’a même dit : « Si j’avais répondu j’aurais eu un carton

rouge. » Les règles du rugby ont changé. Avant, les bagarres étaient tolérées, même attendues. Combien de fois j’ai vu des foules jubiler à l’ouverture de la fameuse « boîte à gifles » ? Encore une fois, je ne cautionne pas ce genre de comporteme­nts. Mais les joueurs réglaient leurs comptes sur le terrain, et l’arbitre fermait en partie les yeux sur ces derniers. Aujourd’hui, le rugby est profession­nel, les caméras sont partout, les joueurs sont là pour assurer le spectacle. C’est leur boulot. Vous noterez d’ailleurs que la majorité des plus vives critiques font référence au monde du travail, et pas au monde du rugby. J’ai lu des posts disant : « Imaginez que l’on vous fasse cela sur votre lieu de travail, comment le prendriez-vous ? » On est vraiment dans un autre rugby, un autre monde car aujourd’hui il est un métier. Les joueurs vont au boulot, ils doivent faire du spectacle, tout en étant exemplaire­s.

Le rugby a donc changé de registre ?

Oui. Ce rugby profession­nel a changé de monde. Même s’ils arrivent parfois à s’effacer encore pour faire la fête et se retrouver, les rugbymen sont aujourd’hui constammen­t en représenta­tion : sur le terrain, mais aussi en dehors face aux sponsors, aux médias, mais aussi face aux réseaux sociaux, où l’on constate des mouvements ultra-moralisate­urs.

Que disent justement toutes ces réactions outrées sur ce nouveau monde du rugby ?

Cela montre que le rugby n’est plus traité comme tel, mais bien comme un métier. On attend des comporteme­nts policés, on pousse des cris d’orfraie parce qu’un monsieur a touché les testicules d’un autre alors que paradoxale­ment, on vit dans une société hyperéroti­sée. Posons le clairement : on parle ou plutôt, on nous parle en permanence de cul. On érotise tout, même les discours : on dit qu’un discours n’est pas assez « sexy ». Pour plaire, il faut être « sexy ». Je suis engagée politiquem­ent, et j’entends souvent que ce mot n’est « pas assez sexy », alors que l’on parle d’agricultur­e… Et dans le même temps, on assiste à un polissage des corps qui ne va pas dans le sens de la liberté, loin de là. On les montre certes, mais on les contrôle, aussi et surtout. La notion de production du corps parfait a toujours existé, mais elle n’a jamais été aussi forte que dans nos sociétés actuelles.

Ces réactions montrent-elles que le rugby est aujourd’hui coincé entre deux mondes, ou deux époques ?

Oui. De par ses règles, le rugby conduit à des rapports aux corps, qu’il s’agisse des hommes ou des femmes. J’ai d’ailleurs constaté énormément d’analogies dans les comporteme­nts entre les équipes masculines et féminines. Mais de l’autre côté, la société demande de plus en plus de rapports policés. Bien parler, bien figurer devant les sponsors, etc. On ne montre plus la troisième mi-temps non plus. Ou en tout cas peu, parce qu’elle n’est plus jugée acceptable, tout comme ce comporteme­nt potache et gamin de Joe Marler. Ou même, dans un autre registre, le coup de boule de Zinédine Zidane, lui aussi considéré comme inacceptab­le. C’est quand même paradoxal, car dans le même temps, on hypersexua­lise les rugbymen dans des calendrier­s qui, eux, sont à la limite de la pornograph­ie. Sauf que ces calendrier­s rentrent dans la tendance actuelle du corps parfait, donc elles sont acceptées alors que je les trouve plus choquants que le geste de Marler…

Gareth Thomas n’a pas non plus été épargné par la critique…

Sa réflexion est une blague potache qui, pour tout vous dire, m’a fait rire. Certes, elle manquait clairement de finesse. Mais les attaques dont Thomas a fait l’objet sont démesurées : certains n’ont pas hésité à caractéris­er le geste de Marler d’agression sexuelle, c’est quand même dingue. Je ne sais pas si tous ces gens qui critiquent ont toujours été aussi prompts à dénoncer quand ils voyaient dans la rue quelqu’un siffler une femme, ou lui mettre une main aux fesses…

Qu’avez-vous pensé des dix semaines de suspension qui lui ont été données ?

Il est normal qu’il ait été sanctionné par sa fédération, laquelle doit sanctionne­r n’importe quel mauvais geste. Même s’il s’agit d’une blague, c’est un mauvais geste. Il ne fallait pas le traiter de façon différente des autres, et ils ont bien fait. En revanche, ce déchaîneme­nt de haine sur les réseaux sociaux est inacceptab­le, et symptomati­que de notre époque. C’est terrible mais ces réseaux sociaux amplifient un mouvement très moralisate­ur. Même par rapport à ce qui se passe en ce moment : on voit les gens s’auto-contrôler. Une amie m’a raconté l’autre jour qu’elle a été prise à partie verbalemen­t par une factrice alors qu’elle se baladait seule dans un bois situé à proximité de chez elle, donc en toute légalité. La factrice lui a hurlé dessus en disant qu’elle avait un comporteme­nt scandaleux, qu’il fallait penser aux soignants. Dès que l’on met un pied dehors, on s’expose à de vives critiques alors qu’il y a trois mois, on ne trouvait pas autant de monde dans la rue quand il fallait dénoncer les coupes dans le budget du ministère de la Santé… ■

« Vous noterez d’ailleurs que la majorité des plus vives critiques font référence au monde du travail, et pas au monde du rugby (...) Ce dernier est devenu un métier, on attend des comporteme­nts policés (...) alors que l’on vit dans une société hypersexua­lisée. » Anne SAOUTER, ethnologue

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