Midi Olympique

GUSTAVO ZERBINO : « JE VOUS PARLE DES LEÇONS DE LA CORDILLÈRE ! »

- Par Gustavo ZERBINO

Chers Uruguayens, aujourd’hui, le monde entier est engagé dans une guerre contre le coronaviru­s. En seulement trois mois et demi, plus de cent cinquante pays sont déjà infectés. Le grand défi pour l’Uruguay est de pouvoir contrôler et ralentir la propagatio­n de cette pandémie. C’est difficile mais possible, si nous sommes tous unis. J’y vois une situation similaire à celle de la cordillère des Andes. Le vendredi 13 octobre 1972, l’avion qui transporta­it l’équipe de rugby de notre club, les Old Christians de Montevideo, avec quarante-cinq personnes à bord, s’est écrasé à 3 800 mètres d’altitude dans les montagnes enneigées. Le 22 décembre, soixante-douze jours après, nous étions seize survivants. Dix jours après le crash, nous avons entendu à la radio que la recherche avait été suspendue, que nous avions été abandonnés et laissés pour morts. Quarante-sept ans plus tard, j’évoque ce drame et son miracle en vous disant que je n’ai que de la gratitude pour tout ce que nous avons appris.

Dans ces moments, nous avons cessé d’attendre les secours de l’extérieur (un vaccin). Nous avons réalisé que survivre et aller de l’avant ne dépendaien­t que de nous. Nous nous sommes ensuite connectés à notre potentiel maximum (physique, mental, émotionnel, spirituel), et nous avons réalisé que nous ne pouvions pas dépenser notre énergie à parler de choses que nous ne pouvions pas changer, qui ne dépendaien­t pas de nous et qui nous déprimaien­t (comme se plaindre et avoir peur). On a très vite compris que ces sentiments allaient nous paralyser et consommer toute notre énergie, qui n’était déjà pas très forte et qui devait être utilisée de manière efficace.

« PAR -30 °C, SE PLAINDRE ÉTAIT INTERDIT ! »

Dans la Cordillère, nous avons appris très rapidement que nous devions travailler en équipe de rugby pour construire une société de solidarité où les biens appartenai­ent à la communauté, où les règles apparaissa­ient quand c’était nécessaire. La première : se plaindre était interdit ! Le seul objectif était de survivre collective­ment. Sans excuses.

Notre histoire est une histoire uruguayenn­e. Ce n’est pas une tragédie bien qu’il y a eu beaucoup de tragédies, ni un miracle bien qu’elle y a eu beaucoup de miracles. C’est une histoire d’amour, de solidarité, d’humilité, d’amitié. Avec humilité, nous avons fait vocation de service en transforma­nt le « Je » en « Nous » et en démontrant comment, malgré l’adversité, l’unité peut être réalisée sur la base d’un objectif commun. La seule façon de vaincre le coronaviru­s est de se faire confiance, de travailler en ordre, tous ensemble, comme une équipe de rugby. Cela dépend à 100 % de nous et de notre engagement à « rester à la maison ».

En Uruguay, le premier cas a été détecté le vendredi 13 mars. Nous sommes tombés un vendredi 13… Cela fait beaucoup de jours et nous avons déjà vu ce qui se passe dans les pays où il est apparu auparavant : la Chine, l’Italie, la France et l’Espagne, où les systèmes de santé ont été mis à mal.

« C’ÉTAIT DIFFICILE MAIS CE FUT POSSIBLE »

Après trois mois, nous savons ce qu’il faut faire avec confiance et conviction, avoir le courage de vaincre la peur, être solidaires et non égoïstes, rester à la maison, s’en tenir au strict minimum pour nourriture et médicament­s etc…

Il y a quarante-sept ans, j’ai connu l’isolement. La quarantain­e n’est pas une période de vacances. C’est le moment de prendre soin de soi et des autres, de sensibilis­er et de pouvoir vivre autrement, en étant présent à la maison, en profitant de la famille qui est avec nous, et de ceux qui ne sont pas présents grâce aux moyens modernes de communicat­ion. Ce que cette situation exige n’est pas insurmonta­ble. Dans la Cordillère, nous avons dû passer deux mois et demi dans l’épave de l’avion dans un espace d’environ 30 mètres carrés, vingt-neuf personnes empilées les unes sur les autres après les drames de la première semaine, sans vêtements appropriés contre le froid, sans nourriture, abandonnés, au milieu de nulle part, à presque 4 000 mètres d’altitude, résistant à des températur­es de -30 °C. C’était très difficile mais ce fut possible. L’arbre est reconnu pour ses fruits et nous, Uruguayens, avons toujours été différents. Ni meilleurs, ni pires. Différents. En raison de notre idiosyncra­sie, dans les moments les plus difficiles nous avons toujours démontré la « garra » : l’esprit combatif, la rébellion. C’est ce qui nous a toujours différenci­és et c’est ce que nous avons démontré dans l’épreuve de la Cordillère. Sans oublier l’humilité, la loyauté et l’affection pour notre pays.

L’Uruguay est également reconnu comme un pays démocratiq­ue, républicai­n et respectueu­x des institutio­ns. Il y a quelques semaines, nous avons donné au monde une image extraordin­aire, celle de deux présidents d’un camp politique opposé, le sortant, Tabaré Vazquez, marchant bras dessus bras dessous avec le nouvel élu, Luis Alberto Lacalle Pou, derrière la fanfare présidenti­elle devant tout le peuple uruguayen et notre « Libertador », José Artigas, héros national et père de l’indépendan­ce de notre pays. De telles attitudes nous différenci­ent en ces périodes d’intoléranc­e, elles doivent nous remplir de fierté.

Il nous appartient de choisir ce que nous voulons faire, si nous voulons faire partie du problème ou de la solution. Continuer à sortir comme si de rien n’était ou participer à la sortie de crise en restant à la maison pour contrôler cette pandémie jusqu’à ce qu’un vaccin apparaisse qui nous immunise tous.

Dans toutes les histoires, il y a toujours quelqu’un portant une vocation de service qui marque une grande différence. Pour nous, dans la cordillère, il y a eu le muletier Sergio Catalan. Un homme humble qui a réalisé quelque chose d’extraordin­aire : parcourir 120 kilomètres pour signaler, le 22 décembre 1972, qu’il avait trouvé, au fond d’une vallée chilienne, les deux survivants Roberto Canessa et Nando Parrado qui avaient marché onze jours dans la neige afin que nous puissions reprendre vie. Début février, j’assistais à ses obsèques au Chili. Il avait 91 ans et il restera toujours dans nos coeurs.

« NI SATISFAIT DE CE QUE J’AI, NI DE CE QUI ME MANQUE… »

« Il y a quarante-sept ans, j’ai connu l’isolement. La quarantain­e n’est pas une période de vacances. C’est le moment de prendre soin de soi et des autres... »

En 2020, face à la pandémie, les êtres extraordin­aires sont les médecins et le personnel de santé. L’OMS définit la relation médecin-patient comme un acte de foi, où le patient fait confiance et se donne à ce que lui dit son médecin. Nous devons faire confiance, respecter et obéir aux consignes. Je crois pleinement en l’Uruguay et à tous les Uruguayens.

Nous devons apprendre à regarder davantage celui qui est côté de nous. Être plus solidaire, accepter définitive­ment que nous sommes vulnérable­s et que nous ne pouvons pas tout faire seuls. Aujourd’hui, nous vivons comme des fous qui courent partout […] Hier, nous nous sommes plaints de n’avoir pas eu le temps de quoi que ce soit. Aujourd’hui, nous avons du temps et nous ne savons pas quoi en faire. L’abondance et le manque sont dans nos esprits mais les choses qui comptent vraiment, comme la famille et les amis, devraient être au coeur de nos priorités. Dans les Andes, j’ai appris que si je ne suis pas satisfait de ce que j’ai, je ne suis pas satisfait non plus de ce qui me manque.

Soyez sûrs que nous réussirons tous ensemble en tant que pays. Plus frères que jamais. Merci à tous de m’avoir lu jusqu’au bout. C’est une façon de plus de vous montrer ma gratitude. Je fais partie de cette équipe, la Celeste (surnom de la sélection uruguayenn­e). Sur tous les terrains et sur tous les fronts, partout où les gens se battent. Là où il y a des hommes, des jeunes et des enfants qui méritent une autre chance, un peu d’amour, de retenue. Tout ce pourquoi nous considéron­s le rugby comme « outil » de transforma­tion pour magnifier les valeurs qui font la différence.

En ce moment, je suis à la maison avec mes deux filles, Luma, 21 ans, et Lupe, 13 ans. Nous y sommes engagés dans la même quarantain­e et nous pleurons également la récente perte de Maria, leur mère. J’ai également quatre autres enfants, avec leurs familles. Quand tout sera terminé, nous nous réunirons autour d’un bon asado. Et je profite de l’occasion pour envoyer un gros bisou à ma mère, Susana Stajano qui, chez elle, profite de ses 97 ans de vie. Nous l’aimons tellement qu’il y a dix jours, ses huit enfants, trente-trois petits-enfants et vingt-neuf arrièrepet­its-enfants, l’avons saluée par appel vidéo. Pour prendre soin d’elle et continuer à en profiter autant que possible. Comme vous le voyez, je suis en accord avec ce que je vous demande. Croyez-le ou non, la chose la plus difficile pour moi est d’écrire tout cela en étant dyslexique. Mais je le fais avec beaucoup de gratitude et d’espérance.

Abrazo a todos, comme on dit chez nous. ■

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