Conjurer la peur
Que reste-il du rugby quand il n’y a plus de rugby ? La puissance des souvenirs, les conceptions immaculées des frères Boniface, les certitudes impossibles à atteindre, comme par exemple : quel est le meilleur demi d’ouverture de tous les temps, le Gallois Barry John ou le Néo-Zélandais Dan Carter ? Au cours de mes promenades journalières dans une forêt désertée, mon imagination cavale. Le soir venu, je relis « Conjurer la peur », l’ouvrage de l’historien Patrick Boucheron, portant sur Sienne en 1338 et son avant-garde picturale. Avant d’être emporté par la Peste Noire, Ambrogio Lorenzetti avait conçu une fresque comme personne avant lui. Lorenzetti, oui, comme Jacky du même nom…
Nous ne savons pas quand sera sifflée la « Fin de partie » chère à l’Irlandais Samuel Beckett. Alors, autant nous plonger dans le temps d’avant, car c’est du temps retrouvé. Connaissez-vous la Coupe de l’Espérance ? Ce fut de 1915 à 1919, en pleine Première Guerre mondiale, l’appellation d’un championnat de France qui ne voulait pas dire son nom, en raison du nombre de joueurs mobilisés. Il y eut quatre vainqueurs : le Stade toulousain, le Stade nantais (vainqueur de Toulouse !), le Racing Club de France, le Stade tarbais.
Dimanche 28 avril 1918, finale Racing - Grenoble, laquelle sera suivie d’un banquet offert par le directeur de chez Maxim’s. D’un côté, les cracks du Racing, dont cinq ont déjà reçu la Légion d’Honneur : Boyau le capitaine, Thierry, Peltier d’Oisy, Géo André, le Bayonnais Domercq, décoré deux jours auparavant pour un exploit accompli dans la Somme à la tête de ses chars d’assaut. Auteur de deux essais, il sera le meilleur joueur du match. En face, quatre anciens et onze très jeunes gens dont Rousset, prometteur talonneur de seize ans. Beaucoup de ces Grenoblois travaillent dans des usines de guerre. L’avant-veille, ils ont passé la nuit au labeur. La veille, ils ont pris le train de nuit pour Paris. À la première minute du match, ils contrent un dégagement de l’arrière international Chilo et Neyroud marque le premier des trois essais grenoblois. Ils sont modestes, mordants, ardents, attirent la sympathie du public. Réplique immédiate de l’athlète complet Géo André qui inscrit deux essais coup sur coup. Finaliste du championnat à deux reprises, fort de sept sélections en équipe de France, double médaillé olympique (1908, 1920), « le Bison », 1, 84 m pour 83 kg, est un ailier qu’on n’arrête pas. Mais c’est le basque Etcheberry, l’autre ailier, qui inscrira l’essai du match, au bout d’une course de 50 mètres.
Le RCF l’emportera 22-9 et 5 essais à 3, après une seconde mi-temps à bout de souffle, désorganisé par les blessures, le troisième ligne Maurice Boyau passant à l’ouverture malgré un genou blessé. Avant les critiques acerbes, avant que le Racing soit qualifié de « Barnum du rugby », Maurice Boyau, l’as aux 35 victoires aériennes, expliquera avec simplicité : « Pas épatant pour une finale ! Dame, c’est la
guerre, et nous sommes tous militaires ! » Dans « La Vie au Grand Air », Géo André intitulera son article : « La Controverse », attaquant certains journalistes : « Vous n’êtes
pas responsables de votre incompétence. » ; justifiant que si une pléiade d’internationaux avait rejoint les couleurs parisiennes, la proximité de Paris d’avec le front en était l’évidente explication, ainsi que la camaraderie née auparavant en équipe nationale. En ce mois d’avril 1918, le Racing avait été qualifié, en toutes lettres, de « Champion de France ». Je serais Jacky Lorenzetti, je n’hésiterais pas. Je demanderais que soit officiellement reconnu le septième titre des Ciel et Blanc.