Midi Olympique

PREMIÈRE EN DEMI-TEINTE

POUR LA PREMIÈRE FOIS DE SON HISTOIRE, LE XV DE FRANCE PARVENAIT À TERMINER À LA PREMIÈRE PLACE DU TOURNOI, MAIS PAS TOUT SEUL. ALORS CE MOMENT HISTORIQUE N’EUT PAS L’ÉCLAT QU’IL AURAIT MÉRITÉ.

- Par Jérôme PRÉVÔT jerome.prevot@midi-olympique.fr

Pour tout dire, quand en 2014, certains journaux avaient rappelé cette date, on l’avait trouvé surfaite. « J’ai terminé le match en ignorant que nous venions de vivre une première historique », reconnaît Pierre Albaladéjo. Ça fait donc un peu drôle de parler de cet événement. D’ailleurs ceux qui l’ont connu témoignent que le capitaine Jean Prat lui-même n’en gardait pas un souvenir marquant. Mais les faits sont là : le 10 avril 1954, la France battait l’Angleterre 11 à 3 à Colombes. Les mathématiq­ues rendirent donc leur verdict, les Coqs se retrouvaie­nt à la première place du Tournoi des 5 Nations, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Trophée symbolique, mais un peu brinquebal­ant.Victoire dans le tournoi OK, mais à égalité avec l’Angleterre et le pays de Galles… Dans une compétitio­n à cinq, ça manquait un peu de panache et de clarté. Ancien reporter à L’Équipe, Henri Garcia fut témoin direct de ce moment. D’histoire ? « Évidemment, cette égalité à trois n’a pas servi l’événement. Ça n’a pas été une grande célébratio­n, même si la presse a bien sûr salué cette première. »

DES « MINOTS » NOMMÉS DOMENECH, BONIFACE ET ALBALADÉJO

Ceci dit, trois victoires en quatre matchs en 1954, ce n’était pas rien. L’Irlande notamment n’avait plus perdu à Colombes depuis… 1931 (suspension et guerre aidant). Cette fois, elle avait cédé 8-0 avec tous les points inscrits par la famille Prat : Jean et Maurice. Mais si l’on prend en compte la balance attaque-défense, comme on le ferait aujourd’hui, les Bleus auraient terminé troisièmes. C’est aussi pourquoi, ce succès de 1954 fut surtout célébré après coup par les médias, dans une perspectiv­e historique. Sur le terrain, on n’y pensait pas. André Boniface, ailier de 19 ans, narre : « Il n’y a pas eu de grande émotion sur le moment ça s’est sûr, on avait quand même touché une petite médaille très banale qui ne signifiait pas grandchose. De toute façon, j’étais trop jeune, je ne réalisais pas. Je crois que j’étais content pour les anciens, pas pour moi, même si j’avais marqué un essai contre les Anglais. Mais je l’avais trouvé nul sur le moment. Je n’avais fait que courir derrière un coup de pied. Je jouais à l’aile à ce moment-là, avec de très bons centres pour me servir, Maurice Prat et Roger Martine. Mais j’espérais un jour que je pourrais moi aussi être à ce poste pour pratiquer le rugby que j’avais envie de jouer. C’était mon état d’esprit. J’avais confiance en l’avenir car je me sentais « pistonné » par Jean Prat. »

ET AU MILIEU, UNE VICTOIRE FACE AUX ALL BLACKS, PEU CÉLÉBRÉE

Mais tout compte fait, en examinant tout ça à la loupe, on se rend compte que ce résultat marqua une vraie borne dans l’histoire : comme si 1954 avait été une année charnière, celle qui avait vu la France s’installer à l’étage des nations majeures. Car si l’on observe d’encore plus près la saison, on peut considérer que ce Tournoi comptait en fait… cinq matchs pour les Français. Puisqu’au milieu, figurait un « petit » rendez-vous contre les All Blacks en tournée, le 27 février, gagné lui aussi (3-0). Autre première historique. « Mais ça n’avait pas eu un très grand retentisse­ment, pas comme si ça se passait maintenant », reprend André Boniface. Lucien Mias aussi nous avait fait la même réflexion voici quelques années. « La presse en avait parlé, mais sans plus. À cette époque, le Tournoi avait plus d’importance que les matchs face aux nations en tournée. » André Boniface ajoute même une touche de modestie pour minorer l’exploit : « J’ai toujours pensé qu’ils étaient fatigués en fin de tournée et qu’ils étaient sortis s’amuser dans les jours qui avaient précédé le test. » Belle honnêteté car c’est vrai que les Français, privés de ballons, avaient gagné par miracle après avoir subi un wagon d’occasions. Boniface avait d’ailleurs sauvé in extremis un essai en prenant le ballon, après rebond, au-dessus de la tête de son adversaire direct. Si l’on rajoute pourtant le match face aux All Blacks au bilan du Tournoi, les Français auraient encore terminé premiers, mais à égalité à deux seulement (avec le pays de Galles). Quatre victoires en cinq matchs.

Et ce tournoi proprement dit, justement, il avait été quand même porté par des rêves de grand chelem. Deux victoires initiales contre l’Écosse et l’Irlande, mais la défaite de Cardiff 19-13 avait douché tout le monde. Deux essais à deux quand même, avec un XV de France qui avait débarqué à son hôtel de Penarth à… 3 heures du matin, la veille de la rencontre. Le score n’était pas si lourd mais le pack français, c’est vrai, avait été dominé. Sans possibilit­é de carton plein, le France — Angleterre en cloture avait perdu de son attrait. Les Anglais jouaient bien le grand chelem à Colombes, mais le public français n’en avait pas grand-chose à faire.

Henri Garcia reprend : « Il faut bien comprendre que Colombes n’était pas plein. Il n’y avait que trente mille personnes ou un peu plus, les virages étaient vides. En fait, le premier engouement date du fameux France — Galles de 1955, match final du grand chelem et des adieux de Jean-Prat. Pour la première fois, Colombes fit le plein avec des trains spéciaux venus de toute la province. »

LE MATCH DES ÉCLOPÉS

1954 c’était donc encore l’ancien monde… mais avec une équipe de France déjà moderne et ambitieuse construite autour d’une ossature lourdaise, l’académie du jeu offensif. Il pouvait y avoir six Lourdais en même temps sous le maillot Bleu. « Et finalement, ce France — Angleterre fut superbe », reprend Henri Garcia. Plus que le match de la victoire, cette rencontre a laissé un souvenir doloriste, le « match des éclopés » l’a-t-on vite surnommé. Les Bleus avaient dû changer leur deuxième ligne Mias-Chevallier (1,89 m et 1,87 m) la veille de la rencontre. André Sanac et Robert Beaulon (1,81 m et 1,80 m) s’étaient retrouvés jetés dans le bain et ça faisait très peur aux spécialist­es. 120 secondes après le coup d’envoi, Sanac se blesse à la cheville et sort en se tordant de douleur pendant sept minutes, avant de revenir au combat en claudiquan­t bien sûr. Son match serait celui d‘un martyr. Pire encore, Fernand Cazenave, l’ailier de Mont-deMarsan, se claque et doit sortir pour de bon. Jean Prat pare au plus pressé et envoie… le deuxième ligne Baulon à l’aile. Incroyable : la France affronte le pack le plus puissant du Tournoi avec six éléments valides. Les Anglais décident d’en rajouter dans le jeu d’avants, mais ce sera un échec, les Français font des miracles dans le combat, l’image des deux piliers René Biénès et Amédée Domenech, pépite de 20 ans. Ce match fut la défaite d’une obstinatio­n anglaise. Il dit aussi bien des choses sur le regard des chroniqueu­rs et des spectateur­s : les débats étaient décousus, les deux essais furent marqués sur des fautes adverses. Oui, l’essai de Boniface fut le fruit d’un ballon médiocreme­nt dégagé par les Anglais mis sous pression par Prat et Domecq. « Je le trouvais vraiment nul sur le coup mais je suis tombé sur une photo où l’on voit cinq ou six Anglais à mes trousses. Il fut peut-être moins facile que je ne l’ai cru », poursuit « Boni ». L’essai de la délivrance fut offert à Maurice Prat par une intercepti­on de Roger Martine. Avec nos yeux, le spectacle nous semblerait laborieux, mais les fans des années 50 étaient moins saturés d’images léchées que nous le sommes. La dimension épique du combat l’emportait sur la justesse des mouvements collectifs. Au coup de sifflet final, André Sanac revient tant bien que mal au vestiaire, dévoré par la douleur, avant de faire une syncope d’épuisement. Mais les plaies n’avaient pas été que physiques. À l’arrière de cette équipe figurait un débutant de 20 ans, Pierre Albaladéjo. « Je n’avais fait que six ou sept matchs en première avec Dax. Nous avions affronté Lourdes et tout m’avait réussi ce jourlà, en réception de coups de pied. J’attrapais tous les ballons. Jean Prat m’avait remarqué, il avait appelé Roger Lerou pour lui dire de me prendre malgré mon jeune âge. Mais le jour du match, je me suis retrouvé écrasé par l’enjeu. Les Anglais m’impression­naient, les Lourdais aussi, je n’ai pas su m’inclure dans l’équipe. J’ai laissé rebondir des ballons et Jean Prat sur le terrain m’a pris en grippe. Il a commencé à m’engueuler, à me mettre la pression. Il était souvent très dur vous savez. Mais « Zézé » Dufau qui était landais lui aussi m’a défendu : « Arrête Jeannot, laisse-le… ». » Jean Prat était donc un adepte de la sélection naturelle, jouer avec lui n’était pas un plaisir, c’était une exigence. « Bala » jouera un match de plus en Italie puis mettra six ans à revenir chez les Bleus, mais à l’ouverture. « Quand j’ai arrêté ma carrière en 64, je lui ai rappelé ce moment au cours d’un banquet. Il m’a demandé si je lui en voulais. J’ai répondu que non, je l’admirais trop. » ■

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 ??  ?? En 1954, la France parvenait enfin à terminer à la première place du Tournoi des 5 Nations, quarantequ­atre ans après l’avoir intégré. Le capitaine s’appelait Jean Prat (à gauche), figure majeure du FC Lourdes et du rugby français. Cette année-là débutait un jeune pilier de 20 ans, Amédée Domenech (à droite), promis à une carrière hors normes. Au beau milieu du Tournoi, les Bleus avaient aussi battu tout simplement les All Blacks, 3-0. Quatre victoires en cinq matchs, l’hiver 54 avait été heureux pur les rugbymen. Mais le partage de la première place avait atténué la portée de l’exploit.
Photos DR
En 1954, la France parvenait enfin à terminer à la première place du Tournoi des 5 Nations, quarantequ­atre ans après l’avoir intégré. Le capitaine s’appelait Jean Prat (à gauche), figure majeure du FC Lourdes et du rugby français. Cette année-là débutait un jeune pilier de 20 ans, Amédée Domenech (à droite), promis à une carrière hors normes. Au beau milieu du Tournoi, les Bleus avaient aussi battu tout simplement les All Blacks, 3-0. Quatre victoires en cinq matchs, l’hiver 54 avait été heureux pur les rugbymen. Mais le partage de la première place avait atténué la portée de l’exploit. Photos DR

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