Midi Olympique

« Je pensais que Lucien Mias était un génie »

- Par Henri GATINEAU

CELA FAIT QUATRE-VINGT-ONZE ANS QUE LES JOURNALIST­ES DE « MIDOL » COMMENTENT LE RUGBY AVEC PASSION. POUR TÉMOIGNER DE LEUR HISTOIRE, PARTAGER LEUR LIEN AVEC CE SPORT ET CE JOURNAL À LA COULEUR DE PAPIER SI SINGULIÈRE, MIDI OLYMPIQUE REDONNE LA PAROLE À SES ANCIENNES «SIGNATURES». PREMIER DE CORDÉE :

HENRI GATINEAU, RÉDACTEUR EN CHEF DE 1984 À 1989, REPORTER DEPUIS LES ANNÉES 50. QUI NOUS RAPPELLE SON COMBAT POUR UNE CONCEPTION RÉALISTE DU RUGBY...

Je commence par dire que le rugby actuel me convient. Je l’apprécie par sa vitesse et son engagement, même si j’ai eu des réticences sur un point : les actions de déblayages sur les regroupeme­nts, que j’assimile à des brutalités venues du football américain. Évidemment, je ne suis pas pour un affronteme­nt idiot systématiq­ue. Mais je ne suis pas un défenseur du rugby vu comme une esthétique. À Midi Olympique quand j’y travaillai­s, nous avons toujours défendu le rugby concret. Nous étions souvent en opposition avec la presse parisienne qui défendait un « rugby spectacle ». Ce n’est pas un secret, je n’étais pas idolâtre d’André Boniface, je lui préférais son frère Guy. Pour moi, le rugby doit être un assemblage, tourné vers l’efficacité et in fine vers le résultat. Nous n’étions pas prêts à sacrifier ce but à une conception du jeu tournée vers ce qu’on appelait le spectacle, le jeu des lignes magnifié. Je n’oublie pas que Mont-de-Marsan gagnait aussi parce que son pack d’avants faisait peur à ses adversaire­s.

Ces querelles prenaient trop de place. En plus, elles débouchaie­nt sur des malentendu­s et des incompréhe­nsions. Dans ma carrière, j’ai rencontré un joueur exceptionn­el : Lucien Mias. J’ai vécu la création de son fameux « demi-tour contact », une vraie révolution à laquelle beaucoup étaient opposés. Dans la presse, et même dans mon journal. J’ai eu un petit différend à ce sujet avec Raymond Sautet, mon complice, qui était rédacteur en chef de Midi Olympique. Je pensais que Lucien Mias était un génie. Il faut se replacer dans le contexte de l’époque, quand il jouait en équipe de France, les sélectionn­eurs n’étaient pas vraiment de grands technicien­s. Crabos, ça passait encore. Mais Jauréguy,Vergé ou Lerou, ce n’étaient pas des penseurs du jeu. Parfois, ils venaient sur le terrain à Colombes, en costume et en chaussures de ville, ils donnaient deux ou trois conseils et, quand ils avaient tourné les talons, Lucien Mias disait : « Bon les gars, on oublie tout ! On va faire autre chose. » MIAS – PART : JE FUS LE SEUL TÉMOIN…

Ça m’énervait parce qu’on a dit que Lucien Mias était à l’origine d’un jeu restrictif, un rugby d’avants. On l’opposait à Jean Prat soi-disant partisan d’un jeu ultra-offensif à la lourdaise. C’est vrai qu’il y avait eu une algarade célèbre à la fin de la finale 1958 : « On t’a baptisé « Monsieur rugby ». Tu es « Monsieur antirugby » ! Et toi, si on t’enlève ta grande gueule, il ne te reste plus rien. » Je fus le seul témoin de cette scène, et je l’ai relayée. Mais elle ne signifiait pas qu’on doit opposer le rugby de ces deux personnali­tés. Ce que Lucien Mias voulait, c’était justement que le pack soit organisé, et qu’il puisse délivrer des ballons très nets aux attaquants lourdais du XV de France. Ça nous semble évident aujourd’hui, mais les gens ne le comprenaie­nt pas sur le moment. Alors, on opposait artificiel­lement deux rugbys. Il y avait des querelles de doctrines qui ne voulaient rien dire. Bien sûr, que nous avions des attaquants de classe, des rois de l’improvisat­ion, ce qu’on a appelé le « french flair ». Mais ce n’était pas une fin en soi. J’insiste sur Lucien Mias car il avait une envergure supérieure à tous les autres, même à Jean Prat. Je me souviens d’un France – Roumanie à Bordeaux, en décembre 1957. Lucien Mias venait de revenir chez les Bleus. Je lui avais demandé comment le XV de France allait jouer. Il m’avait fait une réponse sidérante : « Henri, je ne peux pas te le dire. Je ne pourrai répondre à cette question qu’au bout d’un quart d’heure de jeu, quand j’aurais analysé le jeu des adversaire­s. Et nous choisirons alors une tactique appropriée. » C’est en cela que je lui rends hommage. Son rugby répondait à une volonté d’être efficace (la France l’avait alors emporté 39 à 0 avec huit essais, dont un doublé d’André Boniface, N.D.L.R.).

Un peu plus tard, j’avais aussi été un défenseur des frères Cambérabér­o, victimes à mon sens de la cabale de la presse parisienne. Ils étaient réputés ne donner que des coups de pied. Il le faisait peut-être à La Voulte, car c’était le seul moyen de gagner avec des moyens limités. Mais à l’échelon supérieur, ils avaient les moyens de faire autre chose. Lilian avait une passe merveilleu­se, Guy était très vif. Ils pouvaient très bien faire autre chose, dans un autre environnem­ent. Mais on ne pouvait pas leur reprocher d’aller vers l’efficacité quand la situation l’exigeait. Toujours cette idée du concret et de l’efficacité et pas celui de l’esthétique…

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Photos archives Midi Olympique Henri Gatineau a marqué Midi Olympique de son empreinte, notamment par sa proximité avec les acteurs de ce jeu, dogme qu’il a cherché à transmettr­e à ses successeur­s pour en faire une force du journal.
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