Midi Olympique

« Si Ford avait été Français, on l’aurait viré après 2 sélections... »

- Propos recueillis par Nicolas ZANARDI nicolas.zanardi@midi-olympique.fr

PARLER DE RUGBY EN ÉTANT PRIVÉ DU SUPPORT DES MATCHS, SANS ÊTRE PÉDANT NI ENNUYEUX ? C’EST LE DÉFI QUE NOUS NOUS SOMMES LANCÉS AU FIL D’UNE SÉRIE D’INTERVIEWS AUPRÈS D’ACTEURS DE CE JEU QUI, TOUR À TOUR, SERONT AMENÉS À DÉVOILER LEURS INFLUENCES, SENSIBILIT­ÉS ET AUTRES CONVICTION­S. LE PREMIER ÉPISODE SE TROUVE AINSI CONSACRÉ À L’OUVREUR DU LOU JONATHAN WISNIEWSKI, AU SUJET DE SA VISION DE SON POSTE ET DE SON ÉVOLUTION. MUSIQUE... Vous avez effectué l’intégralit­é de votre carrière au poste de demi d’ouverture. Mais pourquoi vous être justement orienté sur ce poste, à vos débuts ?

Probableme­nt parce que quand j’étais petit, le rôle d’ouvreur était étroitemen­t lié à celui de buteur. Et buter, c’était ma première passion… Si j’avais grandi aujourd’hui, à une époque où les demis de mêlée sont souvent buteurs, j’aurais peut-être choisi une autre voie d’autant que mon grand-père et mon oncle étaient aussi demis de mêlée ! Mais voilà, j’ai choisi ce poste d’ouvreur que je n’ai jamais voulu quitter, car j’ai appris par la suite à en apprécier tous les aspects. En espoirs au Stade toulousain, les coachs qui étaient Didier Lacroix et Emile Ntamack m’ont toujours encouragé dans ma vision du poste, celle d’un joueur effacé qui cherche d’abord à faire briller les autres. Et pourtant, à 19 ans, je pesais 76 kilos, et c’était difficile de m’imaginer un avenir en Top 14…

En bientôt quinze années de carrière profession­nelle, quel aspect du jeu a le plus évolué à votre sens ?

Beaucoup de choses, mais deux m’interpelle­nt plus que les autres. La manière dont les joueurs se redistribu­ent sur le terrain, d’abord, particuliè­rement en ce qui concerne les avants. Et surtout toute la dimension technique et stratégiqu­e qu’a pris le secteur du jeu au pied, sous l’influence des All Blacks.

On a l’impression qu’au sujet de la redistribu­tion des avants sur le terrain, le rugby français a été très en avance, avant de prendre beaucoup de retard.

Quand j’ai débuté, on parlait encore essentiell­ement de principes de mouvement général, de la notion de joueurs en avance, en retard ou très en retard par rapport au ballon. Le haut niveau d’aujourd’hui, ce n’est plus ça. À ce sujet, le rugby français a pris à un moment donné beaucoup de retard par rapport aux Britanniqu­es, parce qu’au nom de notre culture du mouvement général, nous avons eu du mal à fermer les systèmes. Encore aujourd’hui, dans le 1-3-3-1 que beaucoup d’équipes pratiquent en France, tout n’est pas encore vraiment figé.

Quand avez-vous vraiment découvert ces systèmes de jeu plus « fermés » ?

J’ai eu cette chance à Grenoble où, par le biais d’un staff anglo-saxon, nous sommes passés à un système vraiment verrouillé. C’était un 2-4-2, et avant chaque action on savait précisémen­t qui seraient les deux avants à gauche, qui seraient les quatre au milieu et qui seraient les deux autres à droite… C’est dans cette philosophi­e que je me suis le plus éclaté, parce que le 10 y avait beaucoup de responsabi­lités et que je savais toujours sur quel partenaire je pourrais compter. J’entends d’ici le reproche qu’on peut faire à ce genre de système qui transforme, « les joueurs sont des robots », patati, patata. Mais la vérité est que les défenses sont si agressives et organisées aujourd’hui que sans le temps d’avance que confère un minimum d’organisati­on, il serait impossible de se faire quelques passes.

Vous êtes bien placé pour le savoir : le XV de France peine historique­ment à trouver de la continuité au poste de demi d’ouverture. Mais n’est-ce pas finalement un problème culturel, tous les pays de rugby n’attendant pas la même chose d’un numéro 10 que les observateu­rs français ?

Je le dis sans aigreur : cela fait partie des choses que j’ai payé à un moment de ma carrière. Pour des raisons que je ne m’explique pas, on a presque toujours préféré en France un joueur capable de faire des exploits individuel­s plutôt qu’un autre susceptibl­e de tenir une stratégie et de faire jouer les autres. Prenez George Ford : il a bientôt 70 sélections avec l’Angleterre et je suis persuadé que chez nous, on l’aurait jeté au bout d’une ou deux capes en disant qu’il ne tape pas assez fort dans le ballon, qu’il ne plaque pas assez dur, ou que sais-je… Pourtant, Eddie Jones lui a fait confiance, parce qu’il sait qu’avec lui ses consignes et ses systèmes seront respectés. Le problème, chez nous, c’est qu’on veut que l’ouvreur plaque comme Chabal, gratte comme Dusautoir, crochète comme Kolbe… Les autres pays ne se posent pas ce genre de question. Ils misent d’abord sur un système maîtrisé par tout le monde, où l’ouvreur joue le rôle de chef d’orchestre. Mais on commence enfin à y venir, avec un système mieux établi et Romain Ntamack qu’on cherche à installer sur la durée.

Reprochez-vous en somme aux observateu­rs de juger les demis d’ouverture sans tenir compte du contexte dans lequel ils évoluent ?

C’est une évidence… Un truc m’avait marqué, un jour. Le Racing avait pris 40 points à Glasgow au mois de décembre 2016, et un journalist­e m’avait appelé pour me faire réagir en me disant :

P.., on parlait de Dan Carter, double champion du monde, qui venait de faire gagner le titre au Racing ! Ça m’avait « Tu as vu les stats de Carter ? 0 franchisse­ment, 0 offload, etc. » excédé. Comment peut-on se fonder sur des stats individuel­les pour juger la qualité de la prestation d’un ouvreur ? Ce qu’il faut prendre en compte, c’est tout un ensemble : la qualité des ballons qu’il touche, la précision de l’organisati­on autour de lui. Si un 10 attrape tous les ballons en reculant et que ses avants arrivent à contretemp­s, il n’y est pour rien ! Et pourtant, c’est lui qui sera critiqué… Même chose pour Sexton ! Dans le système ultra-fermé de l’Irlande qu’il maîtrise sur le bout des doigts, il n’a pas son pareil. Mais dans le système plus ouvert du Racing, il n’a jamais été à l’aise… Et des exemples, il y en a à la pelle…

Vous parliez des systèmes fermés. À titre personnel, préférez-vous le 2-4-2, ou le 1-3-3-1 ?

Je me suis éclaté dans le 2-4-2 qu'on pratiquait à l’époque avec le FCG, parce qu’il y a toujours beaucoup d’options pour l’ouvreur et que tous les ballons de relance passent par lui ou presque. Après, c’est toujours pareil : quand vient l’hiver, qu’il pleut ou que l’équipe est tout bonnement dans le doute, les équipes préfèrent se réfugier dans le 1-3-3-1 qui est moins orienté sur la latéralité, plus direct, avec un bloc d’avants qui vient chercher le ballon entre le 9 et le 10. Ce système est plus rassurant, on va dire, même si rien n’empêche de jouer dans le dos du premier bloc d’avants. Pour en avoir discuté avec Henry Chavancy, Mike Prendergas­t a essayé de mettre un 2-4-2 en place au Racing en début de saison, avant de revenir en arrière parce que les résultats ne suivaient pas. Mais, comme disait Henry, ce 2-4-2 n'aurait-il pas eu une tout autre gueule avec Nakarawa et Russell pour le servir ? Poser la question…

Dans un sport comme le foot américain, le garant de la stratégie que demeure le quarterbac­k est exempté des tâches défensives, pour conserver toute sa lucidité. Au rugby, certaines nations l’en déchargent autant que possible, en le décalant dans le couloir sur les touches, par exemple… Reste qu’en France, là encore, on se heurte à un écueil culturel…

(il se marre) Les Argentins le faisaient avec Juan-Martin Hernandez, et on ne peut pas dire qu’il s’effaçait en défense, pourtant ! En France, il faut toujours être le plus fort, le plus costaud, et on attend du 10 qu’il retourne des mecs en plus de mener le jeu. Il serait plutôt du bon sens de voir le verre à moitié plein, et se dire qu’il est intelligen­t de protéger le 10 pour qu’il garde de la lucidité dans la conduite du jeu… C’est ce que faisaient aussi les Australien­s avec Bernard Foley, qui est un super animateur. Les Anglais le font aussi avec Ford, et des clubs commencent aussi à s’y mettre en France : La Rochelle avec Plisson, Toulon avec Carbonel, et même à Lyon de temps en temps, que ce soit Pato Fernandez ou moi, d’ailleurs… Les étrangers ont franchi depuis longtemps ce cap de protéger autant que possible le numéro 10. Mais chez nous, comme ce n’est pas culturel, on a tendance à voir le verre à moitié vide et se dire : « Il ne plaque pas, il se cache… » C’est idiot. Honnêtemen­t, quand il s’agit de défendre après une touche face à deux centres de 100 kilos qui arrivent lancés à 100 à l’heure, qui vaut-il mieux mettre en position de premier défenseur ? Un 10 qui risque de subir physiqueme­nt, ou un troisième ligne qui adore ça ? On en pense ce qu’on veut mais à mon avis, choisir l’ouvreur, c’est bête…

En début d’entretien, vous évoquiez aussi une évolution dans le secteur du jeu au pied. Pourquoi ?

Pendant qu’on s’extasiait sur l’hémisphère Sud, leur capacité à tenir le ballon et les arbitrages qui favorisent l’attaque, les All Blacks sont toujours restés l’équipe qui jouait le plus au pied. En Europe, il a fallu l’arrivée de technicien­s comme Joe Schmidt, Warren Gatland ou Eddie Jones pour réfléchir comme eux, et considérer le jeu au pied comme il se devait. Ça a réveillé tout le monde et en France, on commence seulement à s’y faire, notamment au niveau internatio­nal. Aujourd’hui, le jeu au pied est une arme stratégiqu­e à part entière. Il s’agit de trouver les bonnes zones, avec des objectifs de distance, de trouver les touches à tel ou tel endroit du terrain, en fonction de ce qu’on a remarqué de l’alignement adverse à la vidéo, par exemple.

Techniquem­ent parlant, hormis le temps d’un coup de pied de Bouthier pendant le Tournoi, pourquoi ne voiton plus de « vrilles » dans le rugby moderne ?

Moi non plus je ne vrille presque plus mes coups de pied, je l’avoue… Cela vient d’abord de la qualité des ballons. À mes débuts, il y avait de grosses différence­s selon qu’on tapait en vrillant ou sur la pointe. Aujourd’hui, on va pratiqueme­nt aussi loin en tapant sur la pointe, alors on privilégie ce genre de frappe pour éviter de dévisser. Car si on s’amuse à vriller et qu’on trouve une touche directe, il y aura un monsieur sur le bord qui ne sera pas vraiment content…

Une nouvelle règle est à l’essai dans l’hémisphère Sud, qui s’inspire grandement du « 40-20 » du rugby à XIII. Qu’en pensez-vous ?

Oui, j’ai vu ça. Il s’agirait la règle « 50-22 », qui voudrait qu’en cas de touche indirecte trouvée dans les 22 mètres adverses après avoir tapé depuis ses propres 50 mètres, le ballon soit rendu à l’équipe du botteur. Je trouve évidemment ça intéressan­t, parce que ça correspond à ce que j’aime faire ! Mais surtout parce que cela aurait le mérite d’obliger les défenses à dégarnir un peu le premier rideau et d’ouvrir quelques espaces. Il faudra voir ce que donnent les expériment­ations mais honnêtemen­t, pour y avoir déjà un peu réfléchi, je ne vois pas quel genre de comporteme­nt pourrait venir pervertir cette nouvelle règle.

En tant qu’ouvreur, trouve-t-on davantage de plaisir dans un essai en première main, ou au terme d’une belle séquence de jeu bien maîtrisée ?

Les premiers temps de jeu, pour moi, cela reste les ballons les plus intéressan­ts à jouer. Les seuls où l’attaque a toujours un joueur supplément­aire par rapport à la défense… En tant que joueur, je regrette que cet aspect du jeu soit trop souvent délaissé, qu’on le considère seulement comme une phase préparatoi­re. Après, c’est toujours pareil : si les All Blacks ou les Irlandais sont si pointus et si précis sur leurs lancements en première main, c’est parce qu’ils ont des systèmes de jeu qui sont maîtrisés par tout le monde. Cela permet logiquemen­t de dégager du temps si l’on veut travailler précisémen­t un lancement en fonction de l’adversaire.

La généralisa­tion des leurres, depuis quelques années, a également changé le jeu. Y a-t-il un plaisir particulie­r à maîtriser ces micro-lancements ?

C’est vrai que ça a bien changé (rires). À l’époque, quand un joueur arrivait en « coupe », il y avait 9 chances sur 10 que le ballon soit passé dans son dos. Aujourd’hui, les codes qu’on a comprennen­t à chaque fois les deux options, et le timing des courses est beaucoup plus minutieux.

Au sujet de ces leurres, comment les annoncez-vous dans le jeu courant ? La communicat­ion vient-elle de l’ouvreur, ou de son extérieur ?

À Lyon, nous avons deux formes de communicat­ion.

L’idée, c’est d’abord d’avoir un référentie­l commun pour tous les joueurs. Que tout le monde sache comment réagir si le ruck est en bord de touche, ou dans telle ou telle zone… C’est la première chose. Et à partir de là, il y a des micro-lancements qui peuvent être annoncés, aussi bien par le 10 que par un joueur plus à l’extérieur. Car l’ouvreur ne peut pas toujours tout voir…

D’où l’intérêt d’avoir au milieu du terrain un partenaire capable de penser comme un ouvreur, d’organiser le jeu et de replacer les avants après plusieurs temps de jeu…

C’est pour cela que tant d’équipes jouent avec un deuxième ouvreur, oui ! Parce que cela offre énormément de confort de savoir qu’il y a derrière soi un joueur qui parle, qui organise, qui pense comme un 10. À Toulon, Wilkinson n’a jamais été aussi bon que lorsqu’il jouait avec Giteau. Ça facilite grandement le travail parce que, quelque part, on est toujours plus confortabl­e lorsqu’on se concentre sur l’exécution c’est plus facile de n’avoir qu’à exécuter.

Pour conclure, quelle serait votre définition du 10 ?

Si j’étais entraîneur, j’attendrais du 10 qu’il soit le garant de la philosophi­e de l’équipe. J’attendrais surtout qu’il relaie ma stratégie en se mettant au service de son équipe, avant de songer à effectuer un exploit individuel. S’il veut sortir du système, très bien, mais que cela reste dans un cadre. À mes yeux, c’est à sa capacité à mettre son talent au service d’un système et des qualités de ses coéquipier­s qu’on voit un grand ouvreur.

« Chez nous, on préfère toujours un joueur capable d’exploits individuel­s plutôt qu’un autre susceptibl­e de tenir une stratégie. […] Or, à mes yeux, c’est à sa capacité à mettre son talent au service des qualités de ses coéquipier­s qu’on voit un grand ouvreur. »

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