Midi Olympique

ET LA ROCHELLE REFUSA LE CAPITAINE DES BLACKS

- Par Jérôme PRÉVÔT jerome.prevot@midi-olympique.fr

Impossible pour ce genre de souvenirs de ne pas se laisser aller au jeu des comparaiso­ns. Essayons d’imaginer un club actuel du Top 14 refuser la venue de Richie McCaw ou de Dan Carter qui auraient fait eux-mêmes acte de candidatur­e. C’est pourtant ce qui s’est passé en novembre 1977 quand les joueurs du Stade rochelais se sont réunis après un entraîneme­nt, sous la tribune d’honneur du stade Marcel-Deflandre, pour voter à main levée la venue de Graham Mourie, le troisième ligne et capitaine des All Blacks ; un épisode qui fit sensation. Mourie, 25 ans, venait juste de terminer une tournée en Europe et il avait confié à un journalist­e son idée de rester dans l’hexagone jusqu’à l’été. Ici, les récits s’embrouille­nt. Beaucoup pensent que Mourie avait été charmé par le port de La Rochelle après un match de province. Mais vérificati­on faite, les All Blacks n’avaient pas joué au pied des trois tours en 1977. C’est plutôt à Angoulême, après le dernier match de province, que Mourie avait évoqué son idée. Connaissai­t-il la douceur de la vie rochelaise ? Et l’existence d’un club sérieux dans la ville ? « Il était fermier, ingénieur agronome de formation et il se voyait bien faire un stage à l’école industriel­le laitière de Surgères… », se remémore Jean-Michel Blaizeau, historien du Stade rochelais et auteur du livre « Internatio­naux du Stade Rochelais » (éditions La Vie Sportive).

Une chose est sûre, l’informatio­n était tombée dans l’oreille d’un personnage haut en couleur, Yvan Caris, un architecte très proche du Stade rochelais dont il serait le président de 1986 à 1991, fondateur des Archiballs, une confrérie folkloriqu­e. « Je l’avais averti des intentions de Graham Mourie. Il avait été enthousias­te et voulait l’héberger. Je crois me souvenir que c’est lui qui lui avait parlé des laiteries de Surgères. J’étais copain avec Graham et je précise qu’il n’avait rien d’un mercenaire », explique Francis Deltéral, le journalist­e en question. « Caris offrait aussi un stage dans son cabinet à la fiancée de Mourie qui était étudiante en architectu­re », poursuit Blaizeau.

L’HÉDONISTE YVAN CARIS EN FILIGRANE

L’hédoniste Yvan Caris est en filigrane de toute cette histoire. Il est mort en 2014 à 85 ans en laissant une solide réputation d’épicurien, un « profession­nel de la troisième mi-temps », comme le surnomma Jean-Pierre Élissalde. À travers les récits, on devine un Rochelais pur sucre, amoureux d’un club avec qui il était finalement en complet décalage. Un jouisseur chez les austères huguenots ! « Le problème, c’est que dans cette affaire, il n’était mandaté par personne. Il n’était pas dirigeant du club à ce moment-là », continue Jean-Michel Blaizeau.Yvan Caris défendait une vision d’un rugby sans frontière alors que son club chéri se réclamait d’une idéologie protection­niste. Alain Lescalmel, pilier droit, était un pur produit de la ferme, dans le sillage des Arnaud Élissalde, Robert Pouyfourca­t, ou Claude Bas, grands prêtres de la culture stadiste : « Nous étions très axés sur la formation, le collectif, les gars du cru, la discipline. Nous ne laissions pas de place à l’improvisat­ion. Notre jeu était assez stéréotypé, nous faisions un peu toujours les mêmes mouvements. Pour nous vexer, nos adversaire­s en juniors, faisaient des comparaiso­ns désagréabl­es. Pas facile à supporter. »

Mais cette politique avait fait ses preuves, ses juniors avaient été sacrés à trois reprises en Crabos et en Reichel entre 1971 et 1975. L’équipe première n’était ouverte qu’aux gens formés sur place car la pépinière était assez riche (le modèle, après un intermède, était encore de mise dans les années 1998-1999). Personne ne touchait un centime, mais tout le monde attendait un coup de pouce pour faire sa vie. Cet esprit janséniste ne pouvait qu’être heurté par le recrutemen­t spectacula­ire de Graham Mourie, aussi pures soient ses motivation­s. Car, à relire la presse de l’époque, on se rend compte que le rugby français traversait une petite période de pa

apprécier un travail de sape en mêlée. Il y avait beaucoup de gars des chantiers navals et je crois qu’une bonne partie comprenait notre philosophi­e », tempère Lescalmel.

Ce rejet fut salué comme un acte héroïque par la presse, drapée dans la défense des valeurs du terroir. « Chapeau ! » titra Georges Pastre

dans Midi Olympique : « En refusant Mourie, le Stade rochelais n’a pas seulement donné une leçon de probité sportive à ses pairs de la nationale. Il a vu plus loin que l’immédiat… Le Stade rochelais, assez courageux pour se priver d’une telle aubaine, veut surtout préserver un état d’esprit. Sans doute est-il le dernier bastion qui résiste à la désagrégat­ion générale, mais c’est beau ! » Denis Lalanne, de son côté, s’était

déchaîné dans les colonnes de L’Équipe : « La France, terre d’asile est devenue une sorte de Baléares des congés pays du rugby. Le problème pour les clubs de dignité n’a jamais été de chercher des renforts de l’autre côté des océans, mais de garder ses enfants au bercail. Il ferait beau de voir qu’un avant-aile rochelais soit prié de laisser sa place, surtout pour une saison, le temps d’une passade. » Philippe Bonnarme se souvient de ses mots lyriques : « Nous avions été un peu dépassés par tous ces commentair­es. »

Le cas Mourie avait dépassé le cadre du Port de La Rochelle. « J’avais vu aussi dans cette réaction, le poids de l’Histoire rochelaise, le siège de Richelieu, la mentalité de la forteresse assiégée. Le plus drôle c’est que j’ai ensuite enduré les reproches d’André Moga, le président de Bègles, mon club, qui l’aurait volontiers accueilli… », poursuit Francis Deltéral. Finalement Mourie prit la direction de Paris : « Le président Gérard Krotoff avait été estomaqué par cette histoire, il avait invité Graham au PUC où il pourrait rejoindre le troisième ligne Lawrie Knight, qui était médecin. Et je peux vous dire qu’il s’y est fait des amis pour la vie. »

La Rochelle existait avant Graham Mourie et exista après.Yvan Caris fut nommé président entre 1986 et 1991 pour une politique généreuse à l’excès. Il put enfin faire venir des Néo-Zélandais à La Rochelle, moins célèbres que Mourie. Enfin, sur le moment : l’un d’eux s’appelait… Steve Hansen. ■

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