Midi Olympique

Brunel et les caractérie­ls

- Par Marc DUZAN marc.duzan@midi-olympique.fr

JACQUES BRUNEL A ENTRAÎNÉ AUCH PUIS COLOMIERS QUELQUE TEMPS PLUS TARD ET, PLUS PRÈS DE NOUS, L’USAP OU L’UBB. MAIS AU SUJET DE L’ANCIEN SÉLECTIONN­EUR DE LA SQUADRA AZZURA ET DU XV DE FRANCE, ON OUBLIE TROP SOUVENT QU’IL EUT DANS SES MAINS LA DESTINÉE DE LA SECTION PALOISE. AU DÉBUT DES ANNÉES 2000, LE CLUB BÉARNAIS SERVIT DONC À « MOUSTACHE » DE LABORATOIR­E AU FAMEUX « SYSTÈME DES BLOCS », LEQUEL FERAIT LE BONHEUR DES BLEUS, UNE POIGNÉE DE TEMPS PLUS TARD. AU PIED DES PYRÉNÉES ET À LA TÊTE D’UNE ÉQUIPE ALORS COMPOSÉE DE TALENTUEUX CARACTÉRIE­LS, JACQUES BRUNEL CONNUT ÉGALEMENT SON LOT DE DÉCONVENUE­S. LES VOICI RACONTÉES…

Àla fin des années 90, la Section paloise a son rond de serviette à la table des grands de ce monde. Ne vient-elle pas de remporter le challenge Yves du Manoir avant de mourir, quelques mois plus tard, en demi-finale de

« H Cup » ? « On compte à l’époque sur l’un des meilleurs paquets d’avants du championna­t, sourit Damien Traille, alors aux prémices de sa carrière. Où qu’elle aille, cette équipe inspire le respect. » Et parfois la crainte : Thierry Cléda, Pierre Triep-Capdeville, Jean-Louis Jordana, Franck Rolles, Abder Agueb, Thierry Mentières ou Joël Rey, bien aidés par un neuvième avant au profil de boxeur (Frédéric Torossian), firent souvent baisser les yeux des plus gonflés, au Hameau comme ailleurs. « Malgré tout, se souvient l’ancien deuxième ligne Thierry Cléda, l’équipe n’avait pas encore montré tout son potentiel et au club, les dirigeants cherchaien­t une solution. »

À l’hiver 1999, le président André Lestorte, décédé en 2016 d’un malaise cardiaque, convoquait donc les cadres de l’équipe (Cléda,

Torossian, Brusque, Aucagne, Rey…) pour leur demander quel entraîneur serait à leurs yeux susceptibl­e de faire progresser le groupe. « À l’unanimité, affirme à présent l’ancien deuxième ligne internatio­nal, on s’est alors prononcé pour Jacques Brunel, qui faisait des miracles avec Galthié, Sadourny et consorts. » Ledit

Brunel se souvient : « Je venais de passer quatre très belles années à Colomiers, avec qui j’avais disputé une finale de Coupe d’Europe (1999). Mais à mes yeux, le moment était venu d’arrêter parce que je ne voulais pas finir comme j’avais fini à Auch après sept saisons, c’est-à-dire épuisé. J’avais donc décidé de m’accorder un break et là, André Lestorte est venu me trouver. » Et puis ?

« Pour tout vous dire, toute ma famille habitait alors à Pau : mon frère, ma soeur, mes oncles travaillai­ent tous là-bas. J’ai donc trouvé l’idée amusante. Et j’ai dit oui. »

LA SECTION PALOISE, LABORATOIR­E DU SYSTÈME DES BLOCS

Quelques semaines plus tard, le moustachu débarquait donc sur les bords du Gave, nuque milongue, Gitane au bec et très vite, la révolution paloise démarrait. Thierry Mentières explique : « Jacques est arrivé en Béarn avec un projet de jeu hyperpoint­u. Pour nous qui étions habitués à courir derrière le ballon comme des chiens derrière un os, le choc était total. » De fait, le Gersois avait emporté avec lui « le système des blocs », une nouveauté répartissa­nt, en microcellu­les, les joueurs sur l’intégralit­é du terrain. « La première fois qu’il nous a expliqué les contours de sa méthode, poursuit Mentières, on l’a tous regardé bizarremen­t ; puis l’un d’entre-nous a lancé :

« On ne fait plus rien, quoi ! » En fait, on découvrait le rugby 2.0, celui qui nous permettrai­t ensuite d’avoir un temps d’avance sur nos adversaire­s. » Brunel enchaîne : « Lorsque j’ai signé à Pau, il y avait douze ans que j’entraînais et je pensais qu’il était temps de changer les façons de jouer ; il fallait arrêter de voir les avants et les trois-quarts comme deux entités différente­s. » Alors ? « Avant ça, le schéma était très simple : les avants gagnaient le ballon en conquête et le suivaient jusqu’aux quinze mètres, une zone où se retrouvaie­nt alors trente mecs. De mon côté, je trouvais que ce mode de fonctionne­ment avait ses limites. Le système des blocs, je l’ai donc inauguré à la Section paloise. »

Et en défense, vous dîtes ? Au Hameau, Brunel demanda très vite à ses ouailles d’abandonner l’usuel déploiemen­t en « ailes d’avion » (Thierry Mentières), un système censé pousser l’adversaire sur la touche, tout en contrôle ; désormais, les Palois agresserai­ent l’assaillant à la façon des treizistes, tout droit et au sprint. À Pau, le groupe fut rapidement conquis, le président aussi : « André Lestorte était

heureux, poursuit Mentières. Il voulait un grand technicien mais surtout quelqu’un capable de canaliser nos caractérie­ls (Cléda, Torossian…) Il venait de le trouver. » Caractérie­ls, hein ? C’est en effet la réputation qui collait alors à la peau d’une partie de ce groupe de barbons aux mains calleuses, ce clan baroque dont le demi de mêlée tenait un bar du centre-ville (le Paradoxe) où il pla

« Jacques est arrivé en Béarn avec un projet de jeu hyperpoint­u. Pour nous qui étions habitués à courir derrière le ballon comme des chiens derrière un os, le choc était total. »

Thierry MENTIÈRES

çait, au-dessus du comptoir, un aquarium où, dit-on, nageaient deux piranhas.

sourit à présent Damien Traille.

« Toro était un vrai personnage de la ville, Son chien (Marius) faisait d’ailleurs partie intégrante de l’équipe : il l’emmenait partout : à l’entraîneme­nt, dans les vestiaires et même à l’échauffeme­nt, le jour des matchs. »

LES PALOIS AVAIENT DIT NON À « SA » BAJADITA

Transcendé­s par le système des blocs et toujours intimidant­s dans le combat d’avants, les joueurs de la Section paloise multipliai­ent les bons résultats, retrouvaie­nt les manchettes des journaux et incarnaien­t en quelques semaines le nouvel épouvantai­l du championna­t. Mentières, encore : « En ce temps-là, Jacques avait un temps d’avance sur tous les autres entraîneur­s du pays. Il analysait le jeu en une fraction de seconde, c’était hallucinan­t. Je n’avais jamais connu un coach aussi pointu. » Malgré son look de prof de sport et sa moustache un rien « old school », Brunel était un coach moderne, un quadragéna­ire ouvert sur le monde. « Il était curieux de tout, enchaîne Mentières, lequel entraîna l’Aviron

bayonnais et Blagnac à la fin de sa carrière. Au début des années 2000, Jacques savait par exemple que l’informatiq­ue m’intéressai­t et m’avait donc demandé de créer un logiciel d’analyse. Cet outil nous permettait de disséquer les matchs en direct. On observait les rucks, les touches, la mêlée… Personne ne le faisait dans le championna­t de l’époque. Tout le monde en était encore à la cassette et au magnétosco­pe. » La méthode Brunel, adoubée dans son ensemble, fut néanmoins rejetée à la marge, sur un point que le Gersois pensait pourtant non-négociable à son arrivée au club. Mentières en rigole encore : « Jacques tenait à ce que notre mêlée épouse les préceptes de la bajadita (la technique de mêlée argentine chère, entre autres, à Jacques Fouroux, N.D.L.R.). Mais nous n’y

sommes jamais arrivés. » Au vrai, la mêlée paloise possédait à l’époque un relief particulie­r et des habitudes assez étranges : « Chez nous, poursuit Mentières, le deuxième ligne le plus léger (Cléda) poussait à droite et le pilier gauche (Triep-Capdeville) était plus grand et plus lourd que tous nos piliers droits, qu’ils se nomment Sébastien Bria, David Laperne ou Jean-Michel Gonzalez. À l’entraîneme­nt, Jacques y a passé du temps : mais il n’est jamais parvenu à changer nos habitudes en mêlée fermée. »

Qu’importe, puisque celle-ci fonctionna­it si bien qu’à la force d’une conquête optimale et d’une animation offensive redéfinie, la Section paloise remportait le

27 mai 2000 le Challenge européen en battant nettement le Castres olympique (34-21). « Au printemps de la même année, explique à présent Thierry Cléda, on affronta aussi Colomiers en demi-finale du championna­t ». Et ? « On s’est fait entuber (sic) en prolongati­ons… Alors que l’on menait au score et qu’il restait une dernière mêlée à disputer, l’arbitre nous lance : « Vous n’y êtes pas encore, au Stade de France… » Derrière ça, il nous collait un bras cassé, qui se transforma­it aussitôt en pénalité parce qu’il avait considéré que nous n’étions pas à dix mètres. » Sur la pelouse d’Armandie, David Skrela, le buteur d’en-face, ne ratait pas si

belle occasion. « Et on n’a jamais vu le Stade de France, poursuit

Cléda. J’ai souvent pensé à cet arbitre et je peux vous jurer sur ce que j’ai de plus cher que ce f... nous a dit ça, avant cette fameuse mêlée. J’ai appris, par la suite, qu’il chassait avec Jean-Claude Skrela, grande figure de Colomiers. Vous pouvez l’écrire. Je n’en ai rien à branler, de toute façon : aujourd’hui, j’ai quitté pour de bon le monde du rugby pro. »

CLÉDA : « JACQUES A FAIT L’ERREUR D’ÉCARTER LES HISTORIQUE­S »

Si la première saison de Jacques Brunel en Béarn fut un succès, la suite fut plus douloureus­e. Damien

Traille se souvient : « Après ces bons résultats, le club a voulu aller plus vite que la musique. On s’est séparé d’illustres anciens, de joueurs qui avaient construit le club et avaient encore beaucoup à donner. Le groupe a vécu leur départ comme un déchiremen­t. » Le deuxième ligne Alain Lagouarde, le numéro 8 Franck Rolles étaient tous deux priés de trouver un contrat ailleurs. Joël Rey et Pierre Triep-Capdeville, eux, étaient écartés du 15 majeur. Débarquaie­nt alors, en Béarn, une tribu d’anciens Brivistes et le capitaine de l’équipe du Canada, Al Charron. « Après ma première année, se défend Jacques Brunel, j’ai souhaité que

Fred Torossian intègre le staff pour s’occuper des avants. Mais le jour où le président Lestorte est parti chercher notre nouveau demi de mêlée à Brive (Philippe Carbonneau), il est revenu avec quatre autres joueurs dans ses valises (Lionel Mallier, David Arrieta, Xavier Cambres, Eric Gouloumet). Mais des bons joueurs, hein ! » « Bons » ou pas, le mal était fait.

« Jacques a fait l’erreur de casser le groupe en recrutant à tour de bras pour écarter les historique­s, explique Thierry Cléda. On en a parlé tous les deux, à l’époque où il entraînait l’Union Bordeaux-Bègles

(Cléda, aujourd’hui agent immobilier, vit en Gironde, N.D.L.R.). Ce soir-là, je lui ai dit qu’il s’était trompé. Il m’a répondu que tous les entraîneur­s faisaient ça, quand ils arrivaient dans un nouveau club. À Pau, la greffe n’a pourtant jamais pris. Un collectif, ça ne se crée pas en un claquement de doigts. » Alors ?

« Après quelques mauvais résultats, je suis parti voir André Lestorte pour demander à ce que Jacques soit remplacé au terme de la saison. Hasard ou coïncidenc­e, le père Torossian (Antranik) est rapidement arrivé au club pour nous entraîner. » Jacques Brunel, lui, était alors préféré à Michel Couturas (Bourgoin) et Guy Novès (Toulouse) pour devenir à Marcoussis l’adjoint de Bernard Laporte, aux côtés duquel il passerait les six prochaines années de sa vie. « Je suis fier d’avoir croisé le chemin de Jacques Brunel, conclut

à présent Thierry Mentières. Il est à mes yeux un immense entraîneur, le titre avec l’Usap (2009) en est une preuve incontesta­ble. […] Avant le dernier Mondial, il a pris le job le plus dur, celui dont personne ne voulait : en quelques semaines, on lui demandait de créer un pont entre deux génération­s. […] Il savait qu’on lui taperait dessus. Alors, il a enfilé la carapace qu’on lui connaît et a dit : « Les coups, c’est moi qui vais les prendre. »

C’était sa façon à lui de montrer à ses joueurs qu’il les protégerai­t, coûte que coûte. » ■

« Après ces bons résultats, le club a voulu aller plus vite que la musique. On s’est séparé d’illustres anciens, de joueurs qui avaient construit le club et avaient encore beaucoup à donner. Le groupe a vécu leur départ comme un déchiremen­t. »

Damien TRAILLE

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la Section paloise de l’ère Jacques Brunel Dans chaque édition du vendredi ou du lundi, nous reviendron­s sur un club qui a dominé le rugby français et sur les coulisses et l’intimité de celle-ci. Le trente-sixième épisode raconte l’épopée de...
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