Midi Olympique

« J’ai d’ores et déjà légué mon cerveau à la science »

- Par N. Z. Propos recueillis

Le grand public vous avait découvert voilà deux ans dans un émouvant reportage au sujet des commotions cérébrales dans le rugby, diffusé sur Stade 2. Comment vous portez-vous, depuis ?

Ça va… On va dire que je suis dans le même état de santé qu’il y a deux ans, ni plus ni moins. Si je ne prends pas mes médicament­s régulièrem­ent, je retrouve très vite les mêmes problèmes qu’avant. Alors, je dois être vigilant. Je me bats toujours avec les assurances (GMF et CPAM) pour leur faire admettre que mes séquelles sont bien en lien avec les commotions subies. Tout cela me prend beaucoup de temps et d’énergie, et c’est pour cela que je suis en colère. J’étais rugbyman profession­nel de 22 à 24 ans, j’ai dû arrêter ma carrière à la suite d’une succession de commotions dont je subis les séquelles au quotidien, et pourtant…

On vous écoute…

Le problème avec cette pathologie qui est si subjective, c’est que lorsque tu rencontres des médecins, même des neurologue­s réputés, tu as l’impression que personne ne te croit jamais à 100 %, parce que tu n’as que ta parole pour te défendre. Au bout d’un moment, c’est casse-pieds de voir sa bonne foi sans cesse remise en cause. Mais moralement, ça va, je tiens le choc. Avec mon épouse, nous avons vendu notre maison de Pau pour en acheter une dans le Libournais, que nous avons transformé en un gîte, le Bon Ami. Tous les travaux sont terminés, et nous devrions pouvoir l’ouvrir en janvier, si les conditions sanitaires le permettent.

Aimez-vous toujours le rugby, aujourd’hui ?

Je suis toujours un peu plus écoeuré par rapport à l’attitude des instances du rugby, qui ont beaucoup de belles paroles mais ne proposent rien de vraiment concret au sujet des commotions. En ce qui concerne le jeu en lui-même, j’ai appris à l’aimer de nouveau. Je me suis investi en tant qu’entraîneur de la touche auprès du club du RC Libourne, en Promotion Honneur, et j’y ai retrouvé du plaisir au point que je suis en train de me renseigner pour passer mon DE JEPS. Mais j’ai eu du mal, au départ…

À quoi faites-vous référence ?

Vous savez, quand Ibrahim Diarra est décédé des suites d’un AVC, je me suis forcément posé des questions, car c’est quelqu’un avec qui j’avais joué, et cela n’aurait pas été étonnant à mes yeux que cela ait pu se développer des suites d’un ETC, vu le nombre de chocs qu’il avait subis dans sa carrière, de par son style de jeu. De même, il s’est passé des choses ces dernières années dans le milieu du rugby des faits divers tragiques. C’est juste dommage pour les familles de ne pas s’être posé la question de savoir si ces choses-là n’étaient pas liées à des ETC.

À quoi faites-vous référence ?

Vous savez, mon frère s’est suicidé en 2003, à l’âge de 21 ans. Il avait eu des problèmes de drogue, mais il avait surtout pratiqué de nombreux sports de combat. Malheureus­ement, à l’époque, on ne parlait pas encore d’ETC. Je pense que cela m’aurait quelque part soulagé, à ce moment-là, de savoir qu’un pareil passage à l’acte pouvait être lié à une pathologie comme cellelà, plutôt que de me poser sans cesse la question du pourquoi…

Arrivez-vous à en parler librement aujourd’hui ?

Oui, car beaucoup de temps est passé, qui m’a permis de l’accepter. C’est drôle, parce qu’un jour, je m’étais ouvert de ça avec un kiné de Pau… Aussitôt il avait tiqué et m’avait dit : « Toi, tu es dépressif. » Non, je ne le suis pas ! Je suis triste lorsque j’évoque ce sujet, bien sûr, comme je suis triste parce que le rugby suit une mauvaise pente, parce que le confinemen­t ne me permet pas de rentrer au Canada pour Noël. Mais cette tristesse passagère, ce n’est pas être dépressif. Or, pour pouvoir être indemnisé au titre de mes séquelles post-commotionn­elles, je dois toujours prouver que je n’ai jamais été dépressif avant mes commotions, ce qu’aucun document n’atteste d’ailleurs. Cette pathologie est si particuliè­re et si subjective à traiter qu’au final, c’est toujours parole contre parole. Et ça me fatigue, parfois…

Parce que les commotions et leurs séquelles sont finalement très peu connues…

(il tranche) Justement, je pense qu’il serait important que le FFR, la LNR et la GMF se réveillent et investisse­nt dans la recherche au sujet de l’ETC et dans l’aide aux joueurs toujours vivants, comme c’est désormais le cas aux États-Unis. Par ailleurs, je suis de près le travail de mon avocat pour faire reconnaîtr­e les séquelles conservées par les joueurs de rugby à la suite d’une ou plusieurs commotions au titre d’une maladie profession­nelle.

Sans être pessimiste, l’idée de voir les institutio­ns du rugby investir dans la recherche au sujet de l’ETC semble relever du domaine de la science-fiction, à l’heure actuelle…

J’en suis conscient… Je ne sais pas si vous avez vu le film Seul contre tous, avec Will Smith, qui se passe à Boston et traite du sujet de la découverte de cas d’ETC sur des joueurs de NFL ? Eh bien, à Boston, les Américains ont désormais créé un centre spécialisé dans l’ETC, où l’on analyse les cerveaux de personnes décédées pour mieux connaître cette pathologie. Je me suis renseigné auprès de ce centre. Je n’aime pas dire que je crains de devenir fou… Mais s’il devait m’arriver un jour un accident ou quoi que ce soit d’autre, j’ai d’ores et déjà effectué les démarches pour léguer mon cerveau à ce centre, pour qu’il soit analysé. Pour que mes proches sachent.

L’action des rugbymen anglais et gallois s’est effectuée hors du cadre syndical traditionn­el. Pour vous qui faites partie du Comité Directeur de Provale, pensez-vous qu’une action en justice ne pourra passer que par des initiative­s individuel­les, plutôt qu’institutio­nnelles ?

Le rapport aux syndicats n’est déjà pas le même en France ou en Grande-Bretagne. Dans le rugby britanniqu­e, il n’est pas obligatoir­e de se syndiquer, mais pratiqueme­nt tous les joueurs le font. En France, c’est un réflexe beaucoup moins naturel, j’ignore pourquoi… En tant que membre du Comité Directeur de Provale, un des sujets dont je parle régulièrem­ent avec Robins TchaleWatc­hou consistera­it à mettre en place un meilleur suivi des joueurs qui ont dû stopper leur carrière sur une succession de commotions, comme Victor Kolelishvi­li par exemple, que je connais très bien pour l’avoir côtoyé au centre de formation de l’ASM.

Dans quelle mesure cet accompagne­ment n’existe-t-il pas aujourd’hui ?

Vous savez, on sort déjà très vite du milieu du rugby, dès lors que l’on arrête sa carrière. Mais lorsque ces joueurs-là auront 40, 45, 50 ans, qui s’en souciera ? S’ils développen­t des symptômes de démence, qui les accompagne­ra ? Il s’agit là d’un enjeu majeur à mes yeux. Quand tu joues, tu n’es pas forcément conscient des risques que tu prends, surtout au niveau de ton cerveau. C’est ton bien le plus précieux, celui qui contrôle tout, qui te permet de lire des histoires le soir pour endormir tes enfants. Ça ne se galvaude pas.

Le terme de « démence » associé aux pathologie­s énoncées par les joueurs britanniqu­es a fait froid dans le dos. Pensez-vous en souffrir ?

Non, pas pour l’instant. Mais il faut comprendre que lorsqu’on développe un ETC, ces signes de démence qui auraient pu apparaître à 75, 80 ans peuvent survenir beaucoup plus tôt. Je pense que j’ai arrêté ma carrière au bon moment, mais ça ne m’empêche pas d’être vigilant. Je suis conscient que cela peut m’arriver un jour. Je n’ai que 29 ans mais comme il m’arrive très souvent d’oublier des choses, je fais des listes pour tout, et mon épouse m’aide tous les jours à faire des exercices pour travailler ma mémoire.

Vos souvenirs tendent-ils toujours à s’effacer, quatre ans après la fin de votre carrière de rugbyman ?

J’en ai oublié beaucoup, oui. Mon mariage, par exemple, je m’en souviens au travers des vidéos et des photos que nous avons. Mais de ma carrière de rugbyman profession­nel, je ne me souviens pratiqueme­nt plus. Je me rappelle quelques grands moments, comme celui d’avoir été sur le terrain quand nous avons remporté le titre de Pro D2 avec Pau, quelques flashs de mes actions en Top 14, mon premier essai, mon premier carton jaune… Mais le reste c’est « a complete blur », comme on dit en Anglais. Un flou total… Je ne sais pas si c’est grâce aux vidéos que je me rappelle ces souvenirs mais c’est vrai qu’ils sont tous filmés. Sans ça, je ne sais pas si je pourrais m’en souvenir.

Avez-vous des pistes pour continuer à vous soigner ?

Avant le confinemen­t, Provale devait me permettre d’aller en Floride, dans un « brain plasticity center », un centre spécialisé pour les gens qui souffrent de traumatism­es crâniens et de potentiels ETC. C’est un centre totalement indépendan­t, qui n’est pas lié à la NHL ou à la NFL. Là-bas, ils réalisent un bilan précis de l’état de ton cerveau, puis mettent en place un protocole précis en fonction de tes besoins, avec des exercices adaptés à réaliser quotidienn­ement. Cela a dû être repoussé mais j’espère pouvoir y aller lorsque les conditions sanitaires le permettron­t.

Un mot, pour conclure ?

C’est vrai de partout dans le monde, mais plus encore en France : j’ai l’impression que lorsque les gens s’expriment, ils ont peur qu’on pense d’eux qu’ils sont faibles. C’est faux et cette mentalité doit changer, justement pour que les choses changent.

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