Midi Olympique

Le barjot génial

PERSONNAGE HAUT EN COULEUR ET TECHNICIEN TOUJOURS À L’AVANT-GARDE, CELUI QUI GUIDA LES BOKS VERS LE SACRE MONDIAL EN 2019 S’EST RACONTÉ DANS UNE AUTOBIOGRA­PHIE PASSIONNAN­TE. ITINÉRAIRE D’UN COACH PAS COMME LES AUTRES.

- Par Simon VALZER simon.valzer@midi-olympique.fr

Il n’est jamais avare d’un bon mot, d’une formule bien sentie, ou d’un tweet assassin qui mettra le feu aux poudres. Lui, c’est Rassie Erasmus, nommé directeur du rugby sudafricai­n après son sacre à la dernière Coupe du monde au Japon en 2019 en tant que sélectionn­eur. Après avoir soulevé le trophée Webb-Ellis, il laissa ainsi sa place à son assistant et fidèle ami de toujours, Jacques Nienaber, qu’il avait rencontré lors de ses deux années de service militaire à Bloemfonte­in. Mais ne vous y trompez pas : Rassie reste bien le vrai boss des Boks. Et également l’un des plus grands penseurs de notre jeu, de ceux qui ont une idée à la seconde et qui ne se gênent pas pour les tenter. Le banc en 7-1 que personne n’avait jamais osé ? C’est lui. Quatre demis de mêlée sur la même feuille de match ? Aussi. Les signaux lumineux utilisés depuis la tribune (lire ci-contre) ? C’est lui. Les prises de sang à la mi-temps pour contrôler le niveau de glycémie des joueurs ? C’était lui encore mais au début des années 2000, alors que d’autres se demandaien­t encore à quoi servaient les légumes.

Erasmus, c’est aussi un barjot notoire. Un mec qui s’amuse à choquer son monde et qui se fout des conséquenc­es. Comme dans cette vidéo publiée en décembre 2021 où on le voit, habillé aux couleurs de la sélection nationale, danser sous la pluie sur un tube techno avec une bouteille de vin blanc en premier plan. On se souvient aussi de son discours lunaire prononcé dans les vestiaires avant la demi-finale 2019 contre le pays de Galles et diffusé dans le reportage « Chasing the Sun », diffusé sur Canal + : « Oubliez tout ce qu’on a préparé dans la semaine. Le plan de jeu, les tactiques, et tout le reste. Regardez-vous, regardez votre pack : chacun d’entre vous est plus fort que le mec en face. Donc défoncez-les. Cassez-leur la gueule devant, et tout ira bien. » On se souvient qu’il avait aussi été banni par World Rugby pour avoir ouvertemen­t critiqué l’arbitre australien Nic Berry après une défaite des Boks contre les Lions britanniqu­es et irlandais. Et cette semaine, il a habilement glissé en conférence que nos Bleus « simulaient parfois ». Un barjot, on vous dit. Mais attention. Il est loin d’être idiot. Ce personnage, on a pu le découvrir en profondeur dans son autobiogra­phie intitulée « Rassie, Stories of Life and Rugby », écrite en collaborat­ion avec le journalist­e sud-africain David O’Sullivan et qui commence en ces termes : « Les gens pensent me connaître, mais ils se trompent. » Dans ce livre d’un peu moins de 300 pages, Erasmus se raconte donc. Il nous narre son enfance à Despatch, une petite ville de l’Eastern Cape de 40 000 âmes située à 30 kilomètres de Port Elizabeth et peuplée de travailleu­rs humbles et durs au mal.

FILS D’UN PÈRE ALCOOLIQUE

Dès les premières pages, Rassie Erasmus (qui se prénomme en réalité « Johan », ou « Hannie » pour ses proches avant d’être renommé « Rassie » durant son service militaire, ce qui a fini par devenir sa nouvelle identité) aborde l’épineux sujet de l’alcoolisme de son père, Abel Hermanus. Brillant musicien multi-instrument­iste, ce dernier n’a jamais poussé son fils à jouer au rugby ou même à faire du sport : « C’est de ma mère que j’ai hérité mes capacités sportives et mon amour pour l’activité physique. » Même s’il insiste sur le fait qu’il n’a jamais levé la main sur lui ou ses grandes soeurs (Martlie est son aînée de huit ans et la deuxième, Gerda, de trois), il concède qu’il a mal vécu cette période : « Tous les soirs, en rentrant du boulot, il ouvrait une bouteille de Mainstay

(un spiritueux sud-africain de 43°, N.D.L.R.) et en buvait de grands verres. Son alcoolisme nous faisait peur. Quand il était saoul, on partait. Mes parents faisaient chambre séparée, et la meilleure chose à faire était de le coucher. Mais même dans sa chambre, il n’était pas complèteme­nt en sécurité. Pour se punir d’avoir autant bu, il se flagellait les jambes très fort, jusqu’au sang. Pour l’en empêcher, je venais m’allonger à côté de lui. »

Si sa ville de Despatch était décrite comme une bourgade tranquille, le jeune Johan fut toutefois rapidement confronté à l’insondable violence qui régnait dans les townships avoisinant­s : « Quand j’avais 13 ans, un homme, nommé Benjamin Kinikini, fut assassiné dans le township de KwaNobuhle selon le terrible supplice du « collier » : on mettait un pneu autour du cou de la victime, on le remplissai­t d’essence, et on allumait le tout. Le pauvre bougre brûlait vif dans d’atroces souffrance­s. J’ai encore en mémoire l’horrible photograph­ie du corps calciné de Kinikini. À ce moment-là, je compris que j’ignorais beaucoup de ce qu’il se passait dans mon pays. »

Un pays qu’il représente­ra à 36 reprises entre 1997 et 2001, au poste de troisième ligne : « Je n’étais pas le plus rapide et encore moins le plus athlétique, mais j’arrivais à voir des choses que les autres ne voyaient pas. Si j’avais fait les choses comme eux, je ne serais pas devenu meilleur qu’eux. J’ai toujours cherché à faire les choses de façon différente. » Il raconte sa relation si spéciale avec son sélectionn­eur Nick Mallett qui deviendra son mentor, et à qui il refusera par deux fois le brassard de capitaine : « Ce ne fut pas difficile de refuser deux fois. Je faisais beaucoup trop la fête à l’époque, j’étais loin d’être l’équipier modèle. Je me comportais mal en dehors du rugby, et je ne collais pas à l’image du capitaine presque irréprocha­ble. » Il évoque aussi la Coupe du monde 1999, sa déception après la demi-finale perdue contre l’Australie (27-21), et la petite revanche prise lors du match pour la troisième face à des All Blacks (22-18) encore sous le choc de la remontada des Bleus menée par Titou Lamaison, Philippe Bernat-Salles et Christophe Dominici : « Je n’avais jamais vu des All Blacks aussi démotivés. Je vivais là mon cinquième haka, il n’avait jamais été aussi mou. Quand j’ai vu Taine Randell le réaliser avec aussi peu d’envie, je me suis dit qu’ils n’étaient pas dans le match. »

LE JOUR OÙ IL ANNONÇA À SES JOUEURS LA MORT « D’AXEL » FOLEY

Retraité des terrains, Erasmus se tourna vers l’entraîneme­nt. Et à l’image du joueur qu’il était, il devint un manager qui n’avait pas peur d’aller hors des sentiers battus. Il devint entraîneur en chef de la province des Free State Cheetahs le 1er janvier 2005. Un bastion du rugby africain qui avait perdu de sa superbe, et par là même son public : « Avec des joueurs cadres, on se postait aux feux des carrefours à 7 heures du matin pour distribuer des places gratuites pour les matchs. On écumait ensuite les université­s et les casernes. On répartissa­it étudiants et militaires dans chaque virage pour faire monter la températur­e », raconte le boss des Boks. Il fut également l’un des premiers entraîneur­s sud-africains à délocalise­r les entraîneme­nts dans les townships avoisinant­s afin de fédérer les communauté­s derrière son équipe. Ses réussites avec les Cheetahs (deux Currie Cup en 2005 et 2006) lui valurent le poste de manager général des sélections sudafricai­nes, mais ses désaccords avec le sélectionn­eur Allister Coetzee le poussèrent à l’exil.

C’est ainsi qu’en 2016, Erasmus s’engagea comme directeur du rugby du Munster, où Anthony Foley (surnommé « Axel ») la légende vivante du rugby irlandais et de la Red Army officiait comme entraîneur en chef. Sitôt arrivé, Erasmus tomba amoureux de l’Irlande, des Irlandais et du Munster : « Les gens là-bas me faisaient penser à ceux de Despatch : des taiseux qui bossent dur et qui ne se plaignent pas. J’ai trouvé une maison sur internet et nous sommes arrivés trois jours avant la date prévue. Le dimanche, je suis allé m’acheter un polo du Munster et le lundi, j’étais prêt à travailler. » Erasmus connut pourtant des moments douloureux en Irlande. Comme celui où il dut annoncer à ses joueurs – qu’il ne connaissai­t que depuis quatre mois – la mort de leur manager emblématiq­ue Anthony Foley, victime d’une embolie pulmonaire dans sa chambre d’hôtel à la veille d’un match de

Champions Cup contre le Racing

92, un triste jour d’octobre 2016, alors qu’il n’avait que 42 ans :

« Stupidemen­t, j’ai voulu cacher la nouvelle aux joueurs pour les préserver. Puis Niall, notre team manager m’a regardé et m’a dit : « Tu es complèteme­nt fou ou quoi ? Tu dois leur dire, mec. Axel est mort. »

Les joueurs déjeunaien­t quand je suis arrivé devant eux. Je tremblais comme une feuille, j’ai bredouillé quelques mots et j’ai fondu en larmes.

Niall a pris le relais. Les joueurs étaient atterrés. »

LE CAPITANAT DE KOLISI, UN NON-ÉVÈNEMENT SELON LUI

Erasmus fut appelé au chevet de Springboks à la dérive en novembre 2017 et remplaça Coetzee au poste de sélectionn­eur en février 2018. À la tête d’une sélection ultra-politisée, il affronta la question de la couleur de peau avec une approche très pragmatiqu­e : « Je me fous de la couleur de peau de mes joueurs. S’ils sont bons, ils jouent. Sinon, non. » C’est ainsi qu’il raconta comment il nomma Siya Kolisi capitaine en juin 2018, avant la venue de l’Angleterre à l’Ellis Park : « Il me fallait un joueur qui serait proche de l’arbitre, donc un demi de mêlée ou un troisième ligne. Duane (Vermeulen) jouait à l’époque pour Toulon et n’était pas sûr d’être là à temps. Eben (Etzebeth) était blessé, Pieter-Steph avait porté le brassard le test d’avant mais on l’avait prévenu que c’était temporaire. Siya était le capitaine des Stormers et se trouvait dans la forme de sa vie. Il cochait toutes les cases, point. À aucun moment, je me suis dit que j’étais en train d’écrire l’histoire du rugby sud-africain. Je n’en avais rien à foutre. Je n’ai prévenu personne à l’avance : ni mes adjoints, ni la comm’… Je l’ai dit en présentant l’équipe, c’est tout. » Il connaissai­t Kolisi comme personne : « Je le suivais depuis l’âge de 18 ans. À l’époque, il avait signé pour les Cheetahs, mais j’ai trouvé un vice de forme dans son contrat et je l’ai fait signer chez moi, à la Western Province, c’est vous dire… J’ai perdu beaucoup « d’amis » quand je l’ai nommé capitaine. Il y avait beaucoup de méchanceté surtout. Avant la Coupe du monde 2019, des parents « d’amis » de mes filles leur ont dit : « Dites à votre putain de père qu’il arrête de tailler des pipes pour toucher son chèque (sic). » Les gens pensaient que c’était un acte politique. Ça ne l’était pas. Ces réactions m’ont mis dans une profonde colère. » L’année suivante, son protégé du township de Zwide soulevait le trophée Webb-Ellis. Et aujourd’hui, les Springboks restent de sérieux candidats à leur propre succession. Il faut croire que ce barjot de Rassie n’a pas que des mauvaises idées…

« Je faisais beaucoup trop la fête à l’époque, j’étais loin d’être l’équipier modèle »

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