Midi Olympique

Un avant-match dantesque

LE MATCH S’EST DISPUTÉ SOUS UN ORAGE DE FIN DU MONDE A TEL POINT QUE LE COUP D’ENVOI FUT REPORTÉ À DEUX REPRISES AVEC TOUT LE STRESS QUI VA AVEC.

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ÀDurban, se déroula donc plus qu’un simple match : un métamatch, porteur de tout ce qui peut faire sortir le sport de ses rails habituels comme un fleuve qui quitte son lit sous l’effet de pluies diluvienne­s. En page 3 de Midi Olympique, le titre était très littéraire et très cornélien : « Orage, ô désespoir ! ». Il avait le mérite de nous immerger dans la réalité : sans la colère de Jupiter, l’épilogue aurait été tout autre. Il pleuvait depuis le vendredi matin et le samedi, à deux heures du coup d’envoi, un orage de fin du monde éclate. La pluie se met à redoubler d’intensité, elle donnera aux photos de ce match une patine unique ; des gerbes qui jaillissen­t à chaque foulée. « À certains endroits, l’eau couvrait les chevilles », témoignera­it Marcel Martin. Ce caprice magistral de la météo donna un des avant-matchs les plus stressants de l’Histoire. L’arbitre gallois, Derek Bevan, vient inspecter la pelouse, des sacs en plastique autour de ses chaussures. Un bruit se met à courir, il craint… pour la vie des joueurs, susceptibl­es d’être frappés par la foudre. Plusieurs joueurs sud-africains sortent, on reconnaît Joel Stransky et André Joubert. Ils reviennent au vestiaire le visage pâle. Des palabres commencent et M. Bevan décide de repousser le coup d’envoi d’une heure. Côté français, seul le capitaine Philippe Saint-André est venu tâter le terrain. Ça discute dur entre Louis Luyt, le président de la Fédération sud-africaine (Sarfu), et son homologue Bernard Lapasset. Marcel Martin, le patron français de la Coupe du monde, est là Mais il est fâché avec Luyt pour une sombre histoire de billets. Les deux hommes n’arrivent plus à se parler.

Martin demande une pompe à eau. Il n’y en a pas à l’horizon. On voit alors débarquer une petite dizaine de femmes noires munies d’un balai. Elles essaient de repousser l’eau au-delà des lignes de touches et d’en-but, une tâche de Sisyphe qui ne convainc personne. La tension monte. On comprend que les organisate­urs n’ont même pas pensé à bâcher le terrain alors que la pluie tombe depuis vingt-quatre heures. Leur légèreté est patente.

On a cru que les Springboks s’étaient frotté les mains à l’idée de choper les Français dans des conditions affreuses, propres à niveler les valeurs. Mais, ce sont eux qui, au départ, ne voulaient pas jouer. Morné Du Plessis, leur manager, le laisse entendre à la télé locale. Les Sud-Africains jouant rarement sous la pluie. Il pense que les Français sauront mieux s’adapter aux averses. Pierre Berbizier veut en découdre. Dans le Midi Olympique de l’époque, on lit, dans la bouche du manager Guy Laporte (décédé en 2022) : « La pression a changé de camp. Les Boks ne veulent pas jouer, c’est bon signe. Les nôtres sont bien, ils se préparent minutieuse­ment. »

Olivier Roumat, deuxième ligne se souvient de l’interminab­le attente dans les vestiaires : « Nous sommes restés très calmes. Nous nous étions échauffés, il a fallu faire redescendr­e la températur­e mais il n’y avait pas d’énervement. Nous sommes restés strappés, à boire des cafés ; sans doute une vision un peu étrange. Nous nous sentions supérieurs aux Springboks, on voulait jouer, mais il a fallu gérer la montée et la descente de l’adrénaline. » À 16 heures, M. Bevan annonce que le match commencera­it d’ici une demi-heure. Visiblemen­t, les Springboks avaient changé d’avis. Ils avaient été sans doute informés que si le match ne se jouait pas, les Français seraient qualifiés car ils avaient eu moins d’expulsés qu’eux dans le tournoi. Le bruit courut que les Bleus avaient refusé la propositio­n amiable de repousser la rencontre de vingt-quatre heures (lire page suivante), ce qui les aurait sans doute avantagés car le lendemain, il fit un temps superbe sur Durban. Dans Midol, on cite Marcel Martin indiquant que dans le cas d’un report, les Français n’auraient pas eu d’hôtel pour passer la nuit, ni d’avion pour regagner leur camp de base. Ce match, il fallait donc le jouer, même dans une mare aux canards. Dans les vestiaires, les Français trompent l’ennui comme ils peuvent. Abdelatif Benazzi reprend : « On a fait des actions virtuelles. Je prends le coup d’envoi, tu tapes, tu montes au ballon. Pierre est resté avec nous, il parlait en permanence. Il était proche de nous et il nous l’a vraiment montré ce jour-là. »

« La pression a changé de camp. Les Boks ne veulent pas jouer, c’est bon signe. »

Guy Laporte Manager des Bleus en 1995

CHRISTOPHE DEYLAUD SE POSE DES QUESTIONS

L’ouvreur Christophe Deylaud évoque avec franchise les doutes qui l’ont assailli : « Cette attente, ce n’était pas du tout évident. Je me suis dit que ce match n’était pas fait pour moi. Je n’avais pas un coup de pied d’occupation assez puissant. J’en ai parlé avec Pierre mais il n’a pas voulu me changer. Je suis devenu entraîneur par la suite et je me dis qu’à sa place, j’aurais peut-être pris la décision de faire jouer Franck Mesnel plutôt que moi. De plus, je ne m’étais pas trouvé performant durant cette Coupe du monde, j’étais blessé à une main. Tout ça a fait que j’ai mal vécu cette pression psychologi­que, ce petit folklore. » Derek Bevan vint alors parler eux deux capitaines. « Si le match débute, il ira à son terme », leur annonce-t-il. Il ajoutera : « J’ai senti que les Français ne voulaient pas d’une victoire sur tapis vert. »

On connaît la suite, après un quart d’heure de jeu la pluie redoubla d’intensité. Dans un stade à ciel ouvert, les spectateur­s et les journalist­es furent totalement prisonnier­s des trombes d’eau, les téléphones et les ordinateur­s refusèrent tout service, la prise de notes sur cahiers se révéla également impossible. Sur la pelouse avait démarré ce long débat marécageux dirigé par un Bevan mué en saint Bernard des Boks. Comme la nature l’a toujours commandé, l’arc-en-ciel de la nation hôte succéda à un sacré orage.

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Photos Icon Sport Abdelatif Benazzi, ballon en main, le héros malheureux de cette demi-finale de 1995.
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UNE INTERMINAB­LE ATTENTE
Ce match se déroula comme dans un marécage. La vision d’employés balayant la pelouse avant la rencontre avait quelque chose de dérisoire. UNE INTERMINAB­LE ATTENTE

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