Midi Olympique

Trevor Ringland, le soldat vert devenu casque bleu de la paix

EN 1987, UN MOIS AVANT LA PREMIÈRE COUPE DU MONDE, SIX JOUEURS DE L’ÉQUIPE D’IRLANDE AVAIENT ÉTÉ MEURTRIS DANS UN ATTENTAT À LA BOMBE. PARMI EUX FIGURAIT TREVOR RINGLAND (36 SÉLECTIONS), AILIER DEVENU SERVITEUR DE LA PAIX ET CHANTRE DE L’UNITÉ IRLANDAISE.

- Par Vincent BISSONNET vincent.bissonnet@midi-olympique.fr

IRLANDE

D «ans ta tête, ils combattent encore, avec leurs tanks et leurs bombes, et leurs bombes, et leurs armes, dans ta tête, dans ta tête, ils meurent… » Après chaque succès du XV du Trèfle dans ce Mondial, les paroles de « Zombie » retentisse­nt puissammen­t dans les enceintes des stades et les gorges irlandaise­s. L’hymne des Cranberrie­s, évocation des « Troubles » - la guerre civile ayant causé plus de 3 500 morts et accablé l’Irlande du Nord, trois décennies durant - résonne, d’une manière ou d’une autre, en chaque ressortiss­ant de l’île d’Emeraude. Ce choix de chanson par la Fédération a porté à controvers­e dans ses contrées vertes. Un débat dans lequel Trevor Ringland s’est invité : « J’estime que cette interpréta­tion rend hommage aux Cranberrie­s et à leur prise de position », a réagi, dans le Belfast News Letter, ce glorieux internatio­nal des années 80 et ancien vice-président du Parti unioniste d’Ulster. « Ceux qui la condamnent devraient examiner de plus près ce contre quoi cette chanson s’oppose et comment elle représente ce que nous voyons sur le terrain. » À savoir une sélection unie derrière une même bannière.

« Zombie » est tout à la fois un hymne rock, une ode à l’unité et une leçon d’histoire moderne. Aujourd’hui encore, Belfast, deuxième ville de l’île, est striée de murs de la paix et de portails de fer quand bien même les tanks ont quitté ses rues. Si l’armistice a été décrété, la lutte armée n’en a pas moins laissé une empreinte sur l’histoire des Coupes du monde et du XV du Trèfle. Une indélébile tache de sang formée à Killeen, point de passage entre le Nord et le Sud, moins d’un mois avant le lever de rideau sur la première édition. Le 25 avril 1987 aurait dû être un jour de préparatio­n comme un autre. Il l’était, jusqu’à ce que l’histoire ne vienne percuter la sélection de plein fouet. En plein coeur. Trevor Ringland est trop bien placé pour en parler : « Nous étions en chemin pour l’entraîneme­nt quand une voiture piégée par l’IRA a explosé. L’attentat visait en fait le juge Maurice Gibson et sa femme. Ils ont été tués sur le coup. Nous étions six joueurs, répartis dans deux voitures, dont l’une est passée au mauvais endroit au mauvais moment. » L’ailier a eu une relative chance dans ce malheur. Au contraire de trois de ses partenaire­s, physiqueme­nt atteints : « Nigel Carr, notre meilleur joueur, un formidable porteur de balle, avait été très sérieuseme­nt touché. Il a eu de multiples blessures et a dû déclarer forfait pour la Coupe du monde. Et il n’a plus jamais joué… » Il n’avait que 27 ans, un trop bel âge pour tirer un trait sur ses rêves.

AINSI NAQUIT IRELAND’S CALL

L’épée de Damoclès planant au-dessus de la tête de Trevor Ringland depuis sa tendre enfance venait de s’abattre sur lui et les siens. Son histoire, comme celle de tant d’autres, s’inscrit dans la tragique destinée nord-irlandaise du siècle passé. « Jusqu’à 9 ans, j’avais une vie tout ce qu’il y a de plus normal », décrit ce fils d’une famille protestant­e de Belfast se définissan­t comme « irlandais, nordirland­ais, britanniqu­e et européen ».« Tout a basculé quand les « Troubles » ont éclaté, en 1968. Mon père, Adrian, était policier. Nous vivions dans une caserne, à Glenarm. C’était comme un petit village. »

À l’époque, dans cette enclave britanniqu­e où catholique­s-unionistes – désireux de rallier l’Irlande – et protestant­s-loyalistes – fidèles à Londres – n’habitaient pas les mêmes quartiers, n’allaient pas dans les mêmes écoles, n’étaient pas enterrés dans les mêmes cimetières, aucun endroit n’était sûr. Surtout pour un membre des forces de l’ordre, cibles prisées de l’IRA. Les murs dressés entre les quartiers de confession­s différente­s n’étaient que des protection­s de façade : « Pendant trente ans, mon père a vécu sous une menace constante. Il avait une arme sous le lit et, tous les matins, il regardait sous la voiture pour vérifier qu’il n’y avait pas de bombe. Il a échappé à cinq tentatives d’assassinat. Il n’y avait pas endroit plus dangereux au monde pour un policier. »

Aussi angoissant ait pu être son quotidien d’enfant, le jeune adulte était habité par une intime conviction : le rugby et tout particuliè­rement le XV du Trèfle, somme de toutes les Irlandes, devait faire office de trait d’union populaire. En 1986, son essai victorieux face à l’Angleterre ouvrit une brève mais intense parenthèse de réconcilia­tion : ce jour-là, les deux ailes, protestant­es et catholique­s, de la prison de Maze avaient, paraît-il, chanté à l’unisson. Un an après, la première Coupe du monde de l’histoire avait placé la sélection face à un défi dépassant largement le cadre du sport : représente­r sur la scène planétaire une nation scindée en trois, avec « le Sud » d’un côté et les « deux Nords » de l’autre. Le tout après un drame ayant ébranlé tout un chacun. « On m’a souvent demandé : « Mais comment avez-vous pu évoluer avec l’équipe nationale après ce qui s’était passé ? » C’était tout le contraire, en fait : jouer pour l’Irlande n’en devenait que plus important. C’est la nature même du rugby de rassembler les gens différents. Entre nous, il n’y avait pas de doute. Ce n’est qu’en étant unis que l’on pouvait accomplir de grandes choses. »

En mai 1987, le XV du Trèfle avait débarqué en Nouvelle-Zélande avec ses belles intentions et aussi quelques doutes. Jusqu’à ne pas savoir quelle chanson accompagne­rait son entrée dans la compétitio­n face au pays de Galles. « Pour bien comprendre, il faut savoir que lorsque l’on recevait à Dublin, c’était l’hymne de l’Irlande, « The Soldier’s Song », qui était donné. Quand la sélection se rendait à Belfast, jusque dans les années 50, c’était « God Save The Queen ». En déplacemen­t, nous n’avions jusqu’alors pas de musique. Personne ne savait ce qui serait joué lors de cette Coupe du monde, d’autant qu’après l’attentat, il était acquis que ce ne serait pas « The Soldier’s Song ». Ils ont trouvé le pire des compromis : nous avons eu droit à une affreuse version de « The Rose of Tralee », une balade du XIXe siècle. Je peux vous garantir qu’aucun joueur n’a envie de mettre son corps sur la ligne après avoir entendu ça. » L’aventure s’arrêtera en quart de finale. « C’était décevant. On avait le potentiel pour faire bien mieux. Nous n’avions pas disputé assez de matchs de préparatio­n et le fait d’avoir perdu Nigel Carr, notre meilleur joueur, a aussi beaucoup pesé. » De la confusion allait tout de même jaillir une lumière, une évidence : « Le fiasco de « The Rose of Tralee » a fait prendre conscience à tout le monde, au Nord comme au Sud, que nous avions besoin d’une chanson qui nous rassemble. » Les dirigeants demandèren­t à Phil Coulter, compositeu­r national, de leur soumettre un hymne. Ainsi naquit « Ireland’s Call ». « Je sais que ça fait encore débat mais je trouve que ce chant fonctionne très bien, appuie Trevor Ringland. Il représente à merveille nos quatre provinces. »

UN MATCH DE CHARITÉ POUR LA PAIX AVEC SELLA

Après avoir tiré sa révérence en 1989 - en étant auréolé d’une Triple Couronne en 1982 et d’un 5 Nations en 1985 - l’ailier s’est doublement reconverti : comme avocat et comme fer de lance de la réconcilia­tion nord-irlandaise. Une manière de prendre le relais de son père. « Il y a deux choses qui ont évité que la guerre devienne hors de contrôle, clame-t-il. La première, c’est le maintien de l’ordre par l’armée et la police ; même si tout le monde est loin de partager cet avis, j’en suis convaincu. La seconde, ce sont les gens qui ont refusé de tomber dans les extrêmes et qui se sont efforcés de colmater les fractures de notre société. » Les soubresaut­s de l’histoire l’ont obligé à rester sur le front, aux côtés de ses partenaire­s d’hier. Après l’attentat dit de « Canary Wharf », perpétré à Londres en février 1996, Hugo MacNeill, catholique du Sud, et Trevor Ringland, protestant du Nord, décidèrent de mener leur propre riposte : « Nous avions eu l’idée d’organiser une rencontre de charité pour la paix : on avait invité François Pienaar, il y avait eu Philippe Sella, Olivier Brouzet, Laurent Cabannes, des dizaines d’internatio­naux anglais… » En mai, les Barbarians s’imposèrent 70 à 38 devant 38 000 spectateur­s, à Landsdowne Road. Ce jour-là, le rugby n’avait été qu’un prétexte pour tout autre chose : récolter des fonds et sensibilis­er le monde. « De jeunes gens de tous bords, endeuillés par les violences et les attentats, avaient eu le courage de venir sur le terrain, loue Ringland. C’était l’unique moyen d’ouvrir les yeux de tous sur les ravages causés par l’absence de paix chez nous. »

L’Irlande du Nord l’a retrouvée, depuis 1998. Trevor Ringland, parmi tant d’anonymes, en reste un garant. Et un militant actif au travers d’initiative­s diverses, « Peace Players » en tête : à Belfast, de nos jours, des matchs d’un genre particulie­r mêlent foot gaélique (pratique estampillé­e catholique), rugby (sport à connotatio­n protestant­e) et football, afin de brasser toutes les communauté­s ; des courses de cyclisme traversent les murs de la paix ; et des équipes de basketball « mixtes » foulent, chaque semaine, les parquets de la ville… Rien ne rassemble plus que le sport, aujourd’hui peut-être encore plus qu’hier. Le peuple irlandais, fier et enfiévré, uni derrière ses géants Verts de tous horizons, en apporte une preuve indéniable à chaque rencontre de ce Mondial. Le XV du Trèfle se retrouve, lui, face à un défi qui le porte et le dépasse à la fois : offrir un moment de communion nationale à toutes les Irlandes. Pour Trevor Ringland, le rêve a tout pour devenir réalité : « La sélection n’a jamais eu autant de talents, de profondeur. » Et peutêtre trouvera-t-elle dans son histoire tumultueus­e et furieuse le supplément d’âme dont sont habités les champions.

 ?? Photos DR ?? Ci-dessus, une photo prise lors du match pour la paix organisé en 1996. Au centre, Trevor Ringland est encadré par Darren Baird, dont la mère, le père et la soeur ont été tués par une bombe de l’IRA, et Thomas Mullan, dont le frère Stephen a été assassiné par des loyalistes lors d’une attaque en représaill­es. Ci-contre, un portrait de Trevor Ringland avec son polo de l’associatio­n « Peace Players » et un cliché de l’attentat de Killeen, en 1987, qui avait touché la sélection irlandaise.
Photos DR Ci-dessus, une photo prise lors du match pour la paix organisé en 1996. Au centre, Trevor Ringland est encadré par Darren Baird, dont la mère, le père et la soeur ont été tués par une bombe de l’IRA, et Thomas Mullan, dont le frère Stephen a été assassiné par des loyalistes lors d’une attaque en représaill­es. Ci-contre, un portrait de Trevor Ringland avec son polo de l’associatio­n « Peace Players » et un cliché de l’attentat de Killeen, en 1987, qui avait touché la sélection irlandaise.
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France