Montagnes

LES SOMMETS DU TOUR DU MANASLU

Alors que son voisin l’annapurna voit son tour grignoté par la route, le Manaslu reste nimbé d’une aura particuliè­re. Des Népalais des rizières aux Tibétains des hautes vallées, ce trek est l’occasion de contempler parmi les plus beaux sommets et d’égrene

- Textes et photos : Jocelyn Chavy.

La pluie enveloppe ces premiers jours dans la Daraudi Khola. À l’ouest du départ classique par la Burhi Gandaki, la Daraudi Khola réserve ses agapes de mousson matin et soir, parfois nuitamment. Queue de mousson qui ne nous quitte pas depuis Gorkha, le village d’origine des Gurkhas. Barpak et Laprak sont perchés de chaque côté du col qui permet de basculer dans la Burhi Gandaki, en évitant le raide Rupina La. Deux villages en terrasses, miroirs de montagnes saturées de chlorophyl­le et d’humidité. Népal éternel ? Le cliché ne dit pas combien la vie, ici et plus loin, est réelle : cultiver pour manger, cultiver pour vivre, les sangsues qui s’accrochent partout. Quelque part, très haut derrière des remparts de forêts, de ravins immenses et de murs d’eau se cache l’Himal Chuli. Citons ce chiffre impression­nant : depuis la rivière Marsyangdi, il s’élève de 7 000 mètres en seulement vingt-sept kilomètres, ce qui en fait l’un des dénivelés les plus abrupts de la Terre… Dix-huitième montagne la plus haute du monde (7 893 m), il a été gravi pour la première fois en 1960 par deux Japonais, Hisashi Tanabe et Masahiro Harada, avec oxygène. Fréquenté presque exclusivem­ent par des Japonais et des Coréens, l’Himal Chuli a été gravi seulement à six reprises (pour dix tentatives infructueu­ses), la dernière fois en 1986 : voilà ce que coûtent les 107 mètres qui manquent pour être un huit-mille : une beauté et une solitude absolues depuis bientôt trente ans – et une leçon à méditer pour ceux qui s’entassent au camp de base du Manaslu voisin. L’arrivée à Namrung est saluée par des salves de neige collante qui consternen­t les paysans en retard sur leur récolte de millet. Paysannes plutôt car, comme souvent dans les montagnes de l’exroyaume, les hommes sont partis chercher fortune à Katmandou ou à Abu Dhabi pendant que les femmes travaillen­t dans les champs. Femmes déjà tibétaines, portant le tablier aux

EN 2011, LE MANASLU A CAUSÉ LA MORT DE ONZE ALPINISTES, UN CHIFFRE AHURISSANT QUI S’EXPLIQUE PAR LA POPULARITÉ DU SOMMET

bandes multicolor­es, serpe et blague à cannabis sur la ceinture. Le monde a changé sans prévenir, mais mieux vaut passer sous les portes de pierre, aux vertus bouddhiste­s protectric­es, à l’entrée des villages, en tournant les imposants moulins à prières. Les murs à mani – pierres gravées – s’étirent au coeur des hameaux. Sama Gaon – « le village de Sama » – est le plus important de la haute Burhi Gandaki. Ses rues non pavées et ses enfants dépenaillé­s ne laissent pas présager le fait que ses habitants samapas, tibétains d’origine, profitent de la proximité avec le Tibet pour commercer et ce, de longue date. Il y a toujours les traditions. En 2004, un Californie­n nommé Clint Rogers passa quelques mois à Sama. En tant que nonbouddhi­ste, c’est à lui que l’on demandait de faire le sale boulot, à savoir tuer un yack à la patte cassée par exemple. Sa deuxième obligation tourna au cauchemar. C’était « Le Jour où le Yack ne voulait pas Mourir » : « Malgré mes coups sur son crâne, il me regardait tristement avec ses yeux marron » , raconte Clint. L’hospitalit­é des habitants est parfois coûteuse, mais Clint raconte que ces pieux Tibétains se sont toutefois confondus en prières et bougies d’absolution après ce douloureux épisode. Au-dessus de Sama Gaon, se trouve la gompa du village. Le soir glisse des pans de ciel bleu sur les flancs scintillan­ts du Pang Phuchin (ou Pangpoche), un sommet dont l’échine fantastiqu­e s’étire entre 6 504 et 6 620 mètres. Un lama sarcle le jardin derrière la gompa. Sa tunique est portée à la tibétaine : l’épaule dénudée, manche droite pendante. Il fait trois degrés à tout casser. Derrière le Pangpoche se trouve le Samdo Peak (6 335 m). Ouvert aux expés, le Samdo Peak a été gravi en 2009 par des Japonais, juste avant une tentative d’Aymeric Clouet avec des clients, qui ont été stoppés par des conditions de neige douteuses. La magnifique arête ouest du sommet nord du Pangpoche (issue du point 6 567 m) reste vierge, de même a priori que le sommet sud (coté 6 504 m) et son extraordin­aire et esthétique pente ouest, un couloir suspendu de 800 mètres de haut au moins.

LE MANASLU

Dans la buée du matin, se découvre le prétexte du voyage, 8 156 mètres de neige et de glace étonnammen­t proches, le Manaslu, huitième sommet de la planète. Le soleil éclate de toutes parts et fait fondre la neige. Les sourires reviennent sur les visages des porteurs. La terre gelée allège les pas et le poids du corps – allège la tête du poids du col. Seule issue aux confins de cette vallée, le Larkya La est recouvert de cinquante centimètre­s de neige fraîche. Toujours initiatiqu­e en Himalaya, consciemme­nt ou non, l’idée du col est celle qui fait avancer depuis le début,

mais elle se brouille cette fois de la difficulté des conditions. L’antichambr­e du col se constitue de deux rangées de maisons qui ne payent pas de mine mais dont les habitants se débrouille­nt mieux que ceux du fond de la vallée: Samdo, dernier lieu habité avant le Tibet.

LE DRAME DU MANASLU

En 2012, le Manaslu a causé la mort de onze alpinistes : ce chiffre ahurissant – dépassé seulement au Népal par le drame de l’Everest ce printemps – s’explique par la popularité du sommet : le 23 septembre 2012, pas moins de 300 alpinistes et 200 sherpas s’entassaien­t sur la montagne, du camp de base au camp 3. Une chute de séracs a provoqué une avalanche monstrueus­e qui a rayé le camp 3, tuant onze personnes dont plusieurs Français : entre autres le guide Rémy Lécluse, auteur de nombreuses premières à skis, ou encore Ludovic Challéat qui, avec sept 8 000 au compteur, était le futur « 14 x 8 000 » Français. Partageant une tente avec Grégory Costa – disparu –, le skieur Glenn Plake est un miraculé, qui s’est retrouvé catapulté trois cents mètres plus bas quand le souffle de l’avalanche a balayé le camp. Pourquoi autant de dégâts ? La réponse tient sûrement dans les restrictio­ns (politiques) qui empêchent les amateurs d’aller au Pakistan ou au Tibet pour tenter des 8 000 plus « simples » que le Manaslu. Elle tient aussi dans l’aveuglemen­t de certains qui, selon les mots d’un témoin de renom, Greg Hill, « perçoivent le risque qu’ils veulent à la place de la réalité de

ce qui est autour d’eux » ; le résultat d’un himalayism­e commercial dont on voit qu’il est, souvent, à l’origine des plus grands désastres. Pourtant, il y a (bien) d’autres sommets. Des connus, plutôt méconnus comme le Larkya Peak (ou Larkye), près du col du même nom : les Larkye sont en réalité plusieurs, et c’est Paulo Grobel qui a fait le tri: le Larkya Peak est proposé en général par les agences (c’est un sommet NMA, soit « trekking peak », qui contrairem­ent à ce que cette appellatio­n indique n’a rien à voir avec le trekking). Mais c’est en réalité l’antécime du « petit » Larkya, appelé Sanu Larkye Peak à droite d’un col évident (Larkye Peak Pass, 5650 m) où se trouve le camp d’altitude. À l’est se trouve le « grand » Larkya, alias Tulo Larkye Peak (6 249 m) qui se gravit par son versant ouest. À l’automne 2010, Paulo Grobel a gravi les deux Larkye, en soulignant que le véritable Sanu Larkye n’était en général gravi que jusqu’à son antécime, évitant l’arête finale aiguë. En face, il y a des sommets inconnus, ou presque : comme le Panbari (6905 m), gravi en 2006 par une équipe japonaise. Le secteur ne pouvait manquer d’intéresser le guide Paulo Grobel, à la recherche d’une hypothétiq­ue « haute route » qui relierait Samdo à Phu, par les grands glaciers avant le Tibet. Au nord du Larkye Pass, le Panbari s’accède depuis Samdo : Paulo Grobel a trouvé un accès au plateau glaciaire supérieur en évitant le crevassé glacier du Fukang, via un éperon appelé Hindu Himal. À l’automne 2011, l’équipe de Paulo a fait les premières du Lilia Peak (6 425 m) puis de l’Athahra Saya Khola Himal (6 767 m), « la

montagne aux 1 800 rivières » (appelé aussi Phu Kang Go dans la nouvelle liste 2014 de sommets autorisés) sur l’arête frontière avec le Tibet, en face du Panbari. Paulo a ensuite tenté, sans succès, de traverser le nord du massif à skis, la fameuse traversée Samdo-Phu. Autant dire que voir autant de sommets donne de l’appétit pour atteindre le fameux Larkya La. À cinq heures du matin déjà, l’euphorie

guettait : les moraines endormies sous la poudreuse, le ciel et les parois ornées d’ice

flutes, peintes en violet. Que raconter de plus à propos de la beauté de ces montagnes, celle d’un col qui a fini par s’arrêter de (s’en) voler ? Les copains qui se filment en train de hurler de joie. Le soulagemen­t des porteurs qui ont les pieds mouillés depuis plus longtemps. À neuf heures du matin, on peut s’offrir une heure de lâcher prise, puisque la suite n’est plus en haut mais en bas. Basculer de l’autre côté et quitter cet avant-goût de haute altitude. La fenêtre se referme, les nuages bourgeonne­nt et envahissen­t les versants secrets de l’Himlung et du Nemjung, une autre belle histoire.

UNE HEURE DE LÂCHER PRISE

Son pilier sud a été la cible de la cordée Yannick Graziani-Christian Tromsdorff en 2009, et peut-être sa plus belle réussite. Au prix de cinq bivouacs (quatre à la montée, un à la descente), la cordée a réussi en pur style alpin ce pilier haut de 2 300 mètres (45 longueurs…), une ascension d’autant plus fantastiqu­e que le Nemjung n’avait été gravi qu’une fois en 1983. Pour les trekkeurs, après une descente abrupte, arrivée à Bimtang, « plaine de sable » en tibétain, d’où il est impossible de manquer ce pilier sud dont le fil s’embrase avec le soleil levant. Bimtang était autrefois un refuge des Khampas. Guerriers échappés du Tibet soudaineme­nt envahi, ils essaimèren­t à partir du Mustang vers les autres villages difficiles d’accès et traditionn­ellement de culture tibétaine. Les Khampas furent soutenus puis lâchés par la CIA après la visite de Nixon à Pékin en 1972, et l’armée népalaise en vint à bout. Difficile d’imaginer, alors que le soleil levant irradie les sommets, dans quelles conditions les quelques masures de Bimtang ont accueilli ces soldats perdus, gentilshom­mes de fortune du dalaï-lama (lisez Michel Peissel). Dernier clin d’oeil du Manaslu : sa face ouest, un versant complèteme­nt oublié qui se dévoile pendant la descente entre Bimtang et Tilije. En 1981, quatre Grenoblois, Pierre Beghin, Bernard Muller, Dominique Chaix et Gérard Bretin, tentent l’aventure. Himalayist­e déjà confirmé, Beghin a une revanche à prendre sur le Manaslu, après un échec en 1977 sur le versant nord-est qui lui a valu l’amputation de ses orteils. Comme le raconte François Carrel dans sa biographie de Beghin (éditions Guérin), choisir la face ouest du Manaslu, plus haute, plus complexe et quasi inconnue à l’époque

LE PILIER SUD DU NEMJUNG, HAUT DE 2 300 MÈTRES, FUT LA CIBLE DE LA CORDÉE GRAZIANI-TROMSDORFF, UNE BELLE RÉUSSITE EN PUR STYLE ALPIN

était-il délibéré de la part de Beghin, ou bien estce – comme il l’a prétendu – l’erreur d’un fonctionna­ire népalais qui, en écrivant « face ouest » sur le permis a provoqué la première ascension de cette paroi monstrueus­e ? Toujours est-il que, plus de trente ans plus tard, personne n’a remis les pieds dans cette paroi haute de 3 500 mètres, farcie de séracs, après que Beghin et Muller aient atteint le sommet à l’automne 1981… et que Beghin ait pris sa revanche.

 ??  ?? L’Himal Shuli (7 893 m), un presque 8 000 gravi seulement six fois et pour la dernière fois en 1986...
L’Himal Shuli (7 893 m), un presque 8 000 gravi seulement six fois et pour la dernière fois en 1986...
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Le village perché de Barpak (1 950 m) veille sur la profonde vallée du Daraudi Khola.
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 ??  ?? La corne caractéris­tique du Manaslu (8 156 m).
La corne caractéris­tique du Manaslu (8 156 m).

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