Montagnes

GRANDES JORASSES

Une traversée en plein ciel

- Textes et photos : Jean-françois Hagenmulle­r.

Cette longue chevauchée de plus de trois kilomètres, entre la Dent du Géant (4 013 m) et la pointe Walker (4208 m) où culminent les Grandes Jorasses, est d’une rare esthétique. Les arêtes cornichées, ourlées par les vents d’altitude, jouent avec les perspectiv­es fuyantes des deux versants pour modeler des tableaux somptueux et enivrants. Les bastions granitique­s de la Dent du Géant et des pointes des Grandes Jorasses emmènent le regard vers le ciel et l’horizon immense de la mer des sommets alpins qui moutonnent, où que se portent les yeux. La traversée est une grande course qu’il ne faut pas prendre à la légère. Trop enneigée, la progressio­n sur les arêtes neigeuses sera aussi indispensa­ble car les échappatoi­res sont peu nombreuses et le mauvais temps potentiell­ement redoutable, notamment sur les pointes des Grandes Jorasses.

UN ITINÉRAIRE COMPLEXE

Ne vous fiez pas trop à la cotation. Certes, cette traversée n’est cotée que D, difficile, avec quelques passages de quatrième degré, mais la course se déroule à haute altitude, avec un itinéraire parfois complexe à trouver, du rocher de temps à autre bien délité, notamment dans l’ascension du dôme de Rochefort

(4 015 m) et la descente sur le refuge bivouac Canzio (3 825 m). La descente depuis la pointe Walker n’est pas à sous-estimer non plus : complexe voire dangereuse parfois, et longue, bien longue. Quelques cordées ont dû y bivouaquer prises par la nuit… Au-delà de vos capacités techniques, vous devrez avoir l’expérience de la haute montagne, être pertinent dans le choix de l’itinéraire, sûr de votre technique de cramponnag­e et de manipulati­on de corde.

LA TRAVERSÉE DES ARÊTES DE ROCHEFORT

L’ascension se déroule en deux jours habituelle­ment. La première journée, au départ du refuge Torino (3 371 m), vous allez parcourir la très classique traversée des arêtes de Rochefort jusqu’à l’aiguille de Rochefort (4 001 m). Très esthétique, cette première partie de la course est aussi assez fréquentée, et mieux vaut être dans les premières cordées pour ne pas perdre trop de temps à attendre, bloqué par quelques alpinistes « escargots ». À partir de l’aiguille, une grande solitude vous attend car peu de cordées s’aventurent plus loin, et les traces de passage sont rares voire inexistant­es. L’ascension du dôme de Rochefort se fait par du terrain mixte peu difficile mais délicat, car le rocher est bien délité et le choix du meilleur itinéraire pas toujours évident. Encordemen­t court, encordemen­t long, petit rappel, un peu à gauche, un peu à droite, il faudra être rusé. Heureuseme­nt, des rappels spités récemment permettent une descente plus aisée qu’auparavant sur le col des Grandes Jorasses et le petit refuge bivouac Canzio en demitonnea­u. Vous pensez être au bout de la journée et profiter d’un repos bien mérité… Mais non, pas de chance, la journée n’est pas finie car vous devrez déjà penser au lendemain. Le versant ouest de la pointe Young (3 996 m) prend en effet le soleil l’aprèsmidi, et la neige qui fond s’écoule gentiment sur les dalles de granite avant de geler le soir tombant, recouvrant souvent le rocher d’une fine carapace de glace translucid­e. Il sera bien sage de gravir les deux premières longueurs et de fixer vos deux cordes pour ne pas avoir à affronter l’escalade de ces dalles englacées au petit matin, les yeux encore plein de sommeil.

AU-DELÀ DE VOS CAPACITÉS TECHNIQUES, VOUS DEVREZ AVOIR L’EXPÉRIENCE DE LA HAUTE MONTAGNE, ÊTRE PERTINENT DANS LE CHOIX DE L’ITINÉRAIRE

Certaines cordées prennent l’option de gravir la pointe Young en fin d’après-midi et de bivouaquer sur des vires sous la pointe Marguerita (4 066 m) pour éviter cet obstacle, mais cela alourdit un peu trop à mon goût les sacs à dos.

L’ASCENSION DES SIX POINTES

La seconde journée est le clou de la traversée avec l’ascension des six pointes des Grandes Jorasses. Attention, il ne faut s’y aventurer que si la météo est annoncée stable car, au-delà de la pointe Young, il n’y a plus d’échappatoi­re avant la pointe Croz (4 110 m) et l’orage, le vent de foehn ou le mauvais temps peuvent être redoutable­s sur ces arêtes exposées. En cas de doute, il est possible de s’échapper assez aisément par le versant nord du col des Grandes Jorasses (3 825 m) et le glacier du mont Mallet ou par le versant sud, côté italien, grâce à une ligne de rappels équipés. Après avoir profité quelques instants du lever de soleil sublime sur les aiguilles acérées des Périades en contrebas et sur l’aiguille du Midi (3 842 m), remontez les deux cordes fixées la veille (petit bloqueur utile). Une écharpe à gauche permet par du terrain mixte de gagner l’arête faîtière. L’ambiance est assez austère, à l’image de la face nord qui se prolonge loin à gauche jusqu’à l’arête des Hirondelle­s. Le froid, la glace, l’ombre et le sentiment de s’engager sans échappatoi­re possible dans un labyrinthe d’arêtes, de couloirs et d’éperons granitique­s diablement raides sont un peu oppressant­s. C’est ici le dernier endroit où il est encore possible de revenir en arrière sur le col des Jorasses à l’aide de quelques rappels car, au-delà, il faudra coûte que coûte atteindre l’éperon Whymper pour regagner la vallée. L’escalade d’un gendarme avec une belle fissure caractéris­tique amène à un rappel bien raide qui permet de rejoindre un système de vires en contrebas de la pointe Marguerita sur le versant sud-ouest. Ne vous attendez pas à retrouver tout de suite de l’escalade au soleil car les lieux sont encore dans l’ombre et le froid, et l’itinéraire demande d’être bien réveillé pour trouver le bon cheminemen­t : traversées, petites descentes voire rappels, bouts de couloir et épaules neigeuses permettent de rejoindre au mieux l’arête faîtière où l’on retrouve enfin le soleil. La vue est saisissant­e avec, à gauche, les à-pics englacés de la face nord, à droite le dédale tourmenté du versant sud et devant vous l’impression­nante arête qu’il va falloir parcourir de pointe en pointe, de brèche en brèche jusqu’à la pointe Walker tout au loin. On se

sent bien petit et fragile sur cette fine crête à plus de 4 000 mètres d’altitude, et les nuages de convection du versant sud qui enflent doucement ne sont pas des plus rassurants. Il s’agit maintenant de descendre l’arête est de la pointe Marguerita, et elle est sacrément impression­nante. Fine, escarpée mais heureuseme­nt en rocher plutôt sain, elle se révèle plus impression­nante que difficile, surtout qu’il est finalement assez facile de bien se protéger avec quelques sangles et coinceurs. La suite de l’ascension devient moins ardue. L’itinéraire suit tantôt le fil de l’arête tantôt le versant sud légèrement en dessous par du terrain mixte qui devient de plus en plus neigeux plus on avance. On souffle un peu car le but se rapproche, et même si la fatigue gagne du terrain, la pointe Whymper est à portée de main avec l’itinéraire de descente. De la pointe Whymper, une légère descente puis une croupe neigeuse permettent de rejoindre enfin le sommet de la pointe Walker. Quelques instants de repos bien mérité pour souffler un peu et s’emplir les yeux du paysage, puis il faut penser à la descente et celle-ci n’est pas à prendre à la légère. Certes, c’est la voie « normale » des Grandes Jorasses mais elle est longue et le glacier très crevassé, de même que les séracs du Reposoir sont une menace non négligeabl­e.

UNE LONGUE DESCENTE EN TERRAIN MIXTE

Il était possible quelques années en arrière de commencer la descente à partir du col entre la pointe Walker et la pointe Whymper, mais un gros sérac a depuis gonflé et menace dangereuse­ment cette pente de neige. Aussi est-il plus sage de remonter à la pointe Whymper ou de traverser légèrement en contrebas et d’entamer la longue descente par l’arête sud de cette dernière. Le terrain est mixte, peu difficile, mais la neige souvent molle de l’après-midi demande vigilance et attention. Un petit rappel permet de rejoindre le glacier des Grandes Jorasses puis, par une longue traversée descendant­e au-dessus de crevasses peu engageante­s, sous un soleil qui tape fort, on rejoint les vires rocheuses sous la pointe Marguerita. Quelques rappels équipés permettent de rejoindre le glacier tourmenté qu’il ne faut pas descendre directemen­t mais traverser pour atteindre les rochers du Reposoir par une traversée exposée sous les séracs. Il ne reste plus qu’à descendre jusqu’au val Ferret, mais les jambes sont bien lourdes après deux jours de haute montagne complexe. Et c’est souvent bien « rincé » au sens propre comme au figuré que vous atteindrez le petit hameau de Planpincie­ux. Grande course vous avait-on dit. Difficile de ne pas approuver !

AU-DELÀ DE LA POINTE YOUNG, IL N’Y A PLUS D’ÉCHAPPATOI­RE AVANT LA POINTE CROZ (4 110 M)

 ??  ?? Sur l’arête des Grandes Jorasses entre la pointe Marguerita et la pointe Croz.
Sur l’arête des Grandes Jorasses entre la pointe Marguerita et la pointe Croz.
 ??  ?? Entre la pointe Croz et la pointe Whymper sur les arêtes cornichées.
Entre la pointe Croz et la pointe Whymper sur les arêtes cornichées.
 ??  ?? Moment d’incertitud­e sur l’itinéraire au sommet de la pointe Marguerita.
Moment d’incertitud­e sur l’itinéraire au sommet de la pointe Marguerita.
 ??  ?? Descente de la calotte de Rochefort au-dessus du bivouac Canzio avec les Périades à droite en bas.
Descente de la calotte de Rochefort au-dessus du bivouac Canzio avec les Périades à droite en bas.
 ??  ?? Descente délicate de la pointe Marguerita.
Descente délicate de la pointe Marguerita.
 ??  ?? Sur l’arête des Grandes Jorasses entre la pointe Marguerita et la pointe Croz.
Sur l’arête des Grandes Jorasses entre la pointe Marguerita et la pointe Croz.
 ??  ?? Le passage délicat de l’arête du dôme de Rochefort. Dans la descente de la calotte de Rochefort.
Le passage délicat de l’arête du dôme de Rochefort. Dans la descente de la calotte de Rochefort.

Newspapers in French

Newspapers from France