GRANDES JORASSES
Une traversée en plein ciel
Cette longue chevauchée de plus de trois kilomètres, entre la Dent du Géant (4 013 m) et la pointe Walker (4208 m) où culminent les Grandes Jorasses, est d’une rare esthétique. Les arêtes cornichées, ourlées par les vents d’altitude, jouent avec les perspectives fuyantes des deux versants pour modeler des tableaux somptueux et enivrants. Les bastions granitiques de la Dent du Géant et des pointes des Grandes Jorasses emmènent le regard vers le ciel et l’horizon immense de la mer des sommets alpins qui moutonnent, où que se portent les yeux. La traversée est une grande course qu’il ne faut pas prendre à la légère. Trop enneigée, la progression sur les arêtes neigeuses sera aussi indispensable car les échappatoires sont peu nombreuses et le mauvais temps potentiellement redoutable, notamment sur les pointes des Grandes Jorasses.
UN ITINÉRAIRE COMPLEXE
Ne vous fiez pas trop à la cotation. Certes, cette traversée n’est cotée que D, difficile, avec quelques passages de quatrième degré, mais la course se déroule à haute altitude, avec un itinéraire parfois complexe à trouver, du rocher de temps à autre bien délité, notamment dans l’ascension du dôme de Rochefort
(4 015 m) et la descente sur le refuge bivouac Canzio (3 825 m). La descente depuis la pointe Walker n’est pas à sous-estimer non plus : complexe voire dangereuse parfois, et longue, bien longue. Quelques cordées ont dû y bivouaquer prises par la nuit… Au-delà de vos capacités techniques, vous devrez avoir l’expérience de la haute montagne, être pertinent dans le choix de l’itinéraire, sûr de votre technique de cramponnage et de manipulation de corde.
LA TRAVERSÉE DES ARÊTES DE ROCHEFORT
L’ascension se déroule en deux jours habituellement. La première journée, au départ du refuge Torino (3 371 m), vous allez parcourir la très classique traversée des arêtes de Rochefort jusqu’à l’aiguille de Rochefort (4 001 m). Très esthétique, cette première partie de la course est aussi assez fréquentée, et mieux vaut être dans les premières cordées pour ne pas perdre trop de temps à attendre, bloqué par quelques alpinistes « escargots ». À partir de l’aiguille, une grande solitude vous attend car peu de cordées s’aventurent plus loin, et les traces de passage sont rares voire inexistantes. L’ascension du dôme de Rochefort se fait par du terrain mixte peu difficile mais délicat, car le rocher est bien délité et le choix du meilleur itinéraire pas toujours évident. Encordement court, encordement long, petit rappel, un peu à gauche, un peu à droite, il faudra être rusé. Heureusement, des rappels spités récemment permettent une descente plus aisée qu’auparavant sur le col des Grandes Jorasses et le petit refuge bivouac Canzio en demitonneau. Vous pensez être au bout de la journée et profiter d’un repos bien mérité… Mais non, pas de chance, la journée n’est pas finie car vous devrez déjà penser au lendemain. Le versant ouest de la pointe Young (3 996 m) prend en effet le soleil l’aprèsmidi, et la neige qui fond s’écoule gentiment sur les dalles de granite avant de geler le soir tombant, recouvrant souvent le rocher d’une fine carapace de glace translucide. Il sera bien sage de gravir les deux premières longueurs et de fixer vos deux cordes pour ne pas avoir à affronter l’escalade de ces dalles englacées au petit matin, les yeux encore plein de sommeil.
AU-DELÀ DE VOS CAPACITÉS TECHNIQUES, VOUS DEVREZ AVOIR L’EXPÉRIENCE DE LA HAUTE MONTAGNE, ÊTRE PERTINENT DANS LE CHOIX DE L’ITINÉRAIRE
Certaines cordées prennent l’option de gravir la pointe Young en fin d’après-midi et de bivouaquer sur des vires sous la pointe Marguerita (4 066 m) pour éviter cet obstacle, mais cela alourdit un peu trop à mon goût les sacs à dos.
L’ASCENSION DES SIX POINTES
La seconde journée est le clou de la traversée avec l’ascension des six pointes des Grandes Jorasses. Attention, il ne faut s’y aventurer que si la météo est annoncée stable car, au-delà de la pointe Young, il n’y a plus d’échappatoire avant la pointe Croz (4 110 m) et l’orage, le vent de foehn ou le mauvais temps peuvent être redoutables sur ces arêtes exposées. En cas de doute, il est possible de s’échapper assez aisément par le versant nord du col des Grandes Jorasses (3 825 m) et le glacier du mont Mallet ou par le versant sud, côté italien, grâce à une ligne de rappels équipés. Après avoir profité quelques instants du lever de soleil sublime sur les aiguilles acérées des Périades en contrebas et sur l’aiguille du Midi (3 842 m), remontez les deux cordes fixées la veille (petit bloqueur utile). Une écharpe à gauche permet par du terrain mixte de gagner l’arête faîtière. L’ambiance est assez austère, à l’image de la face nord qui se prolonge loin à gauche jusqu’à l’arête des Hirondelles. Le froid, la glace, l’ombre et le sentiment de s’engager sans échappatoire possible dans un labyrinthe d’arêtes, de couloirs et d’éperons granitiques diablement raides sont un peu oppressants. C’est ici le dernier endroit où il est encore possible de revenir en arrière sur le col des Jorasses à l’aide de quelques rappels car, au-delà, il faudra coûte que coûte atteindre l’éperon Whymper pour regagner la vallée. L’escalade d’un gendarme avec une belle fissure caractéristique amène à un rappel bien raide qui permet de rejoindre un système de vires en contrebas de la pointe Marguerita sur le versant sud-ouest. Ne vous attendez pas à retrouver tout de suite de l’escalade au soleil car les lieux sont encore dans l’ombre et le froid, et l’itinéraire demande d’être bien réveillé pour trouver le bon cheminement : traversées, petites descentes voire rappels, bouts de couloir et épaules neigeuses permettent de rejoindre au mieux l’arête faîtière où l’on retrouve enfin le soleil. La vue est saisissante avec, à gauche, les à-pics englacés de la face nord, à droite le dédale tourmenté du versant sud et devant vous l’impressionnante arête qu’il va falloir parcourir de pointe en pointe, de brèche en brèche jusqu’à la pointe Walker tout au loin. On se
sent bien petit et fragile sur cette fine crête à plus de 4 000 mètres d’altitude, et les nuages de convection du versant sud qui enflent doucement ne sont pas des plus rassurants. Il s’agit maintenant de descendre l’arête est de la pointe Marguerita, et elle est sacrément impressionnante. Fine, escarpée mais heureusement en rocher plutôt sain, elle se révèle plus impressionnante que difficile, surtout qu’il est finalement assez facile de bien se protéger avec quelques sangles et coinceurs. La suite de l’ascension devient moins ardue. L’itinéraire suit tantôt le fil de l’arête tantôt le versant sud légèrement en dessous par du terrain mixte qui devient de plus en plus neigeux plus on avance. On souffle un peu car le but se rapproche, et même si la fatigue gagne du terrain, la pointe Whymper est à portée de main avec l’itinéraire de descente. De la pointe Whymper, une légère descente puis une croupe neigeuse permettent de rejoindre enfin le sommet de la pointe Walker. Quelques instants de repos bien mérité pour souffler un peu et s’emplir les yeux du paysage, puis il faut penser à la descente et celle-ci n’est pas à prendre à la légère. Certes, c’est la voie « normale » des Grandes Jorasses mais elle est longue et le glacier très crevassé, de même que les séracs du Reposoir sont une menace non négligeable.
UNE LONGUE DESCENTE EN TERRAIN MIXTE
Il était possible quelques années en arrière de commencer la descente à partir du col entre la pointe Walker et la pointe Whymper, mais un gros sérac a depuis gonflé et menace dangereusement cette pente de neige. Aussi est-il plus sage de remonter à la pointe Whymper ou de traverser légèrement en contrebas et d’entamer la longue descente par l’arête sud de cette dernière. Le terrain est mixte, peu difficile, mais la neige souvent molle de l’après-midi demande vigilance et attention. Un petit rappel permet de rejoindre le glacier des Grandes Jorasses puis, par une longue traversée descendante au-dessus de crevasses peu engageantes, sous un soleil qui tape fort, on rejoint les vires rocheuses sous la pointe Marguerita. Quelques rappels équipés permettent de rejoindre le glacier tourmenté qu’il ne faut pas descendre directement mais traverser pour atteindre les rochers du Reposoir par une traversée exposée sous les séracs. Il ne reste plus qu’à descendre jusqu’au val Ferret, mais les jambes sont bien lourdes après deux jours de haute montagne complexe. Et c’est souvent bien « rincé » au sens propre comme au figuré que vous atteindrez le petit hameau de Planpincieux. Grande course vous avait-on dit. Difficile de ne pas approuver !
AU-DELÀ DE LA POINTE YOUNG, IL N’Y A PLUS D’ÉCHAPPATOIRE AVANT LA POINTE CROZ (4 110 M)