Montagnes

TRAVERSÉE DES DRUS

Terrain d’aventure par excellence

- Textes et photos : Jean Annequin.

Le soir tombe sur le bassin de la Charpoua. Les dernières lueurs du jour tendent à disparaîtr­e sur les crêtes avoisinant­es. En quelques minutes, toute la montagne redevient calme. Comme si la porte se refermait. Les chutes de pierres s’arrêtent, le glacier ne craque plus. Le Moine capte encore un dernier rayon de soleil qui se glisse entre deux nuages. Assis sur les dernières marches en pierre devant le refuge de la Charpoua (2 841 m), je me dis que cela fait un moment que je devrais rejoindre les couverture­s pour faire dormir les yeux. La nuit va être courte, il faudrait en profiter pour se reposer, accumuler des forces pour demain. Et pourtant, seul, plongé dans les souvenirs des moments vécus au fil des années ici, j’ai envie de faire durer cet instant. Je me rappelle de ma première montée à la Charpoua : on passait encore par les moraines directemen­t depuis le glacier. On avait seize ans. Avec Xavier, on partait pour le pilier Bonatti. Petit à petit, les images me reviennent des arrivées tardives au refuge en redescenda­nt du sommet après la Directe américaine, le couloir nord des Drus, la face nord, le couloir sud, le pilier Contamine mais aussi le retour de la traversée des Drus avec mon père. Que de fois j’ai apprécié ce vieux nid d’aigle haut perché. Le sommet pour lequel nous sommes montés se trouve derrière le refuge. Impossible de l’oublier : il domine le versant de toute sa hauteur. Les Drus (3 754 m), c’est une immense muraille de plus de 800 mètres de haut. Depuis la vallée, l’image que nous renvoient les Drus est associée aux nombreux éboulement­s : les grandes taches gris clair nous rappellent que les Drus s’écroulent au fil des années. Mais ici, à la Charpoua, rien de tout ça. Les Drus n’ont que très peu bougé. Le rocher est toujours aussi ocre et rouge sang au coucher du soleil. La traversée est sûrement une des plus belles courses du massif. L’escalade est à la fois technique mais surtout physique dans les fissures. Ici, il n’y a aucun intérêt à prendre des chaussons d’escalade. C’est le royaume des grosses chaussures, que ce soit pour coincer dans les fissures ou pour gratonner. C’est le terrain d’aventure par excellence. Le cheminemen­t n’est pas simple mais logique. Au fil des mètres avalés, il faut modifier la ligne que l’on suit. Une courte vire mène à un dièdre puis une traversée pour contourner un pilier et rentrer dans un couloir d’où l’on sort sur la droite. Pas de ligne droite tracée depuis le sommet. Les premiers ascensionn­istes s’en sont bien rendu compte au fil des tentatives. Pas de spits non plus à suivre. Les pitons sont rares et sont souvent là pour nous rappeler l’histoire de la conquête de ce sommet. On pourrait presque dire que l’on visite un musée tout en gravissant le Petit Dru (3 730 m).

LA PREMIÈRE DU PETIT DRU, LE 24 AOÛT 1879, FUT UNE GRANDE ÉPOPÉE, UNE LONGUE ET DIFFICILE ASCENSION

HISTOIRE D’UNE CONQUÊTE

La première du Petit Dru fut une grande épopée. Le 24 août 1879, Jean Charlet Straton, accompagné de deux autres guides, Prosper Payot et Frédéric Folliguet, réussissai­t à se dresser au sommet. Ce fut une longue et difficile ascension. Jean Charlet avait déjà tenté l’ascension en 1876 et, pour matérialis­er le point le plus haut atteint, il avait laissé un petit drapeau et une bouteille. Dans certains passages, les épaules des deux compagnons, plus un piolet enfoncé dans une fissure, remplaçaie­nt les prises. Ils étaient équipés de corde en chanvre, de pointes d’acier de 20 centimètre­s à enfoncer dans les fissures pour s’assurer mais, malheureus­ement, pas de crampons. À cette époque, cela n’existait pas. Il fallait attendre que la neige se ramollisse ou alors tailler des marches. La traversée des névés suspendus, surtout à la descente, leur imposait d’improviser des relais sur barres de fer plantées dans la neige. Au final, il leur fallut un bivouac à la montée et un à la descente. L’année d’avant, le 12 septembre 1878, Alexander Burgener, grand guide de Saas Fee, connu pour la première de l’arête du Zmutt et de Furggen au Cervin, et le guide Kaspar Maurer réussissai­ent la première du Grand Dru en compagnie de leurs fidèles clients Thomas Dent et James Walker Hartley. Cela faisait presque dix ans que, chaque année, Burgener et Dent ouvraient de grandes arêtes au-dessus de Saas Fee. Burgener tenta dixhuit fois le Grand Dru avant d’en venir à bout. Aujourd’hui, cette voie d’origine n’est quasi-

ment plus refaite. Le retrait du glacier de la Charpoua fait que les cent premiers mètres sont devenus très raides. Et pourtant, à l’époque, c’est l’itinéraire qui paraissait le plus abordable pour atteindre le sommet. Presque dix ans plus tard, en 1887, François Simond – guide à Chamonix – et Émile Rey – à Courmayeur – accompagnè­rent Henri Dunod dans la traversée du Grand Dru au Petit Dru. Ils utilisèren­t 80 mètres de corde pour rejoindre la brèche, principale­ment en descendant sur le versant nord. En 1893, Joseph Ravanel traversa aussi du Grand au Petit Dru mais en n’utilisant que 30 mètres de corde. Joseph repéra les possibilit­és d’ascension dans cette face nord. Le 23 août 1901, il revint avec son frère Jean et son fidèle client Émile Fontaine, et ils réussirent enfin « la traversée du Petit au Grand

Dru » . Ascension épique et surtout scabreuse en pleine face nord, elle eut pour effet d’ouvrir la voie de cette traversée. Deux ans plus tard, le 7 août 1903, Jean Ravanel et Armand Comte guidèrent leur client Étienne Giraud sur cette traversée. C’est ce jour-là qu’ils découvrire­nt le fameux Z : une audacieuse combinaiso­n de montées et de traversées pour se faufiler le long du monolithe qui surplombe la brèche. Quand on regarde depuis l’arête qui suit le sommet du Petit Dru, ce Z paraît évident. Et pourtant, plus on s’approche de la brèche, plus on se rend compte de sa raideur. Aujourd’hui encore, cette traversée nous fait rêver. Il est rare de voir une course aussi complète dans un cadre aussi grandiose.

RIEN NE SERT DE COURIR

Quand la nuit est encore bien noire, il faut quitter le refuge. Lentement, on remonte les pentes régulières en direction du couloir en Y de l’aiguille Verte (4 122 m). Il ne sert à rien de se presser car la journée sera longue. Les muscles se mettent en route doucement au même rythme que le cerveau sort de sa torpeur pour percevoir les premiers mouvements du glacier. La clarté de la lune est un plus pour deviner sous quel sérac et derrière quelle crevasse tourner pour rejoindre la langue

AUJOURD’HUI ENCORE, CETTE TRAVERSÉE NOUS FAIT RÊVER, IL EST RARE DE VOIR UNE COURSE AUSSI COMPLÈTE DANS UN CADRE AUSSI GRANDIOSE

de neige qui mène sous l’arête sud du Grand Dru. En ce mois de juillet, l’isotherme est bien haut. Des gouttes de sueur pourraient presque perler sous le casque. Quand on rentre dans l’amphithéât­re sous le couloir sud, on entend le ruisseau couler encore. Petite attention aiguë : le gel n’a pas fini de figer toutes les pierres branlantes de ce couloir. Vite rejoindre la côte rocheuse pour monter aux Flammes de pierre. Sans s’en rendre compte, la montagne s’ouvre petit à petit. Le jour pointe son nez derrière l’arête des Ecclésiast­iques. Avant de s’engager sur l’arête sud-ouest, il est temps de faire une pause. Prendre le temps de se rendre compte où l’on est. Marcher dans le noir demande souvent de ne regarder qu’autour de soi. Quand, enfin, on peut éteindre la frontale, on mesure combien l’on est plongé dans l’immensité du rocher. Alors se met en marche la machine à « alpinister ». Jongler entre les cailloux peu stables, prendre les bonnes fissures, ne pas hésiter à redescendr­e de quelques mètres pour mieux appréhende­r ce dièdre. Au travers de toutes ces hésitation­s et questionne­ments, on devine combien furent hasardeuse­s les tentatives des premiers. Aujourd’hui, il est parfois grisant de laisser le topo que l’on a appris presque par coeur au fond de sa poche, pour se laisser guider par son expérience, par ce que l’on devine sur la suite de l’itinéraire. Surprenant comme on se perd beaucoup moins quand les yeux sont aux commandes plutôt que le cerveau.

AU SOMMET DU PETIT DRU

Cela fait longtemps que l’on chemine à travers fissures, dièdres, vires quand, enfin, on bascule sur le petit plateau que constitue le sommet du Petit Dru. La statue de la Vierge est là. Installée en 1919 après un premier dépôt en 1913, elle surveille la vallée, les mains jointes. Il est temps de rejoindre le Grand Dru. En quelques minutes, on atteint la brèche. Le Z est face à nous. Confiant pour l’avoir fait plusieurs fois, je laisse passer la cordée d’Alain et son client. Honneur au jeune pour ce morceau de choix. Mais, surprise, « le jeune » décide d’improviser sur l’itinéraire. Plutôt que de monter sous le toit et de traverser sur la gauche pour rejoindre la large fissure verglacée, il décide de traverser en pleine face nord et de sortir à l’aplomb du sommet. Belle option qui passe très bien. Au bout de la traversée, une courte pente de glace raide puis un mur, et nous voilà sur le bloc sommital. On profite de cet instant avant de plonger dans la descente et le retour vers le bas.

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L’arête des Flammes de pierre se termine dans une muraille. À nous de choisir les bonnes fissures.
 ??  ?? En hiver, les vires sont toutes enneigées pour rejoindre le sommet du Petit Dru. En arrière-plan, on devine le cheminemen­t du Z dans le Grand Dru. Une fine arête de neige relie le Petit au Grand Dru. À gauche, la sortie du couloir nord.
En hiver, les vires sont toutes enneigées pour rejoindre le sommet du Petit Dru. En arrière-plan, on devine le cheminemen­t du Z dans le Grand Dru. Une fine arête de neige relie le Petit au Grand Dru. À gauche, la sortie du couloir nord.
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 ??  ?? … mais il reste encore le Z à gravir.
… mais il reste encore le Z à gravir.
 ??  ?? Accroché à la Vierge du Dru, on admire les sommets lointains…
Accroché à la Vierge du Dru, on admire les sommets lointains…

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