Montagnes

LA VIE COUPÉE EN DEUX

Lætitia Cuvelier vit à la Grave. Depuis plus de trois mois, elle voit son quotidien bousculé par un bout de montagne voué à l’effondreme­nt. Dans le village, la vie se réorganise.

- Par Lætitia Cuvelier

CHRONIQUE DES JOURS SANS TUNNEL

C’était il y a plus de 10 ans. Lhakpa, un ami népalais était venu découvrir les Alpes. Après quelques jours passés à Grenoble à photograph­ier les conduites de gaz de ville et les prix exorbitant­s des chaussures en vitrine, je l’embarquais en voiture pour lui présenter ma montagne chérie. Ce voyage fut aussi long qu’une marche d’approche tant il fallut s’arrêter pour photograph­ier les nombreux tunnels qui jalonnaien­t ce qu’on appelait alors la RN91. A l’autre bout du tunnel du Chambon, la Meije, ne se fit même pas tirer le portrait. Les ingénieurs des ponts et chaussés lui avaient volé la vedette. C’était il y a plus de 100 jours. Un vendredi d’avril avec son trafic d’habitués et de visiteurs sur ce qu’on appelle maintenant la RD091 et cette annonce improbable : le tunnel du Chambon est fermé à cause de « désordres géologique­s ». Pas un jour depuis ce jour où je ne repense au regard de Lhakpa qui savait voir ce que nous ne voyions plus.

EN ATTENDANT LA VAGUE

Quelques mètres de route en moins suspendus à un pan de montagne censé tomber dans le lac et c’est toute la vie – ou presque – qui est changée. On s’organise, on covoiture, on autopartag­e, on organise un banquet sur la route désertée, on fait du vélo, on savoure même le calme, on attend, on aide les collégiens à traverser le lac en bateau, on s’arrange, on trouve des familles d’accueil, on attend, on fait confiance, on attend, on fait de moins en moins confiance… De réunions en manifestat­ions, on fait connaissan­ce avec nos voisins de la vallée d’à côté, de réunions publiques en manifestat­ions. On vit suspendus aux communiqué­s de presse et au Dauphiné Libéré. Jusqu’à ce fameux weekend où branle bas de combat la montagne va tomber, parole de Préfet. Ballet d’hélicoptèr­e, envoyés spéciaux, dépêche AFP et ribambelle de gendarmes pour bloquer les accès. La vallée oubliée devient la vallée surmédiati­sée. Mais la montagne n’est pas tombée. En attendant la vague, on n’en finit pas de se questionne­r. Pourquoi tant de moyens pour nous empêcher de passer alors que pour nous permettre d’aller travailler ou de se faire soigner à Grenoble cela fait des semaines que nous devons faire avec des moyens de fortune et sous dimensionn­és ? Pourquoi EDF ne se résout-il pas à vider le lac ? Pourquoi cette par- tie de ping-pong entre l’Isère, les Hautes-Alpes et l’État ? Pourquoi si peu d’anticipati­on ? Y aura-t-il un tunnel à Noël ? L’hiver avec le col du Lautaret, le problème prend une autre dimension qui est déjà dans toutes les têtes malgré ce mois de juillet bleu gentiane. A quelques nuances près, nous sommes tous dans la même galère, nous simples villageois, et ce sont nos choix de vie qui sont ébranlés par ce grand désordre géologique à durée de plus en plus indétermin­ée. Il y a les vieux qui attendent jusqu’à 13 heures l’aide soignante qui doit les aider à les habiller, il y a les collégiens et les lycéens qui font 3h30 de car pour aller passer des examens, ou qui marchent 1 h 30 et qui ne savent pas la veille comment ils s’y rendront, il y a ces maçons qui doivent marcher matin et soir, il y a les familles séparées, il y a les petites entreprise­s, les commerces, les refuges et le bureau des guides qui voient leurs chiffres d’affaires dégringole­r, le recours au chômage partiel, et pour beaucoup la perspectiv­e inéluctabl­e de la clé sous la porte. Il y a ceux qui ont eu l’audace de changer de vie en s’installant ici, de retaper un refuge ou de lancer un commerce, de prendre des risques… et qui voient leur rêve s’écrouler et les dettes s’accumuler. Et cerise sur le gâteau, le téléphériq­ue qui fait la notoriété de La Grave arrive en fin de concession : qui va vouloir reprendre cette exploitati­on avec des conditions d’accès l’hiver très précaires ?

POUR VIVRE EN MONTAGNE

Il y a la solidarité qui se fait et qui se défait aussi avec la fatigue et l’angoisse. Il y a ceux qui déménagent et il y aurait cette envie de tout réinventer. Il y a ces amis qui décident de se lancer dans le maraîchage. S’accrocher à notre montagne, trouver les moyens de vivre et travailler au pays. A Chamonix, on se bat contre les camions et la pollution, chez nous on crève de manque de CO2 ! J’avoue : je me voyais plu-

IL Y A LA SOLIDARITÉ QUI SE FAIT ET QUI SE DÉFAIT AUSSI AVEC LA FATIGUE ET L’ANGOISSE. IL Y A CEUX QUI DÉMÉNAGENT ET IL Y AURAIT CETTE ENVIE DE TOUT RÉINVENTER. A CHAMONIX ON SE BAT CONTRE LES CAMIONS ET LA POLLUTION, CHEZ NOUS ON CRÈVE PAR MANQUE DE CO2 !

tôt manifester contre un grand projet d’autoroute, de center parc ou d’aéroport… Mais c’est un choix de société que de vouloir un pays où les montagnes sont habitées, d’entretenir nos routes et nos accès. Ce n’est pas le combat de ma vie – nous ne sommes ni en train de traverser la Méditerran­ée pour fuir la misère et la guerre, ni en train de reconstrui­re un pays dévasté par un tremblemen­t de terre, mais c’est ma vie de tous les jours, celle que j’ai choisie. Pour des vallées vivantes, non au Lyon-Turin, oui au tunnel du Chambon !

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