Montagnes

AH SI J’ÉTAIS GUIDE… L’

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été, c’est pleine bourre pour les guides de haute montagne. Nous les alpinistes amateurs1, on aime bien dire qu’on aurait pu être guide. Pas dû, pu. Qu’on y a pensé un jour. Mais que non, on a décidé de ne pas l’être. Si tout se passe bien, notre interlocut­eur du moment nous demande alors pourquoi. Ou pourquoi pas s’il est adepte de la forme interronég­ative. On prend notre moue réflexive maintes fois bossée devant ce miroir qu’on aime tant, en attendant qu’il précise son questionne­ment. "Parce que pourtant t’as le niveau" Voilà, on y arrive… Souvent après on soupire, signifiant notre adhésion à son interrogat­ion puis selon notre appétence pour la malhonnête­té intellectu­elle, on décline plusieurs motifs ayant conduit à ce que nous n’embrassion­s pas la carrière de guide pourtant promise à notre immense talent. Le premier a trait aux douloureux écueils d’une passion se muant en travail. Notre adoration pour la montagne serait à coup sûr ternie par un lien devenu comptable et imposé, évidence que ces nigauds de guides n’avaient pas même anticipée. Tout le monde n’a pas notre sagacité. Il est certain qu’au 3e étage de notre Algeco, yucca plastique et machine à café, notre travail est à distance raisonnabl­e de tout champ passionnel. Nous voilà protégés. Collé à ce premier argument massue se pointe assez rapidement son riquiqui corollaire. Nous les pas-guides, au moins, on fait de la montagne pour nous ! C’est vrai qu’avec nos trois sommets par an dont deux ratés, ce serait ballot de les faire pour un autre, belle lutte contre le don de soi et l’effacement. Et ces guidos3 qui font vingt fois le même itinéraire, j’te jure ! Je le sais, je les croise tout le temps. La rhétorique bien huilée, on enchaîne. Promener des débutants4 sur notre corde à longueur de temps nous gonflerait vite, sous entendu activité indigne de notre haut rang de réalisatio­ns. Cette aversion pour les basses tâches s’atténue étrangemen­t chaque été lors de notre visite biannuelle à l ’aiguille du Tour, accompagné d’un collègue de bureau, chaque fois différent, profane et désireux de découvrir l a montagne – et qui ne cessera de nous être reconnaiss­ant de lui avoir sacrifié une journée de notre excellence­5. En psychanaly­se, ce refus d’admettre une réalité perçue comme traumatisa­nte – nous n’aurions jamais pu être guides – en se mentant à soi-même s’apparente au refoulemen­t, à l’inversion – bien connue des montagnard­s – voire au déni. Pour les femmes, il y a le déni de grossesse, pour les messieurs alpinistes frustrés, le déni de petitesse. C’est moins grave mais c’est plus long6. Si l’auditoire est réceptif, il sera alors bienvenu d’attaquer les guides sur le revers de leurs médailles. Ils sont devenus guides à l’évidence pour le prestige de la breloque. Infamante course à l’échalote. Et c’est monsieur l’initiateur alpinisme du CAF de Chalon-sur-Saône qui vous le dit. Ça pose son argument. Enfin, juste avant que notre interlocut­eur ne décèle notre aigreur manifeste et ce mécanisme classique de défense consistant à dénigrer le désiré, on assène notre maître coup, celui du rapport putassier et asservi du guide à son client. Le courtiser à renfort de vulgaires et rutilants flyers, faire le larbin à lui serrer les crampons, prier son dû, faire la sécu ou la vaisselle au refuge du Goûter, très peu pour nous ce lien de servitude. Chérie, sors-moi la cravate rouge, y a les clients chinois qui débarquent, faut pas que je me rate, le boss me tuerait. Pour finir, on rabâche qu’on a des copains – avec qui on grimpait bien sûr – qui sont devenus guides et qui disent tout pareil que nous, qui regrettent et qui, s’ils avaient su nous aurait écoutés un peu mieux. Imparable. Extra-ball. Normalemen­t ça marche. Si notre interlocut­eur nous croit de moins en moins, viendra le temps d’en changer ou d’abattre sa carte joker à l’accent suisse. Et Steck, tu crois qu’il est guide lui ? Jean-Paul Sartre distinguai­t mensonge et mauvaise foi. Dans un cas, on trompe les autres. Dans le second, soi-même. Eh ben nous, les alpinistes à la petite Vibram, on sait faire les deux en même temps. Nananananè­re. C’est ça le duogradism­e.

VIENDRA LE TEMPS D’ABATTRE SA CARTE JOKER : ET STECK, TU CROIS QU’IL EST GUIDE ?

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