Montagnes

FAIRE UN TEMPS AUX ORIGINES DU CHRONO

Le désir de faire un temps, l’alpinisme au pas de course, l’accélérism­e, le rythme fou, le train d’enfer ont toujours existé. Voici quelques champions du train d’enfer dans le massif du MontBlanc, d’Armand Charlet à Jean-Marc Boivin.

- Par Gilles Modica

LE PAS ET LE POULS D’ARMAND CHARLET

Forcer l’allure pour faire un temps est une tentation pour tous les alpinistes depuis la naissance de l’alpinisme et ses premières courses au sommet. La tentation croît avec l’aisance du grimpeur et sa domination du terrain. Il est rare qu’on n’ait pas une sourde envie d’accélérer et de faire un temps lorsqu’on se joue des difficulté­s. C’est une façon de sentir sa forme et d’éliminer les doutes avant la prochaine course, beaucoup plus ambitieuse. Ce temps, s’il est exceptionn­el, est nécessaire­ment incroyable pour un alpiniste ordinaire qui mesure tout à l’aune de ses capacités. Les meilleurs alpinistes du moment peuvent soit admirer sans réserve soit douter. Entre les deux guerres, Armand Charlet était le champion de la rapidité. Ses horaires surprenaie­nt ses amis et pairs du GHM. Ne jamais perdre de temps était un peu l’obsession de cet homme qui notait deux choses à chaque fois qu’il foulait un sommet : l’heure de son arrivée et, main prise sur le poignet, les battements de son coeur à la minute. Guide de Chamonix, Armand Charlet connaissai­t souvent le terrain où il s’avançait et pouvait d’autant mieux faire un temps. Un temps dans l’escalade de la paroi, mais aussi un temps dans la montée au refuge, ou dans la descente du sommet au refuge. Le client n’avait qu’une chose à faire : la fermer comme son guide, et se prendre au jeu, s’il en était capable. L’un de ses meilleurs clients, Marc-Antoine Azéma, chirurgien du Languedoc, était prédisposé à ce genre de jeu. Quand il ne courait pas derrière Armand Charlet, Azéma, pilote de course amateur, gagnait des rallyes. La cordée Charlet-Azéma fit un jour l’arête du Moine à l’aiguille Verte (4 122 m) en 3 heures depuis le refuge du Couvercle (2 687 m). Un temps remarquabl­e. Ce qui fut encore plus remarqué, c’est le temps de la descente, du sommet au refuge : 1 heure 30 dont 55 minutes seulement pour les 800 mètres de dénivellat­ion entre le sommet et

la rimaye du couloir Whymper. Armand Charlet, dans ce même couloir, avait, un jour, mis 7 heures tant les conditions d’enneigemen­t étaient exécrables. Rappelons qu’Armand Charlet fit 100 ascensions de l’aiguille Verte par 14 itinéraire­s différents dont 7 nouveaux. Ou encore 72 fois l’ascension du Grépon. Douglas Busk, de l’Alpine Club, client et biographe d’Armand Charlet, n’oublia jamais l’horaire de sa première course avec Armand, et le mot de la fin au sommet des Grands Charmoz (3 445 m) après 3 heures 10 d’ascension depuis l’hôtel du Montenvers. Durant la course, pas une pause, pas un mot. 1 heure 42 du Montenvers au Rognon des Nantillons et 1 heure 28 du Rognon au sommet. Sans voix, les yeux brouillés de sueur, Douglas Busk entend le compliment de son guide au sommet : « Pas si bête ». Douglas Busk : « Ce fut son seul commentair­e. » L’un de ses amis, Wilfrid Noyce, un espoir de l’Alpine Club, voulut tenir tête à Armand Charlet dans les deux courses qu’ils firent ensemble. Mal lui en a pris. Charlet accéléra son allure. C’était à qui claquerait le coeur de l’autre. 3 heures 30 pour l’éperon de la Brenva, du refuge de la Fourche (3 680 m) au sommet du mont Blanc après un départ tardif (11 h 30) causé par une nuit de mauvais temps.

LE CLIENT N’AVAIT QU’UNE CHOSE À FAIRE : LA FERMER COMME SON GUIDE

LA GÉNÉRATION DES DROITES DERRIÈRE LACHENAL

Mais alors même qu’on lui donnait du maître dans toute l’Europe de la montagne, Armand Charlet était déjà dépassé par la génération de guides qu’il chaperonna­it à l’ENSA de Chamonix. Le 4 août 1946, rue Vallot à Chamonix, les patrons de la Potinière, bar, glacier et rendez-vous des guides, ouvrent de grands yeux sur une tablée d’habitués : Lionel Terray, Louis Lachenal, Pierre Leroux, André Contamine, tous guides ou aspirants guides. Leur départ, la veille, pour le refuge d’Argentière et l’éperon nord des Droites (4 001 m) était connu de toute la rue Vallot. L’éperon nord des Droites, voie Tournier : 1 000 mètres de paroi, une quatrième ascension, un bivouac certain. Les amis de la Potinière crurent à un échec et prirent des airs navrés puis sceptiques avant de fêter les quatre hommes et leur ascension de l’éperon nord en un temps invraisemb­lable. Rimaye des Droites à 4 h 15. Sommet des Droites à 12 h 45. La fine équipe n’avait pas seulement évité le bivouac. Le temps de boire quelques gorgées de thé et de ranger la corde, Lachenal se rue dans la descente de la voie normale, ses trois amis dans le sillage de ses sauts et de ses glissades. Pierre Leroux : « Glisser sur la neige et la glace, passe encore, mais souvent j’avais l’impression que Lachenal se laissait glisser dans le rocher. Dans ces conditions, ce n’était plus une descente que nous effectuion­s, mais une vraie chute contrôlée qui demandait une attention extrême. » Derrière Lachenal toujours, les quatre hommes traversent le glacier de Talèfre en courant, à grandes enjambées. 8 heures 30 pour la paroi, 1 heure seulement pour la descente du sommet des Droites au refuge du Couvercle (2 681 m) où Lachenal n’a même pas soufflé. Les Egralets et la Mer de Glace au pas de course, sans répit, l’oeil sur la silhouette féline et endiablée de Lachenal. Un dernier saut dans le train du Montenvers : c’est fini. Armand Charlet, 46 ans, semblait avoir encore le souffle et la vélocité d’un jeune homme. Mais ces gaillards de 25 ans (le plus âgé, André Contamine, avait 27 ans, et tous les autres, nés en 1921, 25 ans) avaient bel et bien déclassé le guide qui semait tous ses clients de l’Alpine Club. Vieux guide du jour au lendemain, Armand Charlet ne se risqua jamais dans l’éperon nord des Droites, faute de temps, ou par peur d’une comparaiso­n à ses dépens dans un terrain neige, glace et rocher, dont il était pourtant le maître légendaire. Le maître ne domine plus son propre terrain. Un âge nouveau s’ouvrait sans lui. Pierre Leroux dans son autobiogra­phie (Guide, publiée en 1989, en pleine frénésie d’accélérism­e) : « C’était le début des horaires records qui ont pris tant d’importance dans l’alpiniste de pointe aujourd’hui. » Le début non, mais la continuité d’une tendance déjà illustrée par Armand Charlet et quelques autres dans l’histoire de l’alpinisme.

SOUVENT J’AVAIS L’IMPRESSION QUE LACHENAL SE LAISSAIT GLISSER DANS LE ROCHER

LA SURPUISSAN­CE D’UNE CORDÉE : LIONEL TERRAY, LOUIS LACHENAL

Après ce coup d’éclat dans l’éperon nord des Droites, Lionel Terray et Louis Lachenal réussissen­t la quatrième ascension de l’éperon Walker aux Grandes Jorasses. Une variante de casse-cou dans la partie supérieure, la tempête aux trousses et un seul bivouac. Cette victoire leur insuffle une immense confiance en eux. Les deux hommes font des temps dans toutes les courses classiques avec l’aisance et la facilité de la « surpuissan­ce », une expression de Terray. Insatiable­s, infatigabl­es, dans cette forme inouïe qu’on atteint parfois en fin d’été à force de grandes courses, euphorisés par les clartés du ciel de septembre, les deux hommes finissent la saison dans les montagnes suisses. Arête sud-est du Bietschhor­n (3 934 m), une escalade, principale­ment rocheuse de 700 mètres sur le « Roi du Valais », cotée D. La cordée l’escalada en moins de 5 heures et expédia la descente avec une telle allure qu’un guide valaisan réputé cria au mensonge. Crampons aux pieds, les deux hommes descendent directemen­t en ramasse une pente de neige à 50 degrés en face est, la neige dégelée sur 10 cm ayant la consistanc­e du gros sel. 300 mètres de pentes en moins d’une minute. À 11 h 30, « frais comme des gardons et joyeux comme des pinsons », les deux hommes poussent la porte du refuge de Baltschied­er, vide en cette fin septembre. Terray : « On m’a rapporté que, quelques jours plus tard, le fameux guide zermattois, Alexandre Graven, était monté pour faire le Bietschhor­n. En voyant l’indication de notre horaire noté sur le livre de cabane, il s’était écrié : « Ça, ce n’est pas possible, ces jeunes gens sont des menteurs. » Mais le lendemain, en descendant l’arête, il a vu nos traces dans la face est et a alors déclaré : « Évidemment, s’ils peuvent faire cela, tout est possible. » » Ni Terray ni Lachenal ne faisaient d’ascensions en solo malgré leur surpuissan­ce. Ils grimpaient souvent décordés l’un derrière l’autre dans des terrains difficiles pour une cordée moyenne. Une façon de gagner du temps.

LA SURPUISSAN­CE DU SOLO : HERMANN BUHL

Pratique rare parmi les meilleurs alpinistes français dans les vingt années de l’aprèsguerr­e, le solo s’est répandu dans les années 1970. Le solo, c’est la surpuissan­ce acquise et conservée grâce à des escalades quasi quotidienn­es. Pratique invraisemb­lable a priori dès qu’on grimpe sans auto-assurance, le solo vous mène droit aux invraisemb­lances d’un horaire et aux regards incrédules jusqu’à l’insolence de vos amis. L’auteur de l’exploit, pour peu qu’il soit sincère, est le premier à douter de son exploit. L’invraisemb­lance, c’est le concours de la surpuissan­ce et de conditions optimales dans une paroi. Voyez les horaires d’Hermann Buhl au début des années 1950. 4 heures 30 seulement dans la face nord-est du Piz Badile, une voie de 900 m qu’il ne connaissai­t même pas, en juillet 1952. Première cordée à passer sans bivouac, Terray-Lachenal avaient fait un temps de 7 heures 30 en 1949. Lachenal, survolté une fois de plus, courait devant comme un écureuil et pressait Terray. Buhl eut le plaisir de récupérer un mousqueton aux initiales du grand guide : L.T. dans une des longueurs de cette grande face à jamais démystifié­e par leurs horaires. En neige et glace, Buhl n’avait qu’un piolet et se promenait déjà dans les couloirs en bonnes conditions : 1 heure 30 seulement pour les 800 mètres du couloir Gervasutti au Mont Blanc du Tacul (19 août 1956). Le train d’enfer était le train naturel de Lachenal qui tuait le

L’AUTEUR DE L’EXPLOIT, POUR PEU QU’IL SOIT SINCÈRE, EST LE PREMIER À DOUTER DE SON EXPLOIT.

temps des montées fastidieus­es en accélérant la cadence : 1 heure 10 du village du Tour au refuge Albert 1er en 1946 (1 300 m de dénivelé avec un sac sur le dos). Les temps de la génération suivante s’expliquent mieux dès qu’on met en regard les temps d’un Lachenal ou d’un Buhl. Avant même qu’un Christophe Profit ou qu’un Jean-Marc Boivin (1951-1990) ne médusent leur monde, la chronique alpine des années 1970 signalait chaque été les records de vitesse en solo d’un Robert Chèré, guide et gendarme du PGHM, dans les courses classiques. 27 juillet 1972 : 3 heures 30 pour l’arête des Grands Montets à l’aiguille Verte depuis la gare du téléphériq­ue. Quelques jours auparavant, Robert Chèré avait gravi le couloir Cordier à l’aiguille Verte en solo en 1 heure 30. 1972 est aussi l’année d’un nouveau record de vitesse sur la voie Normale du mont Blanc par un Jurassien, skieur de fond, Louis Bailly : 8 heures 10 de Chamonix à Chamonix. La course au mont Blanc a bel et bien débuté en 1972 dans une relative indifféren­ce pour ce type de record, la voie normale du mont Blanc étant d’une extrême facilité pour un alpiniste chevronné. En 1976, Robert Chèré, en solo toujours, ne mit que 4 heures 15 du refuge Torino (3 375 m) au sommet du mont Blanc par la voie de la Sentinelle Rouge.

Dans peu de temps, ce seront des courses beaucoup moins classiques qui seront expédiées par des accélérist­es.

L’INVRAISEMB­LABLE JEAN-MARC BOIVIN

L’invraisemb­lance, après 1980, se banalise dans le massif du Mont-Blanc. Il ne s’agit plus de faire un temps en solo et en été dans une voie de premier ordre. Trop fréquent, trop commun. Dès septembre 1977, JeanMarc Boivin gravit le Linceul aux Grandes Jorasses, 750 mètres de paroi glaciaire en 2 heures 30. Toujours vivant dix ans plus tard, Jean-Marc Boivin, l’abominable homme des glaces, fait des temps dans une même journée (17 mars 1986) sur quatre parois encore unanimemen­t respectées en 2017 par d’excellents alpinistes : face nord de l’aiguille Verte, voie “Grassi”, 900 mètres de glace raide en 1 heure 30 ; face nord des Droites, voie “Ginat”, 1 000 mètres de glace raide en 3 heures 30 ; face nord des Courtes, voie des “Suisses”, 850 mètres de glace en 2 heures 30 ; Linceul aux Grandes Jorasses. Toutes les descentes en parapente ou en deltaplane. Une démonstrat­ion de surpuissan­ce qui aurait pétrifié de surprise un Lionel Terray, mort en 1965, 21 ans seulement avant la prouesse de Boivin. L’abominable homme des glaces ne s’est jamais aligné dans la course au mont Blanc et pour cause : courir sur une voie normale sans aucune difficulté quand on est capable de courir sur une face nord comme la face nord des Droites, quel intérêt ? La course au mont Blanc bat son plein en juillet-août 1988, avec la compétitio­n très médiatisée entre trois coureurs : Pierre Lestas, commandant du secours en montagne de la CRS de Briançon (6 heures 22 Chamonix-Chamonix) ; Laurent Smagghe, champion grenoblois de triathlon (6 heures 15) ; Jacques Berlie et Pierre Cusin (5 heures 37) ; puis Laurent Smagghe encore (5 heures 29). J’ai connu et un peu fréquenté Laurent, artisan charpentie­r, alpiniste ordinaire, techniquem­ent limité, mais d’une résistance développée et entretenue par le triathlon. La course au mont Blanc fut, pour lui, un moyen de se distinguer. Abaissé à 5 heures 10 en 1990 par Pierre-André Gobet, le record attendra 2013, vingt-trois ans, pour être battu et passer sous la barre des cinq heures. Kilian Jornet : 4 heures 57, le 11 juillet. Si Boivin, Profit, Benoît Grison et quelques autres s’étaient pris au jeu dans les années 1980, je pense qu’on aurait franchi le seuil des cinq heures bien avant Jornet et les coureurs actuels. Qui peut le plus peut le moins mais l’inverse n’est pas vrai. On attend toujours les horaires de Jornet en solo dans des voies royales. Le vrai successeur d’un Boivin ou d’un Profit, c’était Ueli Steck. Son ascension de l’Annapurna en solo s’est déroulée dans un temps et dans des circonstan­ces invraisemb­lables. Est-ce une raison pour la mettre en doute ? Comme disait un illustre philosophe : il est vraisembla­ble que se produisent des choses invraisemb­lables. En montagne comme ailleurs. En montagne plus qu’ailleurs.

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Buhl au retour de son invraisemb­lable solo au Nanga Parbat en 1934. © DR
Louis Lachenal au retour de l’Annapurna. © DR Buhl au retour de son invraisemb­lable solo au Nanga Parbat en 1934. © DR
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Christophe Profit. © J.-F. Luy
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Jean-Marc Boivin s’envole aux Droites en 1986. © DR

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