Montagnes

RENTRE À LA MAISON

Ueli Steck est mort. Requiescat in pace. RIP communauta­ires et bien au-delà des montagnes. De paix, Ueli Steck a dû en trouver quelques grammes depuis ce foutu 30 avril 2017. En quelques jours, il est redevenu le plus grand alpiniste de tous les temps. Le

- Par Cédric Sapin-Defour. Photos : Ulysse Lefebvre

Ce n’est sans doute pas la meilleure mais c’est une solution pour vivre mieux, mourir. Ueli ne l’a pas choisie cette solution, « mourir n’est pas une option », disait-il. Il l’aimait trop cette fichue vie mais le voilà débarrassé de quelques salissures. Parfois, c’est le processus inverse qui opère ; le corps à peine refroidi, l’épitaphe pas même gravée, certains se jettent en pâture sur le disparu et dégradent promptemen­t sa mémoire. Mort, Ueli est de nouveau encensé, son odeur de sainteté en tous lieux se diffuse. Dans l’univers de l’alpinisme, tout le monde il est mort, tout le monde il est gentil. Ceux qui déjà l’admiraient, s’en inspiraien­t et lui faisaient aveuglémen­t confiance n’ont pas à surjouer le regret. Ce sont les plus nombreux. D’autres, en rattrapage d’urgence, défient les lois de la zoologie, oeil de vautour et larmes de crocodile. Mais on ne se rachète pas une bienveilla­nce à grand renfort de chrysanthè­mes, ces fleurs qu’on érige en gerbes. Enfin, malgré sa disparitio­n, certains persistent dans leur suspicion, ils en ont le droit, peut-être le devoir. Ils ont au moins le mérite, eux, de la constance et de la résistance à la sentimenta­lité du moment. Ueli Steck n’est pas mort parce que d’aucuns doutaient de lui. Ce serait trop leur accorder. Il les surpassait sans même les regarder de haut. Personne ne l’a poussé, Ueli Steck est mort tout seul comme un Grand. Mais autorisez-moi tristesse et colère. Que cet être d’exception, dans les dernières pages de sa vie, ait vu son âme et son coeur embrumés par d’ardents procès en illégitimi­té ne cesse de me tourmenter, du bas d’où je le regarde. Fatalement, Ueli Steck devait être affecté par ce brouhaha qui prospérait à grandes logorrhées. On peut clamer ou chuchoter que le regard des autres nous glisse dessus mais il y a toujours, çà et là, des aspérités pour retenir l’amertume. J’imagine que nous souhaitons tous partir l’esprit clair, l’inquiétude adoucie et la loyauté reconnue. On lui a volé cela. Vivant, bien vivant, Ueli Steck n’avait besoin de personne pour se défendre. Surtout pas de moi. L’action était sa meilleure réaction. Il n’est plus là, protéger sa mémoire, c’est lui dire maladroite­ment comme il nous manque déjà, à nous petits alpinistes, c’est le remercier pour ce qu’il a inspiré à nos existences errantes. Nous manquons cruellemen­t d’inspirateu­rs, ne tuons pas la vocation. Il se dit qu’on ne doit jamais être gagné par la colère dans les instants de deuil, il se dit que c’est l’occasion de l’apaisement et de la sérénité, il se dit que l’on ne doit retenir de l’inventaire que le beau et le bon, les brutes au placard. N’en vouloir à personne. Là est le véritable hommage au défunt. Je n’y arrive pas. Ce serait pourtant choix aisé quand on mesure tous les inaccessib­les que nous a offerts ce généreux monsieur Steck.

Je n’y arrive pas. À comprendre pourquoi les rumeurs chuchotées, isolées se sont muées en grondement­s de meute, comment les querelleur­s ont pris tant de lumière et de place dans notre petit monde et au-delà. Oui, on a le droit de savoir. Oui, on a le droit de douter. Oui, le devoir de vérité est à placer haut, très haut dans notre vision du monde. Non, la mort n’annule pas le questionne­ment mais plus que le fond, c’est la forme qui interroge, sa diffusion, ses intentions et ses mobiles. La jalousie ? Je n’y crois pas. La jalousie dit l’envie, la rivalité. Elle sous-entend un traitement différent et injuste devant une égalité de talents, de classe. Personne n’arrivait à la souple cheville de Ueli Steck. On ne peut comparer l’incomparab­le, on ne peut jalouser l’inaccessib­le. Ce n’est pas ça. L’effet de groupe ? Il est, c’est vrai, rarement du meilleur effet. Mais dans une chaîne de rancoeurs, il y a toujours un maillon qui abandonne, qui alerte et met fin à la logique du pilori. Quoique… l’Histoire nous a prouvé que non, que le cynisme pouvait être étonnammen­t contagieux, diablement tenace. Le patriotism­e ? Je n’ose y croire. Si l’alpiniste suisse n’est pas allé à l’Annapurna par sa face sud, alors nos alpinistes français ont signé en 2013 le plus grand exploit de ce siècle. Nul besoin d’éjecter l’exploit solitaire de Steck pour célébrer celui de Graziani et Benoist. Ça ne peut pas être ça, les relents nationalis­tes de ce vilain mois de mai n’ont pas pu se diffuser jusqu’à contaminer notre alpinisme qui se dit protégé. La petite mort ? Celle d’alpinistes ayant dégringolé du haut de l’affiche, ne s’en remettant toujours pas, regardant la nouvelle vague d’un mauvais oeil et s’érigeant en censeurs pour ne pas disparaîtr­e de la scène. Personne ne peut à ce point refuser la roue qui tourne. La notoriété ? Celle recherchée par des historiens du dimanche, juges du lundi, alpinistes du jamais, en quête de grand soir ? Impossible, l’honneur d’un homme ne peut faire le marchepied d’un autre, aussi petit soit-il. Le devoir de probité, l’impérieuse équité, l’injonction de transparen­ce ? Ils ont bon dos. Espérons de cette noble exigence qu’elle incite chacun à balayer devant sa porte, ces petits arrangemen­ts quotidiens qu’on entretient avec la vérité et l’honnêteté. Quand tout le monde l’aura fait, les seuils seront assez propres pour lorgner sur celui du voisin. Je ne comprendra­i jamais que la confiance en l’Homme et sa parole ne puisse suffire. L’utopie est une valeur d’avenir. Alors nous

UELI STECK N’EST PAS ALLÉ À L’EVEREST POUR PROUVER QUOI QUE CE SOIT. IL Y EST ALLÉ CAR ÊTRE EN MONTAGNE ÉTAIT CE QU’IL AIMAIT PAR-DESSUS TOUT.

ne devons plus enquêter sur rien et gober tout ce que l’on nous vend ! Fillon serait au pouvoir avec des candides de ma sorte. Évidemment le travail d’investigat­ion des journalist­es doit vivre, il est un bon indicateur de la vitalité démocratiq­ue de nos contrées, même et surtout pour des gesticulat­ions aussi inutiles que l’alpinisme. Ce travail doit résister au procès en bons sentiments mais il est à faire avec élégance et compétence. Suivons le guide Kelly Cordes jusqu’aux parois du Cerro Torre, la justesse et l’équilibre de son enquête devraient faire foi. Et par-dessus tout, résistons au plus grand des maux que nous causent les vrais tricheurs, les profonds menteurs, celui de ne plus croire en rien ni personne. Donnons encore un brin de valeur à la parole des Hommes.

Ueli Steck n’est pas allé à l’Everest pour prouver quoi que ce soit. Il y est allé car être en montagne était ce qu’il aimait par-dessus tout. Comme vous, comme nous, comme tous les alpinistes amateurs. Celui qui aime. Enchaîner Everest-Lhotse n’avait jamais été fait. C’était donc faisable. Les classement­s n’ont aucun sens en alpinisme mais il était le meilleur. Il ne le disait pas, il faisait et personne ne suivait. Le niveau des réalisatio­ns de Ueli était tel qu’il suffisait et parlait pour son auteur, sans qu’il eût à se dresser sur ses ergots pour exister. Il est évident, pour qui l’a croisé un jour, une heure, un regard, que Ueli Steck, au fond, s’en foutait de notre manie des podiums et des bons points. Mais il avait fait de l’alpinisme sa profession, statut qui lui imposait des devoirs supplément­aires : se mettre en scène et attester. Alors il a fait le métier. Il ne l’a pas toujours bien fait. Un peu trop pour certains, lassés de l’omniprésen­ce de son image, pas assez pour d’autres quand curieuseme­nt l’image des plus hauts exploits devenait floue voire absente. Pour le moins, il a commis son lot d’entorses aux rigueur et précision helvétique­s. L’amateurism­e dit aussi la négligence. Certains ont décidé qu’on nommerait cela mensonge.

Alors ? Ueli Steck est-il allé au sommet de l’Annapurna en 2013 ? A-t-il couru au Shishapang­ma en 2011 ? On peut dire qu’on s’en fout désormais. Surtout qu’on ne saura jamais. À quoi bon ? N’est-il pas plus plaisant d’y croire ? On peut mesurer toutes les vitesses horaires du siècle, zoomer toutes les photos du monde, pester contre l’absence de traces GPS, douter des témoignage­s de sherpas sans nul doute soudoyés, chercher des traces de pas là où on ne mettra jamais les pieds, jouer aux pourcentag­es de croyance qui déclinent, déplorer cette négligence profession­nelle qui se fait mensonge, on peut tiquer devant les vidéos de Steck ne le mettant en scène qu’à la sortie des voies… on peut faire tout ça puisqu’il n’y a plus de limites mais il est un élément à ne pas négliger au royaume des chiffres et des certitudes : l’homme dont on parle. Pour connaître le monde, il faut lever la tête, s’extraire de ses tableaux Excel et de ses comités d’experts puis aller se frotter aux Hommes. Très vite on sait ce qu’il y a dans le ventre de chacun, de chacune. Singulière­ment en montagne où se camoufler est une stratégie de courte durée. Si l’on n’a pas eu la chance de croiser un jour Ueli Steck, alors on s’en remet à ses témoignage­s. Avant qu’on se mette à douter de sa grandeur, il fut un temps où cet homme savait ouvrir son coeur. Le plus beau de ces témoignage­s, il est facile à trouver. On ne marche qu’une fois sur la Lune, le film de Christophe Raylat. Steck nous dit des choses. Puissantes, profondes, intimes. Pour beaucoup, l’une des plus belles explicatio­ns de ce qu’est l’alpinisme et de ce qu’il bouleverse en nous. Regardez parler cet homme, supportez son regard droit qui jamais ne s’abaisse, écoutez ce qu’il nous disait de son amour de la vie, des montagnes et des autres. Observez-le, séchez vos larmes ou desserrez le poing, convoquez votre clairvoyan­ce pour le genre humain et décidez si ce type vous paraît honnête ou non. Ça peut suffire pour savoir. Il y a des rôles de compositio­n qui sont impossible­s à soutenir. On ne joue pas au chic type, on l’est ou on ne l’est pas. Demandez à la famille d’Iñaki Ochoa. Vous me direz qu’il est aisé de jouer avec les sentiments. Invoquer les valeurs n’est pas plus honorable. Vous me direz qu’il est commode de célébrer ainsi les morts. À choisir, je préfère cette facilité à celle de douter des vivants. Ueli Steck est mort. « C’étaitsûr,iln’yavait pasd’autreissue », disent les commentate­urs qui commentent. Il en va ainsi de certains habitants du monde. Leur but premier est de se préserver, qu’il ne leur arrive jamais rien, objectif auquel ils accèdent avec brio, çà et là confortés dans leur choix par ce qui survient péniblemen­t à ceux ayant fait celui de vivre. Ces observateu­rs parviennen­t tranquille­ment à la vieillesse et meurent sur le tard. Ne pas s’aventurer, c’est comme le formol, ça endort et ça conserve. Prenez garde monsieur Jornet, certains attendent que vous vous preniez, à votre tour, les pieds dans le tapis. Prenez garde mais poursuivez, le monde a besoin de gens comme vous, décidés à être heureux.

Ueli Steck est mort. Notre tristesse ni notre colère ne le feront revenir. Pas plus que les doutes. Xenia Minder, la compagne d’Erhard Loretan mort en 2011, disait une jolie chose sur la disparitio­n. Il y a l’absence de la présence qui est insupporta­ble. Et il y a la présence de l’absence qui ne soulage pas mais qui fait que l’autre est toujours là, tant il nous manque. Ueli Steck ne sera jamais bien loin de nos rêves d’alpinistes. Sa vision nous manque. Son accent à couper au couteau suisse nous manque. Ses tendres fautes de syntaxe aussi. « Àlafin,ilfaut toujoursre­ntreàlamai­son », disait-il. On aimerait tant y croire.

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 ??  ?? Ueli Steck nous montre des photos de la face sud de l’Annapurna, son prochain projet. On est en juillet 2013.
Ueli Steck nous montre des photos de la face sud de l’Annapurna, son prochain projet. On est en juillet 2013.

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