Montagnes

MONT BLANC PAR LA VOIE DU PAPE 1750M, PD+

La majeure partie du versant italien du mont Blanc est composée de sauvages arêtes granitique­s et de raides faces glacées à l’ambiance sévère. Dissimulée loin des regards et des remontées mécaniques se trouve une voie nommée voie du Pape : elle part du gl

- Texte & photos : Ben Tibbetts. Traduction : Boris Pivaudran

Cette voie exceptionn­ellement belle n’oppose étonnammen­t pas plus de difficulté­s techniques que la voie la plus facile côté français. La marche d’approche via le val Vény et le bassin du Miage se charge d’écumer les prétendant­s ; vous pouvez profiter de la montagne en elle-même plutôt que du cirque qui se déroule sur l’autre versant. Cette voie a été parcourue pour la première fois en 1890 par une cordée incluant le futur pape Pie XI. Elle fut empruntée à la descente après l’ascension du non négligeabl­e éperon de la Tournette en face ouest du mont Blanc.

La plupart des gens désirant gravir le mont Blanc ont seulement en tête les voies normales du versant français. La voie du Goûter est sans aucun doute l’option la plus facile, avec un accès par train à 2 372 m et deux refuges pour morceler la montée en portions plus digestes. Néanmoins pendant l’été cette voie est habituelle­ment surfréquen­tée et remplie de maladroits lunatiques tellement obnubilés par le sommet qu’ils ne font aucun cas de la sécurité et du bienêtre des autres personnes. Il y a quelques années au refuge du Goûter, alors que je prenais un café à la descente avec des clients, ma corde a été volée par un groupe de Russes, arrêtés plus tard par le PGHM. Il est dommage que pour beaucoup de gens, cette ascension soit leur seule expérience de la culture alpine, tellement peu représenta­tive des moments calmes et introspect­ifs que nous aimons tant vivre.

Quoi qu’il en soit la traversée de cette montagne en grimpant la voie du Pape côté italien, puis en descendant côté français par la voie du Goûter ou par les Trois Monts est la promesse d’une belle sortie.

L’ASCENSION (5 JUILLET 2016)

Nous prenons un taxi depuis Chamonix direction val Vény via le tunnel qui nous dépose à la fin de la route après le chalet du Miage. Une mise en route à 7 h du matin nous permet d’arriver tôt au refuge et profiter d’un bon petit-déjeuner et d’une sieste. Cela nous évite de traverser les grandes pentes de neige en pleine chaleur. Depuis le chalet du Miage, il faut marcher jusqu’à Combal pour que la vue soit enfin dégagée. On admire d’abord des lacs et marécages, puis l’oeil est attiré au loin vers le bassin sauvage de la Lée Blanche et du refuge Elisabetta Soldini. Nous suivons le sentier pour prendre pied sur la moraine du glacier du Miage. Bien que le glacier ait l’apparence d’un gros bazar caillouteu­x, la glace sousjacent­e se prolonge bien plus en aval que ça en a l’air. Le soleil prend rapidement de la hauteur dans le ciel matinal, mais une brise rafraîchis­sante descend des glaciers massifs qui nous dominent. Le long de la moraine nous croisons un groupe d’au moins vingt bouquetins, crapahutan­t dans les pentes raides, broutant l’herbe et léchant les sels naturels sur les rochers. Ils n’accordent aucune importance à notre présence et ne

POUR LA PREMIÈRE FOIS PARCOURUE EN 1890 PAR UNE CORDÉE INCLUANT LE FUTUR PAPE PIE XI

s’écartent du chemin sur l’étroite crête que lorsque nous sommes très proches.

Nous suivons la moraine remontant la vallée, jusqu’à ce qu’elle se confonde avec le flanc de montagne. Nous descendons ensuite un raide éboulis jusqu’au glacier couvert de rochers, afin de rejoindre la vague sente sur son bombement central. La couverture rocheuse diminue au fur et à mesure que nous remontons le glacier, et vite nous nous retrouvons à cheminer entre de la glace grise croustilla­nte et des îlots rocheux épars. Nous sautons à tour de rôle les quelques crevasses ouvertes qui bloquent notre chemin. L’air est maintenant chaud et nous sommes presque tentés de plonger dans une grande piscine verte d’eau de fonte glaciale. Un esprit de défi presque enfantin nous fait promettre de belles récompense­s à qui serait le premier à y nager... Heureuseme­nt l’idée nous passe et nous continuons à remonter le glacier. À environ 2 400 m nous rejoignons enfin la limite de la neige. Ayant marché doucement, il est déjà 11 h et la neige se ramollit au soleil. Nous nous encordons au cas où quelqu’un faisait connaissan­ce avec une crevasse sous la neige, et laissons à notre droite le front chaotique du glacier du Dôme. Bien que le refuge soit situé au bord de ce glacier, nous devons continuer sur le glacier du Miage de l’autre côté de l’éperon jusqu’à trouver l’embranchem­ent avec le sentier pour Gonella.

Un court crapahutag­e boueux nous mène sur le sentier abrupt, balisé par de gros points jaunes sur les rochers. Nous enlevons la corde mais gardons le casque, le lieu étant propice aux chutes de pierres sous l’effet du soleil. Le sentier dessine un arc de cercle vers le nord-est, loin au-dessus du glacier, et traverse plusieurs goulottes raides que nous franchisso­ns délicateme­nt sur de la neige de plus en plus molle. Puis nous rencontron­s une section de crapahutag­e entrecoupé­e d’échelles. Après la pente de neige finale nous arrivons au gros contrefort rocheux menant au refuge. Ce névé final peut présenter une rimaye que par le passé j’ai trouvée délicate à franchir, mais cette fois, avec toute la neige restante, elle se passe facilement. Une autre enfilade d’échelles, chaînes et cordes fixes nous permet de franchir le contrefort et d’atteindre le refuge sur les coups de 13 h.

On est supposémen­t en haute saison, mais étonnammen­t il n’y a que quelques traces sur le glacier et les pentes de neige pour monter au refuge. Bien que celui-ci soit habituelle­ment complet les week-ends, il est souvent calme en semaine, et à part la famille du gardien et quelques amis à lui, nous sommes les seuls à y dormir. Un Polonais occupe le local d’hiver en dessous. Avec deux autres amis, ils ont roulé pendant 17 heures depuis la Pologne, et sont montés au refuge avec toute leur nourriture et leurs ustensiles de cuisine. Ils sont partis tôt le matin même mais l’homme en question est tombé malade et a fait demi-tour au Piton des Italiens – peu étonnant compte tenu de leur complète absence d’acclimatat­ion. Il a ensuite descendu le glacier par ses propres moyens, chanceux de ne pas être tombé dans une crevasse, pour arriver au refuge en même temps que nous. Ses amis ont continué, atteignant le sommet tard dans la journée. Ils seront de retour au refuge à minuit, joyeux et fatigués après une escapade de 24 heures !

De notre côté nous avons choisi une approche plus convention­nelle et nous nous sommes acclimatés pendant plusieurs jours au refuge Torino avant de venir à Gonella. Le gardien nous concocte un plat de pâtes simple mais délicieux, et nous sommes tous au lit à 15 h pour la sieste. Quelques heures plus tard nous nous réveillons pour un autre

ravitaille­ment : risotto aux champignon­s et fromage, suivi de porc accompagné de purée et de sauce aux pommes, ainsi que d’une mousse au chocolat. Nous préparons nos sacs et allons nous coucher à 19 h 30 pour une nouvelle courte nuit.

Nous prenons un petit-déjeuner à 23 h – seulement quelques tranches de pain et de confiture. Le gardien semble réticent à nous en donner plus, ce qui ternit notre expérience jusqu’ici impeccable. À minuit nous nous mettons en route, traversant délicateme­nt les pans de neige raides et exposés sous le refuge, ce qui achève de nous réveiller. Quinze minutes plus tard nous prenons pied sur le glacier du Dôme. L’air nocturne est encore chaud. Heureuseme­nt, malgré la températur­e légèrement au-dessus de zéro, la neige a réfléchi la chaleur lorsque la nuit est tombée, et sa surface est bien regelée. Nous évoluons sur le glacier en deux cordées de trois, chacune perdue dans son halo de lumière. La lune étant cachée, il fait inhabituel­lement sombre. Il n’y a presque aucune pollution lumineuse sur ce versant du mont Blanc, et je ne peux même pas distinguer les formes des montagnes environnan­tes. Si j’avais le choix j’empruntera­is cette voie par un clair de lune, pour profiter de l’ambiance sauvage et spectacula­ire.

Heureuseme­nt la trace sur le glacier du Dôme est déjà bien marquée : il aurait été très compliqué de trouver son chemin dans ce labyrinthe de crevasses par une nuit d’un noir d’encre. Le glacier se redresse en son haut et la voie bifurque à gauche pour rejoindre l’arête. Bien qu’il n’y eût presque pas de vent sur le glacier, nous sommes cueillis par une brise d’ouest bien vivifiante au col des Aiguilles Grises, à 2 h 30 du matin. D’habitude je trouve qu’entre 2 et 4 h du matin, il est plus dur de rester concentré ; mais alors que je progresse sur l’étroite arête avec John, un des clients, je suis attentif à chaque mouvement du vent, à la corde, et au vide béant de part et d’autre. Après le petit sommet du Piton des Italiens, l’arête devient très étroite et exposée pendant un court moment, et je profite de l’absence de corniche pour progresser en assurant John depuis l’autre flanc de l’arête. Beaucoup de gens venant gravir le mont Blanc tiennent énormément à leur objectif, et pour John il représente un jalon impor-

L’AIR SE CHARGEANT EN ÉLÉCTRICIT­É STATIQUE NOUS NOUS HÂTONS POUR DESCENDRE L’ARÊTE

tant dans son projet de grimper l’Everest. C’est un plaisir pour moi de pouvoir lui montrer l’aspect plus sauvage de la montagne. Cela fait 5 heures que nous avançons, et nous n’avons toujours pas vu d’autre alpiniste ou d’autre lumière, si ce n’est celles des villes dans les fonds de vallée, plusieurs kilomètres en contrebas.

L’arête s’élargit et nous rallongeon­s la corde pour franchir quelques crevasses et contourner le flanc du Dôme du Goûter jusqu’au col du Dôme. Nous rejoignons la trace de la voie normale française vers 4 h du matin. Nous sommes surpris de précéder toutes les cordées venant du refuge du Goûter. Nous profitons d’un ciel nocturne très clair, hormis quelques bandes de cirrus. Les températur­es ont chuté avec l’altitude et le vent se renforce peu à peu. Nous passons la tête dans l’abri Vallot pour y trouver, comme d’habitude, des vagabonds y passant la nuit (bien que l’endroit soit réservé à un usage d’urgence) et des amas de détritus. Une déplaisant­e rencontre avec la “voie normale” et, parmi ces gens qui la fréquenten­t, on croise malheureus­ement le fond du panier de l’usager de la montagne.

Après une pause au refuge Vallot nous retournons dans le vent glacé, et voyons que les troupes matinales ont bien avancé. L’arête des Bosses menant au sommet est en très bonnes conditions, sans aucun passage glacé. Alors que le soleil émerge de l’horizon au-delà du mont Maudit je m’active autour des alpinistes en essayant de les photograph­ier. Une succession de petits sprints qui a vite fait de m’essouffler. Alors que je m’assois pour changer de téléobject­if j’ai bien du mal à éviter qu’un spindrift ne remplisse l’appareil.

Le ciel se remplit d’une lumière chaude tandis que nous progresson­s lentement sur l’arête neigeuse, lumière rapidement obscurcie par des nuages d’altitude. Même en y étant monté un nombre incalculab­le de fois, je suis toujours un peu étonné de la quantité d’efforts que demande une ascension du mont Blanc, et à quel point les gens sont prêts à repousser leurs limites pour réaliser leurs ambitions. À peine arrivés au sommet, à 7 h, nous sommes pris dans un tourbillon de cumulus. Nous faisons demitour sans tarder et descendons à bon rythme dans le brouillard, en doublant de nombreuses cordées. La fatigue se fait sentir en arrivant du refuge du Goûter.

Notre départ matinal était bien avisé : la plupart des cordées doivent faire demi-tour compte tenu de l’arrivée du mauvais temps. Nous nous étions promis une pause café au refuge mais avec les nuages devenant de plus en plus denses et l’air se chargeant en électricit­é statique nous nous hâtons pour descendre l’arête. Cependant, et presque aussi vite qu’ils étaient arrivés, les nuages commencent à se dissiper sur les bas flancs de la montagne. Nous désescalad­ons l’arête rocheuse et traversons le Grand Couloir juste avant qu’il ne soit touché par les rayons du soleil. Je n’ai jamais de plaisir à franchir ce passage scabreux, et même tôt le matin quelques pierres fusaient. Une fois ce passage franchi, nous pouvons finalement nous relâcher et nous arrêter au refuge de Tête Rousse pour un petit repas, avant de reprendre notre chemin vers le train du Nid d’Aigle en profitant des névés pour descendre en ramasse.

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 ??  ?? Lever du jour surl’arête des Bosses.
Lever du jour surl’arête des Bosses.
 ??  ?? En montant vers le refuge Gonella.
En montant vers le refuge Gonella.
 ??  ?? Aube bleue en retrouvant la voie normale, sur le Dôme du Goûter.
Aube bleue en retrouvant la voie normale, sur le Dôme du Goûter.
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 ??  ?? En descendant des Bosses.
En descendant des Bosses.

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