Montagnes

ÇA PIC

Chaque printemps, chaque automne, le mouvement renaît. En Himalaya, ça bouge. En Alpes, ça cause. Ce serpent de mer se risquant biannuelle­ment dans nos montagnes porte un joli nom : style alpin. Rien qu’à l’écriture de ces deux mots qu’on ose à peine serv

- Par Cédric Sapin-Defour.

Rappelons à celles et ceux simulant la méconnaiss­ance pour ne pas avoir à prendre parti ce qu’est ce sacré style alpin. Comme tout ce qui est mieux que le reste, il se définit volontiers par ce qu’il n’est pas. C’est le triptyque du pas : pas de corde fixe, pas de porteur, pas d’oxygène. On pourrait ajouter pas de camps intermédia­ires mais ça fait quadriptyq­ue et c’est plus rêche à dire, déjà que la discussion se fait âpre. Bref le style alpin, c’est notre façon de grimper dans les Alpes, à la mode de chez nous, d’où le nom. Alpes où bizarremen­t on ne dit jamais que l’on pratique l’alpinisme en style alpin sans doute par crainte d’un procès en pléonasme. On ne commence en effet à causer style alpin qu’une fois arrivé à Katmandou ou El Calafate, on a connu voyages plus instructif­s et coquetteri­es moins coûteuses. Le style alpin va bien au teint des alpinistes. C’est mérité. Vélocité, esthétisme de la logique, élégance du geste, sobriété des moyens (des ascensions décroissan­tes... oxymore mon amour), haut degré d’engagement, il est un cran au-dessus. Nettement. Il y a du panache, de la classe, de l’élégance dans le style alpin, nous autres alpinistes en faisons le canon de nos gesticulat­ions. Relativeme­nt, le style himalayen frise l’indécence. Qui ne souhaitera­it pas gravir toutes les montagnes du monde en style alpin ? Personne. Qui peut prétendre qu’à même objectif, tous les moyens se valent ? C’est une fable pour enfants. Le problème n’est donc pas le style alpin. Le problème, s’il y en a un, ce sont ses ambassadeu­rs. Ou plutôt ses prescripte­urs. La différence entre les deux est fondamenta­le. Les premiers font comme il leur semble naturel de faire, avant tout pour eux, et la beauté de leur geste nous inspire. C’est Messner et Kammerland­er traversant les Gasherbrum en 1984. C’est Loretan et Troillet courant dans le Hornbein et en redescenda­nt sur le cul en 1986. Le sens de leur action est à peine suggéré, cela suffit pour donner envie. Les seconds font comme ils pensent qu’il est bon de faire, pour eux un peu, pour tous surtout, ils imposent leurs règles et s’époumonent à nous convertir. Cela suffit pour se méfier. Inspiratio­n et prosélytis­me sont de faux amis, peut- être les pires des ennemis. Le discours des prédicateu­rs du style alpin est en plusieurs points irritant. Il gâche cette inclinatio­n naturelle que nous avons tous pour l’évidence de ce choix. Il y a la logique du tri. Bon, pas bon, bien, pas bien et tous ces classement­s nauséabond­s aux tristes grands frères. Si nous fuyons les églises, ce n’est pas pour retrouver, en montagne, même depuis les plus hautes cathédrale­s de glace, la logique du trieur nous récitant ce qu’il est honorable ou déshonoran­t de faire, pire de penser. Sauf amputation, le petit doigt des alpinistes est suffisamme­nt clairvoyan­t pour leur souffler la bonne direction. Il y a des gens comme ça, comme les trieurs, on s’accorde avec ce qu’ils font, disent, pensent, ressentent même. Mais à nous filer trop de devoirs, on se surprend à jouer au non. Pas très loin du bon se terre le juste En 1880, Albert Frederick Mummery avait laissé sa carte de visite dans une bouteille à la dent du Géant, plutôt à sa base, point final de son échec. Inscrit sur celle-ci, laconique, « Absolutely inaccessib­le by fair means. » Depuis (et sans doute avant) le milieu de l’alpinisme aime à sceller le curseur des moyens justes. Drôle d’idée dans cet alpinisme prétendume­nt libertaire que vouloir fixer les règles du jeu, les codes de bienséance, qui plus est autour du style alpin, symbole même du refus des convention­s collective­s. C’est une discussion que l’on sait stérile et source d’empoignade­s sans fin. Où fixer le juste ? Où commencet-il ? Où se termine-t-il ? Monter à l’aiguille

LE TON DU JUGEMENT ET DE LA LEÇON N’EST PAS LE BON POUR DONNER ENVIE. PRÉFÉREZ LA BEAUTÉ, ON N’A PAS TROUVÉ MIEUX COMME MANIFESTE.

du Midi en benne, pas juste ou juste ? Doiton imposer le Mallory ou le Frendo ? Si nous les imposons, se rendre à Chamonix en voiture, fair ou not fair ? Doit-on imposer le pédibus ? Les échelles métallique­s à l’Everest, touche ou pas touche ? Que la trace soit déjà faite, triche ou pas triche ? Se rendre à Katmandou en avion, évidence ou entorse ? Par la Qatar Airways ou la Turkish Airlines, éthique ou pathétique ? Les porteurs jusqu’au camp de base, bon ou mauvais point ? Se réfugier dans la tente d’une expé à gros moyens, survie ou transgress­ion ? L’intention est belle mais voyez comme absolutise­r à tout crin est une quête qui souvent trébuche et vite s’essouffle surtout quand elle s’aventure sur le terrain du juste, du propre et tous ces trucs qui supportent mal binarité et manichéism­e. Ne sentez-vous pas cette odeur de débat vain dès lors qu’on agite le chiffon rouge de l’éthique et de sa ligne jaune ? Ça ne veut pas dire tout accepter, tout niveler, surtout pas. Ça signifie simplement que l’on est tous l’infondé, l’indéfendab­le, l’amoral de quelqu’un ou de quelque chose, le style est une notion très élastique. Seuls les derniers mètres de l’Everest ne peuvent faire juges, il y a ce que l’on fait avant, après, il y a la vraie vie. Alors profitons d’être au sommet pour regarder au loin, autour et faire le selfie de nos conscience­s. Tout est affaire de curseur et de cohérence personnell­e, à l’image de notre sensibilit­é écologique. L’outrage à la nature commis par les expédition­s lourdes abandonnan­t beaucoup,

trop de matériel sur les pentes des 8 000 est incontesta­ble, le nier serait se mentir. Le bilan carbone des adeptes du style alpin est-il pour autant reluisant, quasi vertueux ? Il est là l’écueil cardinal de ces empoignade­s, celui de servir à la louche la théorie du pire, celle qui mécaniquem­ent rend légitime toute posture. Le danger du bon que l’on mélange au juste est qu’il donne le pur. Écoutez le sermon sur la montagne d’un missionnai­re du style alpin, ses éléments de langage devraient promptemen­t vous servir de la « pureté ». La pureté est un terme à manier avec les pincettes de la réflexion, de la nuance et de la mémoire. Ça peut vouloir dire l’élégance, presque la délicatess­e mais à trop l’agiter, ce mélange fragile peut tourner au vinaigre, à l’imperfecti­on, à l’exaltation des uns, à l’exclusion des autres. On va encore nous servir de la Saint-Barthélemy et de l’étoile jaune, calmons-nous, ce n’est que de l’alpinisme après tout ! Tiens... nous voilà enfin d’accord, only alpinism. C’est justement parce que l’alpinisme n’est pas essentiel à ce que la Terre tourne rond qu’il peut faire un joli laboratoir­e à la tolérance et l’intelligen­ce. L’autre danger pour les manipulate­urs de pureté, c’est d’oublier qu’elle dit aussi la transparen­ce. La première qualité du style, c’est la clarté disait ce bon vieil Aristote. Viscéralem­ent attachés à la notion de moyens que la fin ne peut justifier, partisans des procès en place publique, les chantres de la pureté, selon leur propre logique, doivent donc être en mesure d’attester de leur bonne Foi sur l’intégralit­é d’une ascension. Si on a bien tout compris. Pas de corde fixe notamment ni toute autre aide extérieure et déshonoran­te, c’est bien cela ? Conrad Anker, alpiniste, grimpeur américain qui rigole dans le 8a dit qu’il lui a été tout bonnement impossible de grimper le second ressaut de l’arête nord de l’Everest sans tirer sur la corde et pousser sur l’échelle des vilains Chinois . La fissure vaudrait un bon 6b, difficilem­ent protégeabl­e, à plus de 8 000 mètres. Conrad serait sans doute heureux que les homo stylus alpinus ayant fait le choix du sommet, lui décrivent le mouvement pied-main de leur pure réussite sur ce second ressaut bien revêche. Voyez vers quelles mesquines exigences nous font dangereuse­ment pencher les jugements en fair means. Quelques virgules après pureté, devrait poindre l’argument commercial. « Les méchants sont les alpinistes des expés commercial­es », disent ceux qui font commerce de la noblesse de leur style. Des crétins prêts à payer le prix fort pour se dresser pompeuseme­nt aux sommets, des pas gentils organisate­urs prêts à vendre du rêve et leur âme au diable. Que notre langue française est indigente, nous manquons cruellemen­t de mots. Si ce n’est commercial­e, quelle est donc la nature des liens entre un guide de nos petites Alpes et son client sans Jumar lorsqu’il est demandé au second un billet de mille pour son selfie à 4 810 mètres ? Benne, refuge et coups de pied au cul non compris. La tradition sans doute, celle des vieux métiers et de leurs relations tarifées pour ne pas s’attacher. Voyez messieurs les prêcheurs du bon style comme il est périlleux de s’aventurer sur le terrain de l’absolutisa­tion et de l’exemplarit­é. En plus d’être inopérant. Nous sommes d’accord, parcourir les sommets du monde en style alpin est une louable ambition. C’est une jolie discipline qui devrait guider nos pas hors des montagnes, vers une sobriété qui n’exclut pas de trinquer à la vie, vers une élégance qui n’interdit pas de réussir. Pour tout vous dire, de ce style alpin, je suis un convaincu zélé. Mais le ton du jugement et de la leçon n’est pas le bon pour donner envie. Préférez la beauté, on n’a pas trouvé mieux comme manifeste. Regardez Dick Fosbury. Un beau jour de 1968, il a décidé de changer de style et de pied d’appel. Il a tourné le dos aux habitudes. Sans rien dire, juste en faisant. C’était beau et tout le monde a suivi. Aujourd’hui encore, son style est le plus gracieux de tous pour prendre de l’élan et de la hauteur. Conrad Anker, David Roberts, Mallory & Irvine. À la recherche des fantômes de l’Everest, Glénat, 2000.

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© DR Comme quoi, même le style alpin n’est pas toujours du meilleur goût...

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