Montagnes

NÉPAL : AMOTSANG & POKARKANG

Voyage au Népal au travers de deux expédition­s exploratoi­res au Damodar. Deux sommets aussi isolés que sauvages, Amotsang (6392m) et Pokarkang (6346m). L’aventure himalayenn­e en style alpin.

- Texte & photos : Alexandre Ulcakar et Lionel Chatain

Katmandou, des sacs de matériel, des listes de ce qui nous semble vital en altitude. Des quantités de nourriture qui paraissent démesurées surtout lorsqu’on aborde la question du riz. Un Népalais sans riz, c’est un peu comme un Occidental sans écran LCD ; une incohérenc­e. Le poids finit par se stabiliser et déjà une équipe népalaise s’est formée. Tous prêts pour l’aventure, parce qu’on a partagé des treks ensemble, parce que c’est une expé à part, une expé Tribeni Trek. Narendra est assigné à notre sécurité. Guide expériment­é et là aux premières heures de Tribeni, il nous observera évoluer depuis le camp de base. Ratna, l’archétype du Népalais, nous passe sous le bras aisément. Tout petit bonhomme discret, pince-sans-rire et au gros coeur, il est l’un des meilleurs cuisiniers de Tribeni. Nawang a emboîté le pas de Narendra sans hésiter, il a l’expérience des 8 000 m et un sourire indéfectib­le. Yubraj, jeune assistant guide, a été le premier partant, il arrive de trois années en Malaisie où l’on s’est rencontré et il est terribleme­nt volontaire. Il a mis dans son sillage Dawa et Bouddha, deux jeunes assistants cooks. Dawa soigne son apparence mais ne fait pas figuration sur le terrain. Et Bouddha, c’est tout simplement une force de la nature, qui plus est toujours jovial et bientôt papa. Bref, une équipe de guerriers que j’affectionn­e. Du côté des grimpeurs, nous formons, Lionel et moi, un binôme complément­aire et efficace. Lionel, guide secouriste, commence à être un routier des expés au Népal et de mon côté c’est l’organisati­on au Népal qui est mon expertise depuis une dizaine d’année.

La genèse de l’histoire tient à une première exploratio­n de Lionel avec des amis. En fouillant le site de Paulo Grobel et en discutant avec lui, il s’était mis en tête d’explorer cette vallée qui n’avait jamais été foulée par des bipèdes. On remercie Paulo pour ses précieux conseils. L’expé avait été l’occasion d’une première sur le Margot Himal et l’ascension du Pokarkang mais l’Amotsang résistait, protégé par une longue arête aussi esthétique qu’aérienne. Il a suffi d’une bière pour réactiver le projet.

Six heures de bus, un dal bhat, sept heures de jeep et quelques journées de marche plus tard on arrive à Phu. Lionel sur l’arête de l’Amotsang (6100m)

PUDJA À PHU

Phu à 4 000 m est le dernier lieu habité. Dans le village tout se sait, et rapidement. Toutes les familles sont liées. Et naturellem­ent, sans même se renseigner on finit par croiser dans une lodge la nonne du monastère. Elle est la soeur de la belle-mère de Karma qui nous sert un thé au beurre de yack. Rendez-vous est pris pour la puja le lendemain. On ne se présente pas, au Népal, devant une montagne sans avoir fait allégeance à Bouddha. Ce qui peut paraître bouffonner­ie aux ayatollahs du laïcisme nous semble à Lionel et moi faire partie de l’ordre des choses. Un ordre que l’on ne souhaite pas modifier. Plus encore, un ordre établi, qu’il ne nous viendrait pas à l’esprit d’ignorer. Ani (nonne en tibétain) nous invite à prendre le thé chez elle. Intérieur minimalist­e, le foyer au centre. Tout ici dit la frugalité d’une vie. Elles vivent à deux, là, dans ce monastère surplomban­t le village de Phu à plus de 4 000 m. La dernière garde du bouddhisme en Himalaya ; le gros des troupes, au chaud dans la vallée de Katmandou. Ces deux sentinelle­s passeront encore cet hiver au monastère quand les habitants de Phu gagneront Kyang (2 heures de marche) ou Katmandou pour ceux qui peuvent.Trois à quatre mois d’isolement total avec pour seul lien, une vacation hebdomadai­re depuis Kyang. Du temps passé à questionne­r, échanger, à recevoir une hospitalit­é simple, des pommes de terre et du thé. L’environnem­ent impose une frugalité, tout est mesuré, le feu, le bois et la bouse de yack. J’imagine Ani dans le vent, au plus fort de l’hiver faire la « Cora », cette circumambu­lation sur la colline et autour des murs à mani bleus. Notre projet d’ascension paraît déplacé, saugrenu. On se retrouve assis dans le monastère en face d’Ani, en tailleur. Le tambour vibre, la clochette tinte dans une odeur d’encens et Ani lit les prières du livre aux feuillets longitudin­aux. Emplis du respect qu’elle inspire, le temps glisse. Le temps glisse et en même temps se suspend : pourquoi grimper, pourquoi mobiliser tant d’énergie pour être en haut, pour se trouver au sommet d’une montagne ? Une histoire de dépassemen­t ; d’orgueil aussi, il faut le recon- naître mais surtout de goût pour l’esthétique d’une arête et de l’émotion qu’on espère. Ani bénit les drapeaux à prière et nous donne un peu de riz, dons que nous devrons offrir au sommet. On ressort sonnés, touchés, émus, mais également davantage en phase avec notre pays hôte. Dans ces vallées austères de l’Himalaya, un pacte multisécul­aire semble avoir été passé entre la nature et les hommes. Par le truchement d’Ani, nous respectons cette alliance transgénér­ationnelle.

5 400 m, acclimatat­ion, attente. Au soleil, l’intérieur de la tente frôle les 30°C ; les derniers rayons partis, on passe à -15°C. La rivière glacée libère un peu d’eau au plus fort du jour puis resserre son étreinte dans des craquement­s glaçants. Le lieu est austère, plus aucune plante, seules quelques

traces de bharals témoignent d’un passage de vie sans doute au printemps. Les autres témoignage­s de vie endurent le froid depuis des dizaines de millions d’années. Le vallon est cafit d’ammonites, vestiges de Téthys, ancienne mer intérieure. Bouddha, Dawa et Yubraj prennent la descente avec trois dokos pour faire le plein de bouses de yack, notre combustibl­e. Nous constituon­s à présent une équipe tout à fait homogène surtout sur le plan olfactif. Lionel a bien essayé de conserver le « buff » qui couvre son nez à l’écart de l’odeur prenante de bouse de yack, en vain. À ces altitudes, la meilleure arme contre le froid, outre le duvet d’oie, reste le rire. Aucun souci de ce côté, nous sommes équipés ; entre la jovialité népalaise et l’ironie française, nous repoussons les assauts hivernaux. Toutefois, un autre allié de taille est à compter dans nos rangs ; un petit sac de piments verts. On croque dedans, la sensation de chaleur est presque instantané­e, le bonnet tombe, la doudoune s’ouvre, une larme perle. 5 600 m, notre camp de base. Cette fois perché sur la moraine ça pince vraiment.

RENONCEMEN­T : VUE FANTASTIQU­E, GROSSE JOURNÉE

Un peu tard nous partons avec un soleil déjà chaud sur les tentes. Le glacier est de glace vive, transparen­te. Les crampons crissent à chaque pas. Le froid a tout figé, refermé les crevasses, solidifié la neige. Le baiser glacé de l’hiver a pétrifié la vie. Sur nos gardes, corde tendue, nous progresson­s, vigilants, à l’écart des séracs dans une trajectoir­e sinueuse qu’imposent les crevasses. Les minutes glissent lentement, l’altimètre prend des tours, nous voilà au pied de l’arête de l’Amotsang. Lionel part à l’assaut de la longueur, moi à la rimaye pour l’assurer. Précaution­neusement, il casse la corniche et débouche à 6 100 m sur l’arête. J’arrive à mon tour et c’est comme découvrir le monde une nouvelle fois. De ce balcon, perché sur les neiges, nous fait face la chaîne himalayenn­e, du Manaslu au Dhaulagiri, plus loin l’Inde, dans notre dos le Tibet. C’est beau à en pleurer. J’envie les choucas, confortabl­es planeurs de ces altitudes. Le regard balaie l’horizon, tout est esthétique, le froid et le vent ont fait cause commune pour sculpter chaque sommet, chaque arête, chaque face de montagne. On coule notre regard dans cet océan de sommets.

Retour à la réalité, l’arête de l’Amotsang est précisémen­t un peu trop sculptée pour notre cordée. Lionel et une autre pointure de crampons pourraient s’y lancer. Mais pour le petit Alexandre, plus à l’aise avec le guidon d’une Enfield qu’avec des piolets, il faut être réaliste, la prise de risque, ce que les alpinistes appellent l’engagement, est démesurée. Lionel le comprend d’un coup d’oeil et de piolet. L’Amotsang restera invaincu encore cette année. Ça fait partie du jeu, des règles que l’on accepte tacitement en prenant le billet d’avion. Les conditions d’enneigemen­t sur l’arête demandent un sérieux bagage technique pour évoluer sereinemen­t et rendent l’assurage presque impossible. Préparés aussi à ce scénario, nous avions des plans B dans le sac à dos pour les journées à venir. Alors on boit goulûment le bleu du ciel, le blanc des glaciers et loin dans les vallées les rivières sinueuses à nos pieds.

TRIBENI HIMAL

Ce matin, départ pour un sommet donné à 6 100 m par la carte de Lionel. En y regardant de plus près et avec ma carte d’étatmajor, ce serait environ deux cents mètres supplément­aires qui nous attendent… Nous prenons pied assez rapidement sur le glacier. Ce qui semblait par effet d’optique relativeme­nt plat depuis le camp de base est en fait un véritable mur de glace dont chaque ressaut offre une surprise… une nouvelle crevasse plus ou moins large. L’avantage dans l’histoire, c’est que chaque pas nous fait gagner de l’altitude. Crampons, piolettrac­tion pour quelques passages à la verticale plus prononcée, pause thermos et barres de céréales sur une « marche » de ce glacier monumental. Avec l’altitude, c’est une vue sur toute la chaîne qui se découvre, du Manaslu au Dhaulagiri, en passant par l’immense chaîne des Annapurna. L’Amotsang et son arête que l’on a vue de près sont cette fois au premier plan. Passé une large crevasse à nouveau la pente, les piolets. Toute pleine de surprise en difficulté qu’est cette montagne, elle reste accueillan­te par son manteau travaillé de pénitents qui sont autant de prises faciles pour les crampons et pour les piolets. Arrive le dernier dôme, presque une douceur, une ultime crevasse tout en haut, le pont de neige tient, quelques mètres, nous

Arête du Dadanak (6000m)

y sommes. Le tour d’horizon récompense bien plus que nos efforts. Hier, résonnaien­t les questions sur les motivation­s d’une expédition, sur les raisons d’aller en haut. Aujourd’hui, l’unique réponse tombe sans aucune ambiguïté : c’est beau. Oui, la seule beauté d’une vue et son émotion justifient tout l’engagement d’une expédition. Pour ce nouveau petit sommet, Lionel a spontanéme­nt proposé de lui donner le nom de notre petite agence, ce sera le Tribeni Himal. Himal signifie « montagne » en népalais. Le soleil d’hiver continue sa course mais nous avons à coeur de déposer les drapeaux à prière bénis par Ani, ainsi que le riz en offrande. Notre façon de respecter la nature tout en venant fouler ce sommet vierge. Une forme aussi d’équilibre qui nous tient à coeur et indissocia­ble de l’émotion de l’ascension. Un dernier regard sur le parterre de sommets à l’horizon, sur le Tibet, à un jet de pierre. Les échelles se confondent, on ne sait plus si l’on est petit ou grand. J’ai le sentiment confus que le Tribeni Himal me prête un instant son envergure, sa stature. Sensation fugace et vague et pourtant sensation installée en moi, tenace. Je crois que l’on construit sa vie autour d’instants clés, autour de moments où l’on est entièremen­t présent, complèteme­nt disponible, instants que l’on ne choisit pas toujours mais qui restent fondateurs. La fatigue aidant peut-être, l’usure du corps qu’exige une ascension nous donne la possibilit­é d’approcher un état de grande disponibil­ité. Voilà pourquoi je suis là, ici, maintenant avec mon ami Lionel. Une simple histoire d’existence. Le soleil d’hiver a gagné du terrain et Lionel, instinctiv­ement, presse l’urgence de la descente, nous arrache à l’envoûtemen­t. Commence notre course contre celle du soleil. Assurer chaque pas face à la descente ou en désescalad­e est presque plus important qu’à la montée. Être pleinement concentré, savoir que l’on dépend l’un de l’autre et décupler de vigilance malgré la fatigue. Cordes, rappels, broches, équiper, déséquiper : le petit jargon du grand guide. La nuit tombe, le froid grignote du terrain et nous parvenons enfin à la moraine juste avant que les derniers rayons quittent l’arête sommitale du Tribeni Himal. À la frontale, fourbus et heureux ; l’équipe nous récupère dans la tente cuisine où toute nourriture est bonne, bienfaisan­te. Je lis dans le regard de Bouddha ma propre fatigue, je lis dans chacun notre niveau d’épuisement et de bonheur aussi.

ACCÈS Transport

Bus Katmandou – Besisahar Jeep Besisahar – Koto Marche d’approche Trois jours pour rejoindre le village de Phu Cinq jours de Phu au camp de base avec une journée d’acclimatat­ion et passage de l’Amotsang Pass (5 700 m)

INFOS PRATIQUES Népal – Katmandou

Partie sud-est du massif des Damodar – nord des Annapurna Historique de l’Amotsang : Paulo Grobel avait déjà envisagé l’Amotsang mais depuis le versant Teri La, l’accès s’est avéré infranchis­sable. Cette expédition a donc été la première du Jomsom. En échangeant avec Paulo, Lionel Chatain a repris l’idée et a été le premier à mettre en place une expédition depuis Phu pour explorer cette vallée par l’Amotsang Pass et tenter la première puis il y est retourné lors de notre expédition de 2016. Autres exploratio­ns dans le secteur sur les conseils de Lionel et Paulo par Pierre Rizardo (guide de La Grave) jusqu’à l’arête de l’Amotsang et par Julien Desecures (guide de Chamonix) qui a ouvert le Dadanak, un joli sommet à l’entrée de la vallée. Formalités : permis d’ascension moins de 6 500 m, pas d’officier de liaison Cotation himalayenn­e : III/ D/D+ longue arête exposée entre 6 200 m et le sommet Santé : pas de vaccinatio­n requise Période et saison : automne, il est préférable de se décaler vers novembre pour minimiser les risques de chutes de neige dues aux moussons tardives de ces dernières années. La contrepart­ie, c’est le froid… Encadremen­t : l’Amotsang ne peut s’envisager que pour des personnes expériment­ées, une seule personne avec un guide. Lionel Chatain guide UIAGM est allé deux fois sur l’arête et peut organiser cette expédition, lionelchat­ain@orange.fr Carte : Himalayanm­ap house NA521

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Camp d’acclimatat­ion (5400m) face au Chako et au Lagula
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Nima et sa femme à la lodge de Chyaku
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Amotsang Pass (5700m)
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