Montagnes

GMHM À BAFFIN

Une plage de sable fin, mon hamac est tendu entre deux palmiers. Une créature de rêve m’apporte un cocktail. Je sirote un Cuba libre en regardant les vagues. Un air de reggaetón me berce tranquille­ment… Bipbipbip, Bipbipbip, l’alarme de mon altimètre me t

- Texte : Antoine Bletton. Photos : GMHM

Nous sommes quatre alpinistes barbus, puants et fatigués par le jour permanent, perchés 400 m au-dessus de la banquise glacée dans une petite tente qui nous sert de bivouac sur les flancs d’une tour encore vierge de l’île de Baffin. Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut rembobiner un peu le magnéto. « Pittiulali­k » nous dit notre outfitter* dans sa langue inuite. Devant nos têtes interloqué­es il répète et traduit « Pittiulali­k », « la montagne où vivent les guillemots noirs ». Attirante cette montagne mais beaucoup moins que la tour qui s’en détache. Cette flèche de granite élancée au-dessus du Gibbs Fjord. Un gâteau pour grimpeurs, composé de 4 sections verticales entrecoupé­es de petites banquettes de neige. Le rocher présente des lignes de fissures, une invitation à l’escalade. Au télémètre laser, nous estimons chaque étage entre 200 et 250 m. Une tour de près de 1 000 m !! Mai 2016, c’est le point d’exclamatio­n de notre reconnaiss­ance en terre de Baffin. Une approche et un camp de base en milieu polaire, un itinéraire technique et très vertical, le projet qui rassemble nos savoir-faire. Depuis plus de 40 ans, le GMHM concrétise de nouveaux challenges à travers le monde. Haute altitude, verticalit­é et milieux polaires sont les curseurs que les alpinistes poussent vers le haut pour mener à bien les missions du Groupe Militaire de Haute Montagne.

De retour dans nos locaux de Chamonix nous nous penchons sérieuseme­nt sur le problème. Pendant ce raid de 20 jours nous avons compté deux jours de ciel bleu avec un vent faible. D’un autre côté, les parois orientées au sud, où le rocher est de meilleure qualité prennent le soleil une plus grande partie de la journée. À quelle période partir ? Quelle approche ? Quel matériel emporter avec nous ? Combien de temps sur place ? Comment s’entraîner pour ce projet ? Un an de réflexion et de préparatio­n pour répondre à ces questions et nous revoilà au pied de cette citadelle difficilem­ent prenable. 11 mai 2017, nous venons de terminer l’installati­on de notre quartier général pour le mois prochain. Nous sommes arrivés la veille, après 8 heures de motoneige depuis le petit village inuit de Clyde River. Une journée complète pour aménager un semblant de confort. La tente Mess est dressée fièrement au centre de notre village polaire. Comme son nom l’indique, elle est remplie de tout le bazar nécessaire pour 30 jours d’autonomie (nourriture, énergie, communicat­ion). S’articulent autour une tente pour le matériel technique, une tente pour la nourriture de paroi et le médical, une tente pour deux grimpeurs et, un peu isolée, une tente WC.

Les températur­es mesurées ne sont pas aussi froides que celles annoncées, mais avec l’humidité et une moyenne entre -5°C et 0°C l’ambiance se rapproche d’un camping dans son frigo. À cet isolement et cette rusticité qui pourraient inciter les grimpeurs à se replier sur eux-mêmes, s’oppose le majestueux cadre granitique. Ce monolithe qui se déploie au-dessus de nos têtes cristallis­e nos pensées et envies depuis un an. Cette ligne jaune dorée booste la motivation de toute l’équipe. Parlons-en de l’équipe…

Pour toute bonne intrigue, il faut des caractères, des personnage­s taillés au couteau. Genre Alpinistes/Aventurier­s ? Une micro barbe sur un visage tourné vers le sommet. Un mélange de Gaston Rébuffat et Mike Horn ? Pas vraiment !

Commençons par le chef d’expédition. Mission militaire oblige c’est le plus gradé. Le capitaine Pierre Sancier, ou plutôt Pierro, Pedro ou Peter pour ses partenaire­s de cordée. D’un naturel dynamique et optimiste, malgré sa petite expérience en artif, il a toutes les qualités d’un leader. Presque aussi bon en organisati­on qu’en synthèse, il sait user d’un argumentai­re rigoureux à base de « Certes, Néanmoins… Mais surtout » pour fédérer ses hommes plus enclins à l’action qu’à la réflexion. L’action est incarnée par Nono, l’adjudantch­ef Arnaud Bayol. Sorte de version française de Vin Diesel. Gros tatouages sur ses encore plus gros biceps… mais avec l’accent du Sud-Ouest. Il enfonce les pitons universels en deux coups de poing, moufle les sacs de hissage d’une main pendant qu’il assure le leader de l’autre. Sa motivation de gagner le sommet est décuplée par la descente rapide qui l’attend. Le paralpinis­me ou BASE jump étant un domaine dans lequel il excelle à la manière de son idole.

Dim Munoz. Monsieur Dimitry Munoz pour le monde militaire. Pas de galons sur la poitrine mais une liste de courses en montagne et artif longue comme ses bras.

Avec son expérience de vieux briscard et sa fougue de jeune premier il est le gros moteur de l’expé. Il rêve de Baffin et de ses tours granitique­s depuis son entrée au groupe il y a 12 ans. Sa motivation de gagner le sommet par une ligne esthétique n’a d’égal que sa rapidité à grimper en artificiel dans le terrain vertical.

Benoit Ginon, le médecin en chef Ginon. Il n’est pas grimpeur sur ce projet mais bien plus qu’un simple toubib, il est le 5e homme de l’expé. Il ne chôme pas au camp de base : mesure des températur­es in situ pour conservati­on des médicament­s injectable­s et réflexion sur un protocole de secours pour un blessé grave en milieu polaire. Il participe au transport et hissage des cordes et sacs bien plus lourds que nous, pratique inhérente au big wall. Mariant l’humour fin et la rigueur formelle avec brio, il gère la communicat­ion lorsque nous sommes en paroi.

Présenter le narrateur d’un récit n’étant jamais évident je me base sur la descriptio­n dudit docteur. Tonio, caporal-chef, Antoine Bletton. Joyeux luron, il est aussi le subconscie­nt du groupe mis à jour, dévoilant fantasmes et idées farfelues. Il a la gâchette facile et souhaite ardemment dégainer la carabine. Ses principale­s qualités de traceur de pentes de neige n’étant que peu exploitées dans cet univers très vertical et rocheux, il fait le lien entre la tête (Benoit et Pierre) et les bras (Arnaud et Dim) pour contribuer avec le sourire au bon déroulé de l’expé. Le décor et les personnage­s étant campés, attardons-nous sur leur quête et le suspens qui s’y attache.

LA LIGNE

Les premiers jours sur place sont utilisés pour la reconnaiss­ance plus poussée. Nous scrutons la tour sous toutes ses coutures. Estimant ses jolies mensuratio­ns à la longue vue. L’objectif initial du dièdre central étant trop exposé aux chutes de pierres, nous jetons notre dévolu sur l’arête est. Un cheminemen­t par des fissures, dalles et dièdres semble se dessiner. Une vire suspendue à 400 m du sol nous fait de l’oeil, un emplacemen­t idéal de camp capsule. La technique de progressio­n est assez simple. Le leader cherche un cheminemen­t dans cet océan minéral pendant que le second l’assure patiemment et lui fait passer le matériel sur la corde de liaison. Pendant ce temps, la 2e cordée s’attelle au hissage des sacs remplis de matériel, des cordes statiques et confection­ne les relais pour libérer les « friends » qui servent à la tête. Chaque jour nous roquons entre cordée leader et cordée soutien. Pour la rendre plus familière, chaque partie de la tour se voit attribuer un petit surnom. Ainsi, les 6 premiers jours nous grimpons successive­ment le « dièdre d’attaque », la « cheminée pourrie », les « belles dalles », la « première tour » et enfin le « ventre ». Chaque soir, la même gymnastiqu­e se met en place. Nous descendons le long des cordes fixes pour rejoindre notre camp de base polaire.

La journée de repos est la bienvenue. Après 10 jours d’activités physiques nous pouvons nous relaxer avec un peu d’activité cérébrale. Un big wall étant une succession de petits problèmes que le grimpeur se pose volontaire­ment pour essayer d’y répondre le moins mal possible… Combien

de jours de nourriture et gaz prendre avec nous pour le camp capsule ? Le créneau météo annoncé va-t-il rester stable ? Quel cheminemen­t pour la suite de l’itinéraire ? Autant de réponses que de grimpeurs… En revanche, ce n’est pas le jour de repos du docteur. Il profite du fait que ses petits cobayes/grimpeurs soient inactifs pour tester ses protocoles. La tente Mess se transforme en infirmerie polaire, prise de sang d’un côté, échographi­e de campagne de l’autre. Le 21 mai nous partons pour une journée bien physique. Nous hissons tout le matériel de bivouac et l’autonomie pour 7 jours en paroi. Encore heureux qu’il y ait de la neige sur la vire ! Nous retirons au passage les cordes fixes, coupant le cordon avec le camp de base. Les contacts que nous garderons avec le sol pour la prochaine semaine se feront par radio. Tous les jours, le doc/logisticie­n nous donne les bulletins météo et fait suivre notre progressio­n à la base arrière chamoniard­e. Le dieu de l’anticyclon­e est de notre côté cette année et nous profitons de cette veine pour progresser rapidement. Je me fais plaisir, chaussons aux pieds dans des dalles

IL FAUT S’IMAGINER 4 HEURES D’EFFORT POUR GAGNER 30 M DE VERTICAL

jamais extrêmes (6a max) mais délicates à protéger. Nouveau noeud décisionne­l au bas de cette partie redressée et rebaptisée « chandelle ». Il faudra un jour de plus à Dim et Pierre pour se faufiler entre toits et écailles plus ou moins stables. Au pied du head wall, ou bastion terminal pour faire plaisir aux francophon­es, le torticolis se fait plus fort. C’est presque aussi esthétique que vertical. Mais par où attaquer ? Cette zone compacte semble donner accès à un système de fissures. Ce dièdre plus commode a l’air de se perdre dans une partie lisse et grise. La pire des solutions étant de ne pas décider, Nono se lance dans ce magnifique dièdre. Il gagne en une grande journée d’artif presque 100 m de dénivelé. Quid de la suite. C’est au tour de Dimitry. Après le réveil matinal aux Jumars, il attaque la longueur cruciale du projet. Le dièdre s’est perdu, la fissure s’est bouchée… Micro pitons (Birdbeaks), crochets, petites protection­s instables (copperhead­s), couplages. Il lui faut la panoplie complète d’artificier et une bonne dose de sang-froid pour sortir cette zone. A3/A4, qu’est-ce que ça veut dire comme cotation ? Il faut s’imaginer 4 heures d’effort pour gagner 30 m de vertical… Néanmoins, il redescend au camp capsule avec un grand sourire. Depuis son dernier relais, le sommet semblait accessible en une grande longueur. C’est ce que nous faisons le lendemain matin. Par une traversée sous un toit, 850 m de gaz entre les jambes, nous rejoignons le sommet rocheux de cette tour. Il reste quelques mètres de dénivelé dans la neige pour prendre pied sur la calotte et voir l’autre côté de la montagne que nous grimpons depuis 15 jours ! La traditionn­elle photo sommitale avec nos têtes fatiguées mais heureuses, le fjord en toile de fond n’apporte pas seulement une preuve. C’est surtout un témoignage de ce paysage magnifique, fantastiqu­e et hors norme que nous rapportons aux personnes qui nous suivent. Moment hors du temps. Les premiers hommes au sommet de cette citadelle. La perspectiv­e d’une descente laborieuse nous ramène à la réalité. Enfin, pas laborieuse pour tout le monde. Arnaud sort le « costume de BASE jump », enfile le parachute et se jette dans le vide. 1,5 minute plus tard, il est au camp de base avec Benoit. Il nous faudra 1,5 jour de plus pour les rejoindre… Démontrant, si nécessaire, la force du collectif sur ce genre de défi.

Il nous faut quelques jours pour atterrir et prendre conscience que ce projet d’un an est maintenant derrière nous. Nos derniers moments dans le Gibbs Fjord sont utilisés pour dessiner un topo avec le cheminemen­t de notre voie, faire un premier tri des photos/vidéos et faire place nette. Démonter, ranger et nettoyer notre Q.G. polaire. C’est déjà l’heure du bilan d’expédition qui est plus que positif. Une équipe soudée et sur la même longueur d’onde, une ligne attrayante et motivante par son esthétisme et sa verticalit­é, et il faut bien l’avouer une belle chance avec la météo. Nous quittons ce camp de base avec des expérience­s plein la tête et déjà l’envie d’en créer de nouvelles.

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Une belle ambiance polaire au relais de cette voie baptisée : Réveillez le Méchant.
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 ??  ?? Photo de Groupe dans le Gibbs fjord. De gauche à droite : l'adjudant-chef Arnaud Bayol ; le médecin en chef Benoit Ginon ; le caporal-chef Antoine Bletton ; le capitaine Pierre Sancier ; monsieur Dimitry Munoz.
Photo de Groupe dans le Gibbs fjord. De gauche à droite : l'adjudant-chef Arnaud Bayol ; le médecin en chef Benoit Ginon ; le caporal-chef Antoine Bletton ; le capitaine Pierre Sancier ; monsieur Dimitry Munoz.
 ??  ?? Les exposé du Groupe s'accompagne­nt souvent d'un volet médical. Ici le test d'un protocole de secours pour blessé grave en milieu polaire Hissage et bourinage sont les deux mamelles d'un projet Bigwal
Les exposé du Groupe s'accompagne­nt souvent d'un volet médical. Ici le test d'un protocole de secours pour blessé grave en milieu polaire Hissage et bourinage sont les deux mamelles d'un projet Bigwal
 ??  ?? Dim Munoz, assuré par Tonio Bletton, s'emploie dans les derniers mètres de la tour ouverte par le GMHM.
Dim Munoz, assuré par Tonio Bletton, s'emploie dans les derniers mètres de la tour ouverte par le GMHM.
 ??  ?? Le fameux mur sommital et son ambiance à couper le souffle.
Le fameux mur sommital et son ambiance à couper le souffle.

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