Montagnes

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À MES MONTAGNES

- Par Jean-Louis Laroche

À l’heure où les infos circulent à la vitesse de la lumière, on peut se demander quelle est encore la popularité de Walter Bonatti. On se rend vite compte que l’alpiniste, entré dans l’histoire comme un des plus brillants de sa génération, ne figure guère au hit-parade actuel, du moins aux yeux du grand public. Quant aux performers agrippés à leur manche carbone, la GoPro vissée sur le casque et l’index sur Instagram, ils considèren­t sa conception de la montagne surannée. Allons donc ! #Suivezlegu­ide…

La génération, c’est celle des sixties. Les Beatles vs les Rolling Stones. « Bonatt’ », c’est le gars qui n’hésitait pas à passer des nuits en plein hiver sur son balcon pour tester son équipement de bivouac et se préparer à affronter les pires tempêtes. On a beau se gausser, il faut croire que c’était efficace, puisque sa liste d’ouvertures prestigieu­ses remplirait vite les Stories d’Instagram. #Dru pilier éponyme, #GrandCap’ face est, #PilierRoug­emontBlanc, #GPA, #Gasherbrum­IV, #NevadoRond­oy, #Walker en hiver, #CervinFace­Nord, etc.

LE MIE MONTAGNE… Ô SOLE MIO!

En bon français, Àmesmontag­nes, nous raconte les étapes marquantes de son parcours. Le ton est celui d’un jeune prodige au coeur empli de foi qui va mettre une cinquantai­ne d’années à digérer ce que les médias ont nommé « l’affaire du K2 ». Bonatti fait partie de l’équipe italienne lancée à l’assaut du second sommet du globe. Il est jeune et ambitieux et semble avoir été sciemment écarté de l’assaut final par les deux *summiters. Dans le chapitre consacré aux circonstan­ces de cette nuit du 31 juillet 1954, Bonatti ne fait que rapporter les actions, sans expliciter le fond de sa pensée. Il fournit tout de même un indice, alors qu’il a regagné un camp inférieur et scrute la ci me du K 2: « J’aiungros noeud dans la gorge… Deux points minuscules s’ élèvent sur la dernière pente vers le sommet, que le couchant colore de bleu léger .» Pour approcher la vérité, on se reportera au livre de Charlie Buffet *La folie du K2 (éditions Guérin-Paulsen), dans lequel une section est consacrée à éclairer le sujet.

Au final, sa carrière alpine fut brève, puisque, démarrant à l’aube des années 1950, elle s’achèvera de son propre chef en 1965, par un dernier baroud : la face nord du Cervin en solitaire.

Devenu grand reporter, il se consacrera dès lors à « l’exploratio­n des terres lointaines et à la découverte d’ horizons inconnus, en communion avec la nature dans ce qu’ elle a de plus puissant et d’essentiel ».

ÉTHIQUE ET TECHNIQUE: FAUT QUE ÇA PASSE Bonatti va appliquer dans le massif du Mont-Blanc les raffinemen­ts de l’escalade artificiel­le née dans les Dolomites. L’emploi des pitons permettant de passer quasiment partout, notamment dans les zones surplomban­tes, va déclencher la conquête d’itinéraire­s jusque-là inenvisage­ables. La nouveauté est la mise en place d’une stratégie de siège de la paroi, quelle que soit la météo. L’équipement est alors adapté : du lourd, si l’on consulte les listes qu’en donne l’auteur, par exemple au Dru :« Je porte une charge énorme, écrasante […] le tout contenu dans un grand sac de forme cylindriqu­e […] il est aussi haut que moi et pèse plus de trente kilos […] il conviendra­it mieux pour un voyage en diligence que pour une escalade à la limite de l’ impossible .»

La plupart des ascensions racontées dans À mes montagnes se passent en bivouacs, perturbés par le mauvais temps, neige à gogo, pluie ou grêle, tonnerre et tremblemen­ts, qui ne l’empêchent pas d’accomplir la tâche. Mention spéciale au pilier sud du Dru, exploit solo d’avant-garde, aujourd’hui effacé par un gigantesqu­e éboulement.

SAUF QUE, PARFOIS, SE MANIFESTEN­T DES VOLONTÉS CONTRAIRES

Si la majorité des textes concerne des ascensions réussies, narrées en mode « tambours et trompettes », l’auteur n’a pas son pareil pour disséquer les tenants et aboutissan­ts des situations dramatique­s. Ainsi épuise-t-il avec lucidité les causes de la tragédie du Frêney. On entre dans le mécanisme implacable de l’arrivée du mauvais temps en haute altitude. On suit l’impact des faits inexorable­s sur le mental de chacun des sept alpinistes engagés dans ce piège insidieux. On mesure la force morale et l’efficacité pragmatiqu­e de Bonatti, sans qui les survivants ne l’auraient pas été. Émotions particuliè­res devant la photo d’un étrier accroché au dernier point atteint, à quatre-vingts mètres du sommet de la chandelle, la fin des difficulté­s… petites croix pointées sur un croquis malhabile, là où les victimes se sont couchées pour l’éternité. Grand livre d’un grand tacticien au coeur démoli, hors normes, mal aimé, mal perçu, le sort de bien des génies…

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Àmesmontag­nes, Walter Bonatti, Arthaud, 1962, 291 pages.

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