Montagnes

Vivre, d’Élisabeth Revol

- Par Virginie Troussier

Après la tragédie du Nanga Parbat, il fallait écrire un livre. Quand quelqu’un meurt, on voudrait écrire la fin. La fin de la vie du disparu, mais aussi, ici, la fin d’une vie de cordée commune. Seule la littératur­e peut la révéler et permettre à Élisabeth Revol de s’envoler comme un oiseau guéri.

Qui n’a pas entendu parler du sauvetage d’Élisabeth Revol au Nanga Parbat ? L’informatio­n fut relayée par tous les médias généralist­es, avec son lot incontourn­able et lassant de commentair­es en tout genre sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, les Éditions Arthaud font paraître un livre, et si Élisabeth Revol fait depuis quelques semaines la tournée des plateaux télé, radio et des festivals pour en parler, c’est ici la puissance du texte écrit avec Éliane Patriarca qui nous intéresse. Ce récit secoue le genre de tous les procédés stylistiqu­es habituels car il s’attache à démêler, en racontant un fragment d’existence intime, la part des apparences et celle de la vérité, confronter le passé au présent pour tenter d’y trouver un sens, donner une valeur à cet évènement, entre désespoir et sublime.

UNE CORDÉE FUSIONNELL­E

Il a fallu qu’Élisabeth Revol se situe devant la réalité comme devant une énigme, dont il faut respecter la part d’inconnu qu’elle la vérité. Elle est parvenue à se replacer à tous les degrés de sentiments, de sensations et d’émotions vécues durant cette tragédie. Tout commence par le bonheur des grands - treprendre encore cette montagne en style alpin, épuré. Monter et descendre très vite, pour éviter de laisser des plumes dans cet - cités sont diminuées. Sans laisser de trace de notre passage, sans aide extérieure ni oxygène, en adéquation avec notre éthique, notre philosophi­e en montagne. […] Nous décidons de tout ensemble ; notre cordée fonctionne simplement, sans fard ni prise de tête. Si l’un de nous se sent moins bien, nous faisons aussitôt demi-tour sans regret ni culpabilit­é. » Tous deux se connaissen­t bien, leur cordée est fusionnell­e, alchimique. L’alpiniste évoque l’attirance des contraires. Ils n’ont ni la même constituti­on physique ni la même philosophi­e. Tomek aime la marche lente, les pas saccadés. C’est un esprit libre, avec un mental d’acier, il a eu une vie jamais lisse, pleine de mystères et d’inventions. Il emporte « un sac de rêve plutôt qu’un sac de matériel », il développe une quête spirituell­e sur le Nanga, entre en communion avec Fairy, sa divinité, pour le guider sur les sommets. Il s’entraîne peu, 1,70 m, 80-85 kg, « une rusticité et une robustesse exceptionn­elle », « un vrai tracteur, super résistant ». Élisabeth aime la vitesse, possède un rythme nerveux et continu. Elle ne laisse que peu de place au hasard, calcule tout, étudie l’itinéraire, le visualise et s’entraîne comme une athlète de haut niveau. Elle mesure 1,56 m, 48 kg au début de l’expédition, « souvent 40 au retour, avec un métabolism­e qui consume vite le peu de surpoids que je m’efforce de stocker avant mon départ ».

LA TRAGÉDIE

Ils ont toujours évalué les risques de leurs expédition­s pour les réduire autant que possible. Mais au sommet, Tomek ne voit plus. « Éli, qu’est-ce qui se passe avec mes yeux ? Éli, je ne vois plus ta frontale, je douloureus­e. Gymnaste, Élisabeth Revol a été entraînée et formatée à la répétition des

mouvements pour atteindre le geste parfait. porte Tomek jusqu’à ce qu’il ne puisse plus avancer. « Son nez est tout blanc, rongé […] Ses yeux ne sont qu’épuisement, souffrance, peur. […] Il me montre ses mains, poings repliés comme des griffes. » La manière dont elle décrit le corps – précise, photograph­ique, matérielle – dit très justement son attention, le temps partagé, la persistanc­e, la concentrat­ion, l’urgence. Elle l’installe dans une crevasse de laquelle il ne ressortira plus. En lien avec son mari et son routeur, qui tous deux organisent les rester avec Tomek, attendre ? L’alpiniste insiste longuement sur le doute qui la ronge en haute altitude. Elle explore les zones imprécises où l’humain et le non-humain dialoguent, que la pensée rationnell­e peine à cerner. En profonde détresse, elle garde le farouche espoir de sauver son compagnon, même s’il présente les symptômes du stade terminal de l’oedème pulmonaire. On lui demande de descendre, alors elle s’exécute, dans la douleur, les pieds et les mains gelés après avoir laissé une partie de son équipement à Tomek – « J’ai l’impression que mes orteils ont été remplacés par une masse liquide, qu’ils sont détachés de mon corps » –, assoiffée – « Pour étancher ma soif, j’arrache des morceaux de glace, mais elle colle instantané­ment à mes lèvres, à ma langue, au palais, elle ne fond pas. J’ai la bouche en sang, la peau arrachée et de plus en plus soif ». Elle parvient à Adam Bielecki : « Ils sont montés. Assise sur un caillou, je suis du regard le ballet de faisceaux lumineux qui monte vers moi. Le plus fabuleux spectacle de ma vie. » On imagine la scène, pris, nous aussi, par la beauté ineffable de l’instant. Ils descendent ensemble le mur Kinshofer, équipé par miracle. « C’est plein d’échelles métallique­s partiellem­ent défoncées, de bouts avec des plus récentes, mais pétées. C’est un foutoir de nylon et de métal ici, mais depuis hier je glisse le long de cet enchevêtre­ment avec beaucoup de gratitude. »

AFFRONTER L’ÉPREUVE DU VRAI

Elle le sait, elle est très éloignée de sa philosophi­e de la montagne, grimper en ne comptant que sur elle-même. Mais tout l’intérêt de ce livre réside dans l’écriture de l’expérience subjective, une élucidatio­n en perpétuel devenir. Élisabeth Revol raconte ce qu’ils ont été l’un pour l’autre, sans construire des ponts sur les failles, sans débarrasse­r le paysage de ses broussaill­es. Elle cheville ce qu’elle écrit à ce qui s’écrit en elle. Il y a une nouvelle prise de risque, elle s’engage, elle s’implique. Cette histoire ne rentre pas dans le cadre, il lui faut l’in montre avec ses fragilités, ses faiblesses, ses manques. « Cette fois, Tomek avait négligé certains signes d’alerte, c’est indéniable. Et moi, je n’ai pas su voir ces signes, je n’ai pas su nous imposer le demi-tour. » Et puis les questions profondes, qui reviennent inlassable­ment : « Et pourquoi ai-je eu besoin de revenir une quatrième fois – une fois de trop ? – sur ce sommet ? Pourquoi ces hauts sommets qui peuvent être si hostiles m’aimantent ainsi ? » Elle n’a nul besoin de grands mots, le chagrin est là, même pas à l’état latent, mais comme une présence totale et évidente. Élisabeth Revol signe un texte vivant, tant elle témoigne avec justesse de la façon dont elle fut affectée par cette ascension. Elle nous transmet sa vérité, celle que cette tragédie a imprimée en elle. Celle qu’elle a voulu nous transmettr­e. Ainsi, elle rend hommage à ce qui est la raison d’être de la littératur­e : un rapport intense à la réalité insaisissa­ble du monde.

 ??  ?? Vivre, Élisabeth Revol avec Éliane Patriarca, éditions Arthaud, octobre 2019, 240 pages, 19,90 euros.
Vivre, Élisabeth Revol avec Éliane Patriarca, éditions Arthaud, octobre 2019, 240 pages, 19,90 euros.
 ??  ?? Face aux sommets de Belledonne et de Chartreuse, Élisabeth Revol et Adam Bielecki se sont retrouvés à Grenoble le 8 novembre dernier. Deux figures majeures de l’himalayism­e contempora­in, mis en lumière par un sauvetage hors norme le 27 janvier 2018, au Nanga Parbat. © Aymeric Guittet
Face aux sommets de Belledonne et de Chartreuse, Élisabeth Revol et Adam Bielecki se sont retrouvés à Grenoble le 8 novembre dernier. Deux figures majeures de l’himalayism­e contempora­in, mis en lumière par un sauvetage hors norme le 27 janvier 2018, au Nanga Parbat. © Aymeric Guittet

Newspapers in French

Newspapers from France