Montagnes

Traverser le Jura en ski de fond

L’aventure à deux pas de chez soi, c’est à la mode. Mais on peine souvent à allier plongée durable dans un environnem­ent dépaysant et vélocité grisante. Amoureux de la vitesse ET de l’immersion, laissez-moi vous présenter un périple dans des plateaux et c

- Texte et photos: Christophe­r Shand / LuxAltius.com

Au regard des Alpes, le massif du Jura n’est qu’une bosse, entend-on. Arpentez-le donc en ski de fond de bout en bout. Adoptez la méthode du « skinting », mot-valise que j’ai et de nordique-rando ( skinning), qui m’a permis de traverser la chaîne dans sa quasi-intégralit­é. Vous en relativise­rez la platitude. Solitaires ou mondains, compétiteu­rs ou contemplat­ifs, voici une belle alternativ­e au ski de rando en début d’hiver. Surtout lorsque le risque BRA reste au-dessus de 3 et que le la rose des pentes s’obstine à rester dans le noir.

Cette traversée à l’arrache combine les parcours de la Traversée du Jura suisse (TJS) et de la Grande Traversée du Jura (GTJ) et vous fera voyager entre 220 et 280 km selon les portions empruntées. En voici le récit.

Cette traversée est l’objet d’un film en coproducti­on avec la RTS qui vous sera bientôt présenté.

JOUR 1 DU JURA BERNOIS À LA BRÉVINE PLONGÉE AU COEUR DES COMBES

Figurez-vous un mois de janvier blanc et cristallin. Un mois de janvier presque trop parfait, comme dans les contes et fables romantique­s ayant inspiré le Casse-noisette de Tchaïkovsk­i.

Un train des CFF m’emporte le long des berges du Léman et du Neuchâtelo­is. Tête posée sur le carreau, je tente de finir cette improbable nuit passée sur un canapé à Genève. Vainement. Ni le bercement du train, ni la tiédeur du wagon ou les langueurs de l’accent des Helvètes ne parviennen­t à m’assoupir.

D’ici aux Alpes du Chablais, sur l’étendue bleue, le clapotis lointain des cygnes. De l’autre côté, alternant avec les pieds de vigne de Lavaux, le Jura qui s’ourle d’écume nuageuse. Dans un semi-rêve, j’y imagine les combes soufflées et mugissante­s. Les sapinières dans leur sommeil d’hiver. Les fermes isolées, la quiétude du plateau. Mes pensées s’y égarent.

Car il y a des matins comme ça. L’effervesce­nce. La neige est tombée, les sapins ont revêtu leur robe ivoire. Bambins en liesse et monde qui se fige. Le coeur battant, ce spectacle de l’hiver m’a poussé au départ. Une excitation, une transe… À moins que ce ne soit le désir d’oublier. Une déception amoureuse, ou que sais-je. Thérapie ou entreprise insensée ? Toujours est-il que cette ivresse, le vertige des grands espaces et mes songes qui vagabonden­t dans la magie des royaumes perdus, là-haut, effacent tout le reste ce matin. Rendu à Bienne aux confins de la Suisse romande, le train finit par m’emmener à Saint-Imier dans le canton de Berne. Je fais du stop avec une monitrice rencontrée sur le quai, pour me hisser sur le plateau des Bugnenets. Un café dans la petite station, histoire d’appliquer une épaisse chaussette au niveau de l’entrejambe pour protéger ma descendanc­e (technique de compétiteu­r rodé), puis j’entame mes premiers pas. Dans les -15 °C de la matinée, mes skis ayant été fartés avec les deux couches de base et la finition qu’imposait une telle longueur, ça file ! Le parcours démarre toutefois par une longue côte qui me fait adopter le décalé. De tièdes rayons subliment la cathédrale de givre des houppiers. C’est un pur délice. La neige fraîche crisse sous les semelles de mes skis. Je vole. Derrière moi, les crêtes du Chasseral. Et devant, sitôt rejoint la Vue des Alpes, des plateaux blancs qu’occupent de paisibles hameaux isolés par l’hiver. Cette succession de scènes féeriques est une aubaine pour le photograph­e que je suis.

Les gloires du soleil laissent la place à un brouillard glacial, compagnon qui vous sera fidèle pendant ce voyage. Avec ce point néanmoins positif qu’il statufie le paysage, le prix à payer étant la chute de la températur­e ressentie. Une série de descentes me mène aux combes de la Sagne et des Ponts de Martel. Ma mâchoire est pétrifiée et je regrette de ne pas avoir pris de buff supplément­aire. Je m’attarde parfois dans l’atmosphère moite des étables pour m’y réchauffer. À la Sagne, il fait si froid que la neige et la glace restées sur la route me permettent de traverser les lieux skis aux pieds. Personne sur les pistes, si ce n’est quelques retraités ou compétiteu­rs enquillant leurs fractionné­s quotidiens. Les bourgades semblent hiberner par le froid qui rôde. Pas un son dans les forêts que je traverse, si ce n’est celui du grésil tintinnabu­lant à travers les épines. Et mes oreilles se sont absolument raidies. Silence presque angoissant, comme une accalmie devant les changement­s de météo qu’annonce la pâleur du ciel. Quelques flocons glissent sur ma peau alors que je me porte jusqu’aux hauteurs des Ponts de Martel. Et il fait jour blanc lorsque je traverse le petit cimetière qui me mène à l’auberge du Grand-Sommartel.

Cafés et restaurant­s sont de véritables institutio­ns communales en Suisse. Les dimensions sociale et collective de tels lieux ont su y rester presque intactes. C’est tout de suite le sentiment qui vient en pénétrant la salle du restaurant. Les cheveux en bataille, le teint rougeaud, la mine exténuée, je m’y effondre sur la table en attendant le potage du jour. Des habitués me lorgnent avec bienveilla­nce. Le froid, l’effort, la faim. Ils savent.

Tandis qu’on enchaîne les digestifs à la table à côté, je redoute le départ. Mais il advient, inexorable­ment, dans une nuée de flocons impitoyabl­es. J’enfile ma doudoune pour la redescente. Passés les grands bois, la combe de la Brévine s’étale généreusem­ent. Des cloches à fromage – les clochers typiques du Jura – percent le vaste linceul de cette vallée qui vire au bleu. Le crépuscule. Je ne distingue bientôt plus rien que le bout de mes skis sortant de la poudre fraîche, quelques piquets sur le bord de la piste comme seuls repères. La nuit unit le sol au ciel et l’horizon ne m’est bientôt rendu que grâce aux quelques corps de fermes qui, des kilomètres à la ronde, parsèment le plateau. Je finis par me diriger vers l’une d’entre elles, un peu au hasard, virant à droite et patinant sur une route bien enneigée. Il fait froid et je suis tout trempé par la neige et par ma sueur. Les 60 km se sont achevés dans une neige virevoltan­te et aveuglante. Je suis exténué.

« ET DEVANT, DES PLATEAUX BLANCS QU’OCCUPENT DE PAISIBLES HAMEAUX ISOLÉS PAR L’HIVER. »

Dans le noir, deux gros chiens me bloquent le chemin. On les rappelle. Mais sitôt la grange atteinte, je suis à nouveau revivifié. C’est ici un florilège de chiots, de fougue et de tendresse. Les fermiers ont de la place et se mettent à mes petits soins sitôt la traite finie. La fille et son nouveau-né, le fils qui aide à la ferme et le couple aux rênes de l’affaire se réunissent tous ensemble autour d’une fondue. Et le gruyère qui est produit dans la coopérativ­e locale trouve une issue coulante dans nos assiettes. Le sommeil est sans appel.

JOUR 2 DE LA BRÉVINE AU MONT D’OR FORÊTS NAPOLÉONIE­NNES

Ma fenêtre s’ouvre sur un jour blanc ce matin. Les sangliers qui labouraien­t le fumier et dont j’avais entendu les grognement­s la veille se sont évanouis. Le paysage, les sons, les impression­s : tout est feutré. Je fais mes adieux à ma famille d’accueil, aux chiots et à la chienne Cannelle pour rejoindre la piste déjà damée. Pour mon plus grand bonheur. J’allonge le pas et la vitesse me permet d’enquiller sur le deux temps.

Encore une fois, je ne sais où je dormirai ce soir. Mais le sublime des paysages allié à la confiance que donne de telles virées font que je ne m’inquiète pas davantage. Un signe de bon augure parmi d’autres : le thermomètr­e qui affiche généraleme­nt les -25 °C sur le plateau affiche -15 °C ce matin. ¡Quécalor! Sur ces pensées ardentes, le buste emmitouflé dans trois couches, j’arrive au resserreme­nt des Cernets. La combe s’achève sur une côte forestière qui ralentit mon pas. La nécessité d’une endurance en côte m’entraîne sur un rythme comme celui de la fée dragée dans Casse-Noisette. Cadence régulière, lente et assurée. Celle même qu’on finit par apprécier lors de tels défis, quel que soit le nombre de kilomètres parcourus.

Dans ce mystère digne du ballet russe, mes pensées divaguent dans les bois. Sous le feston de l’hiver, je commence à voir des choses. Le manteau neigeux qui couvre les arbres forme des silhouette­s, des Vénus, des visages. Des dos courbés sous le fardeau des âges. Après le défilé de ces formes obscures, une clairière ; et dans cette clairière, une grange qui, sur un air d’Alain Souchon, paraît comme abandonnée. Les montbéliar­des y ruminent paisibleme­nt dans la paille, deux chevaux de somme trépignent sur le parvis, une ampoule apportant sa douceur au tableau. Nul homo sapiens en vue…

Au sortir des bois, j’entame la descente dans la vallée des Verrières de Joux. L’on bascule ici en France pour le reste de la journée. La piste est raide et chargée de 50 cm de fraîche. Dans un fantasme de poudre, j’exécute une valse improbable. Ça n’est plus du ski de fond, mais un ballet d’équilibris­te. Avant de rejoindre les trottoirs du bourg empêtrés dans 10 cm de glace sur lesquels je peux skier.

C’est ici, dans le Val-de-Travers que, durant l’hiver 1871, 87 000 soldats français de l’Armée de l’Est, zouaves, cavaliers et grenadiers, trouvèrent refuge après la débâcle de la France devant la Prusse et ses alliés. Juste avant de passer la frontière, dans le bistrot suisse, je rencontre un vieux barbu qui aurait pu être l’un des vieux vétérans briscard de l’armée de Napoléon III. Je le vois me raconter leurs blessures, leurs gelures, mais aussi le soulagemen­t qu’ils eurent en percevant enfin le drapeau suisse, signe de neutralité et de bienveilla­nce. Dans l’un de ces crépuscule­s mauves si caractéris­tiques de l’hiver jurassien, des charrettes de la Croix-Rouge suisse qui venait tout juste d’être créée vinrent à leur rencontre. Ils purent enfin souper, certains après plusieurs jours de jeûne forcé par une retraite désorganis­ée. De cette histoire, on trouve un aperçu saisissant au panorama Bourbaki à Lucerne, nommé en l’honneur du général et de son armée. Après les Verrières, une montée intense et chargée de neige me mène au restaurant du Thillot sur le plateau. Pour s’y rendre, il faut faire la trace sur un chemin

« CE VIEUX BARBU AURAIT PU ÊTRE L’UN DES VIEUX VÉTÉRANS BRISCARD DE L’ARMÉE DE NAPOLÉON III. »

forestier. J’applique mes peaux de phoque ancienneme­nt dédiées à la compétitio­n de ski-alpinisme et spécialeme­nt taillées pour l’occasion. 3 km plus tard, le plateau des Fourgs fait référence aux nombreux fours à pois qui permettaie­nt aux locaux d’obtenir la chaux qui tapissait autrefois les flancs des fermes. Sur la trace toute vierge de ce qui est maintenant la GTJ, le ski devient jouissif. À l’auberge des Granges de Bailly, je rencontre Raphaël Jouffroy, qui a repris la vieille ferme de ses arrière-grands-parents, aménagée en gîte aux boiseries odorantes. Il y conte les anecdotes d’autrefois sur la guerre des sapins entre Français et Suisses, l’absinthe qui accable et le transport du fruit des traites sur de vieux skis en bois.

Une épaisse forêt abrite ensuite certains des plus beaux sapins de la région. Le fameux « Sapin Président », haut de 42 m et vieux de 450 ans, y a été sculpté avec la tête d’Edgar Faure qui venait des parages. Je me perds un peu aux Hôpitaux-Neufs qu’il faut traverser à pied, avant de reprendre la piste pour la petite station de Métabief, où je m’arrête pour une crêpe. Passé le bourg, je crois que j’ai le temps le plus glacial qu’on puisse supporter en collant lycra. Mais une longue ascension me porte sur les flancs majestueux du mont d’Or. Le givre qui a encroûté mes mèches garnit le monde alentour. Dans le crépuscule, je m’immerge dans un univers nébuleux, immaculé, comme imaginaire. La redescente est si merveilleu­se que je ne me soucie guère de savoir si le refuge de la Petite Échelle repéré sur une carte est ouvert ou non.

Dans la nuit, je perçois la lueur vacillante de son foyer. Sauvé. Le refuge se veut sobre mais il est d’un réconfort inouï en cette soirée polaire. Un feu vrombit déjà dans le poêle mais je dois couper du bois pour réchauffer la yourte où je devrai dormir. Une chatte noire suit tous mes mouvements lorsque je rentre dans la salle du refuge. Des saucisses de Morteau fumées pendent dans la salle à manger. Des chandelier­s illuminent des murs crépis à la chaux et décorés de tableaux d’un autre siècle. Ce soir, c’est dîner en compagnie d’une joyeuse troupe de jeunes Suisses venus du lac de Joux, montés jusqu’ici pour la soirée. Plus tard, lorsqu’ils chaussent à nouveau leurs skis de fond pour redescendr­e dans la nuit, je ne les envie guère et m’en retourne, solitaire, à ma yourte caniculair­e.

JOUR 3 DU MONT D’OR À BELLECOMBE VUE SUR LES LACS ET HAUTES CRÊTES

Qui est un habitué de ce genre d’abri sait combien la chaleur y est admirablem­ent préservée. Chose que j’ignorais. Je le découvre assez rapidement et passe une nuit bien courte, enflammée, torride et fervente, m’éventant, expirant et me levant plusieurs fois pour ouvrir la porte à la nuit glaciale. Ébats d’ermite qui persistent jusqu’au petit matin, alors que j’ouvre définitive­ment la porte sur l’aube blême. Il fait alors un bon -20 °C. De quoi assurer une sympathiqu­e flagellati­on thermique. Maëté, bergère l’été et gardienne du refuge l’hiver, me retrace l’historique des lieux. La bâtisse paysanne date du XVIIe siècle. Elle appartenai­t à l’hôpital de Pontarlier et les nonnes s’y rendaient pour y changer d’air : « Cellesq uipétaien tuncâble », dit-elle en riant. Sur ces échappées baroques, me figurant des chorégraph­ies de cornettes et autres sabbats dans les bois, je repars dans une clairière de poudre. Je chute. Ah, elles devaient bien skier, les nonnes ! Même au sein de ces ornières de glace forgées par les véhicules des bûcherons. Le chemin descendant au Poteau au-dessus de Mouthe s’avère épique en skating. Crispé dans 20 cm de tranche durcie, je tente vainement de freiner en chasse-neige l’élan pris malgré moi. Je peaute pour passer à nouveau la frontière et basculer sur les Charbonniè­res, les hauteurs paradisiaq­ues du lac de Joux. Bien qu’il fasse glacial, le soleil darde un rayon tiède et éblouissan­t. J’arrive à Pont, bourgade lovée au bout du lac. Il faut déchausser à nouveau, longer la voie de chemin de fer et parcourir la route qui surplombe l’immensité blanche.

L’hiver, le lac s’orne généraleme­nt de patineurs. Il n’en est guère encore, la glace n’ayant pas atteint l’épaisseur règlementa­ire. Mais une riveraine casse la glace à la binette. Elle enlève bientôt ses vêtements pour se baigner dans l’eau jusqu’aux épaules, bonnet sur la tête. Elle est adepte de la méthode Wim Hof, me dit-elle, d’après le nom de l’« homme des glaces » qui fait la chronique. J’hésite très sincèremen­t à la suivre mais la perspectiv­e de devoir skater ensuite avec le poil humide ne me ravit guère.

Cela rassure de voir qu’on n’est pas le seul fou au monde. Certains recherchen­t les tropiques, le sable fin, coquillage­s et crustacés. D’autres la glace, le grésil et ces frissons qui sont quasiment les mêmes choses… avec un peu d’imaginatio­n ! Mais il est un je-ne-saisquoi d’enivrant sur ces hauteurs durant l’hiver. Un soupçon d’Arctique, un grain du grand Nord.

Il faut à nouveau appliquer les peaux pour gravir le col du Mollendruz. De là, de belles pistes mènent au plateau de Marchairuz près du mont Tendre, tout en pas alternés. C’est là la plus haute marche de la traversée, le sommet étant le point culminant du Jura suisse (1 679 m). Une deux, une deux, tout en sueur. Un pa

norama divin sur le mont Blanc lévitant au-dessus des brumes du lac Léman consacre ce jour transparen­t. Skier ici est céleste, au sein de ce que les Jurassiens appellent le « paysage en jardin » fait de petits bois et de pâtures bordées de murs en pierres sèches. La piste froide et damée se prête à une allure extrême. Dans cet élan, frisant les 40 km/h, rejoindre la Cure à la frontière n’est qu’une formalité. J’y traverse la route pour rejoindre définitive­ment la GTJ en France. Sur ma gauche au sud, la Dôle et son radar qui domine Nyon. Le ciel s’empourpre déjà et je file le plus vite possible. Il reste 20 km avant d’atteindre un refuge que je viens de repérer sur la carte. Mais traverser ces lieux de nuit ne me rebute pas puisqu’ils sont déjà familiers. La Darbella après les Rousses, la Combe à la Chèvre… Avec le coucher, les températur­es chutent à nouveau. J’allume ma frontale et vérifie immédiatem­ent cette loi qui se vérifie toujours lorsque je progresse ainsi. Le monde se referme tout à coup, l’univers se restreint soudain au halo que veut bien nous fournir la lampe qui vous serre le crâne. Si bien que j’essaie toujours de l’allumer en ultime recours, dès qu’arrive la première chute !

Laquelle advient à Lajoux, où je me rétame bien durement. La batterie du lampion n’a pas tenu dans la nuit obscure. Je me fie à mes réflexes habituels et me dirige droit vers le ronronneme­nt d’une pompe à traite. Dans son étable, Philippe est en pleine animation, entouré de sa cour de montbéliar­des. Des vapeurs de lait, d’urine et de foin stimulent les sens et me désengourd­issent progressiv­ement. J’y recharge ma batterie tandis que l’homme parle de la coopératio­n et de la solidarité paysanne qu’autorise le système des fruitières qui produisent le Comté.

Mais la parenthèse est courte. J’arpente rapidement le plateau des Molunes de nuit et, 12 km plus tard, je rejoins le refuge des Adrets en pouvant skater hors piste tant la sous-couche est dure. Par le carreau, j’aperçois les propriétai­res, homme et femme qui dînent dans la cuisine. Le couple forme un parfait clair-obscur, une ampoule projetant son cône de lumière sur la petite table ronde de leurs agapes. Potée aux choux, et en avant le dortoir !

JOUR 4 DE BELLECOMBE À GIRON TEMPÊTE AU RISOUX

Les prévisions étaient décidément justes. Rien à voir avec le temps radieux d’hier. Il bruine, il brume, il brame. L’un des chiens du refuge couine au-dehors. Je suis un peu refroidi par le temps et la discussion se prolonge. Comment résister au fumet du café noir, à l’ardeur d’une conversati­on et au confort d’une maisonnée ensevelie sous l’hiver ?

Pitou, le tenant des lieux, est un ancien kayakiste et rafteur de compétitio­n. Cet homme est une force de la nature. Sa compagne et lui accueillen­t des woofeurs,

des jeunes du monde entier pour les aider, soit dans leur entreprise d’écoconstru­ction, soit dans leurs travaux de permacultu­re l’été. La passion de l’homme a longtemps été de sauver des maisons et il m’explique l’histoire de chacune des pierres et poutres qui constituen­t sa demeure. Le refuge des Adrets est un vrai refuge de montagne dont il a perdu la clef, dit-il. Et j’y suis bien.

Mais il me faut repartir, encore. Le temps s’aggrave, il neige désormais dru et les combes se sont fait mugissante­s. Avec mon hôte, la discussion portait sur ces personnes qui durent affronter les montagnes malgré elles. Car nous sommes proches du Risoux et de la frontière par lesquels passèrent de nombreux résistants et Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale. Comment ne pas faire le lien avec les migrants d’aujourd’hui qui, après le Sahel, la Libye et la Méditerran­ée, affrontent cet autre écueil que sont les Alpes, à quelque 100 km d’ici ? Et ce parfois, dans d’extrêmes conditions, pour échapper à la police. Ainsi, il y a un an, en 2018, j’accompagna­is Cissé et Ibrahim, deux Burkinabés venus tenter leur chance par le col de l’Échelle [articlepub­lié danslen° 462enmars/

avril2018]. Devant la nuit hostile et les quantités de neige qu’ils finirent par brasser, ils durent faire rapidement demi-tour. Mais nul doute qu’ils tenteraien­t à nouveau leur chance, par là ou par ailleurs, se risquant aux gelures et autres dangers qu’ils ne connaissai­ent pas.

Dans ce désert blanc, je pense à eux. Ce sont eux, aujourd’hui, les vrais aventurier­s. Explorateu­rs qui se lancent avec pour seul bagage leur courage et l’espoir d’un avenir. Nos exploits d’ici sont des divertisse­ments en comparaiso­n. Et je pense qu’il est bon de toujours en avoir conscience.

Je me perds à maintes reprises. Les panneaux ont disparu sous la neige qui s’épaissit progressiv­ement. Les bourrasque­s font bourdonner mes oreilles. À l’abri du grand pinacle des sapins et épicéas touffus, c’est le calme retrouvé. Un monde parallèle où les trilles des mésanges huppées et charbonniè­res me taquinent dans les sous-bois. Rien de tel pour sortir de son engourdiss­ement. De retour sur le plateau, la piste chargée de neige m’empêche de patiner. Je me débrouille encore sur les portions plates, levant alternativ­ement mes pieds pour les voir disparaîtr­e 2 m plus loin. Mais la moindre petite montée devient bien laborieuse. Entre Bellecombe et le Reculet, de la neige plein les yeux, je me décide à remettre les peaux et à patiner en alternatif. À courir quoi…

Le mohair glisse à merveille. Je recommence à filer, les mollets mi-ensevelis. Comme l’impression jouissive de faire du ski de rando ultra-light, en pantoufles s’il vous plaît ! Les années de compétitio­n aident à la démarche mais il est bien aisé de cavaler ainsi. Avec la route de la Pesse, les combes se font de plus en plus forestière­s. La piste vierge dans les futaies m’offre une razzia de poudre et il n’est plus qu’à se laisser glisser vers le village de Giron, point de chute de cette aventure ! Pour une nouvelle potée paysanne au Relais nordique qu’on ne peut pas manquer dès l’arrivée.

Quelques jours avant, j’étais parti pour me dépasser. Une grande traversée du Jura en solitaire, un défi sportif… pour oublier. Mais ce fut finalement un enchanteme­nt perpétuel, un délire de glace et une débauche de rencontres. Saoulé de neige, de givre, d’épines résineuses et de grande nature à l’affût. J’étais parti tel un loup en chasse et je suis revenu, débonnaire et rassasié, le coeur brûlant et l’âme souriante.

« LE TEMPS S’AGGRAVE, IL NEIGE DÉSORMAIS DRU ET LES COMBES SE SONT FAIT MUGISSANTE­S. »

 ??  ?? Élans ingrats de Bellecombe devant les Hautes Crêtes au loin.
Élans ingrats de Bellecombe devant les Hautes Crêtes au loin.
 ??  ?? La yourte du refuge de la Petite Échelle sous le Mont d’Or, matin du 4e jour. On y a bien chaud !
La yourte du refuge de la Petite Échelle sous le Mont d’Or, matin du 4e jour. On y a bien chaud !
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 ??  ?? Coucher de soleil face au col de la Faucille au 3e jour.
Coucher de soleil face au col de la Faucille au 3e jour.
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Conditions de rêve près des Molunes - le skating peut s’y pratiquer en dehors de la trace !
 ??  ?? Conditions mugissante­s du 4e et dernier jour sur la fin du plateau de Bellecombe.
Conditions mugissante­s du 4e et dernier jour sur la fin du plateau de Bellecombe.
 ??  ?? Entre les Rousses et La Pesse, vous rencontrer­ez de nombreux traineaux. Ambiance scandinave ou arctique garantie.
Entre les Rousses et La Pesse, vous rencontrer­ez de nombreux traineaux. Ambiance scandinave ou arctique garantie.

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