Montagnes

Raide vivant, de Paul Bonhomme

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Paul Bonhomme a écrit un livre, que l’on dirait presque de poésie. Dans l’extrait choisi que nous publions (« L’arête », chapitre 15), Paul rentre du Pumori (7 164 m), où il envisageai­t une descente à skis aux côtés de Benjamin Ribeyre et Erin Smart.

Il y décrit un moment charnière : sa faculté à s’exprimer grâce au ski extrêmemen­t raide, son goût pour les longues mais rapides traversées, son exercice du solo intégral... Surtout, c’est une démarche que Paul déroule : « Je n’ai jamais rien prémédité mais je ne me suis jamais mis aucune limite » – expliquant avec une humilité caractéris­tique et exemplaire sa façon d’envisager ses aventures, et l’importance de leur partage.

Un livre qu’il fait bon lire pour se rappeler, humblement et simplement, du rapport que devrait entretenir tout homme aux montagnes. (Avril2017)

Si une chose est certaine au retour du Pumori, c’est que j’ai trouvé l’outil que j’aime le plus pour créer : le ski. L’expérience de poser les spatules sur cette pente gigantesqu­e m’a transporté. Oh, je n’ai fait aucun virage, c’est sûr, mais personne ne l’a fait avant et ça, c’est magique.

Comme un coup de crayon éphémère d’une centaine de mètres sur la surface de la Terre.

Ridicule, totalement inutile : engager sa vie entière pour un coup de crayon.

Bhim, notre cook sur l’expédition, se demandait si j’étais fou. Il me l’a dit au camp de base : « Idon’tunderstan­d

whyyoudoth­is.Youmightju­stbecrazy. » Il y avait un immense sourire sur son visage, on s’aimait bien. En réalité, je pense qu’il comprenait exactement ce que nous cherchions là-haut. Dès lors que l’un de nos pieds sort du chemin, nous créons. Cela peut sembler insignifia­nt, ça l’est assurément.

Mais pour moi, c’est essentiel.

Nous marchons en silence. Côte à côte. Nos skis se trimbalent sur nos sacs défaits, tout à l’heure nous allons rentrer dans Chamonix.

J’ai encore imaginé une connerie. Partir du centre d’Annecy et rejoindre la capitale mondiale de l’alpinisme en passant par la montagne. Avec les skis.

Je souhaitais proposer autre chose, une aventure à la maison avec les potes. Quelque chose qui parle aux gens. L’expérience du Pumori a été belle, incroyable, mais n’y a-t-il pas d’autres lignes à écrire, plus proches ? Je ne conçois pas la montagne comme une forteresse infranchis­sable mais plutôt comme une page blanche livrée au monde et sur laquelle nous pouvons tous dessiner nos histoires. Une oeuvre infinie et sans limite, débordant de couleurs.

Nous sommes partis du Pâquier six jours plus tôt, et c’était beau. En plus de Didier, nous ont rejoints « P’tit Math » que je ne connaissai­s pas mais avec qui ça a collé tout de suite et Cyril, un grimpeur avec lequel j’ai déjà fait pas mal de montagne dans le coin. Une fine équipe de bras cassés.

Pour le projet, je me suis entraîné tout l’hiver en enchaînant les dénivelés et les pentes raides. J’étais confronté à une problémati­que nouvelle : réussir à skier dans des pentes parfois raides après un effort prolongé. Cela nécessitai­t beaucoup de préparatio­n. Les copains n’ont pas eu la chance ou le temps de s’entraîner comme moi, mais ce n’est pas grave, on s’arrangera. Chat échaudé craint l’eau froide, ce coup-ci je mets l’amitié devant, la réussite du projet ne vient qu’ensuite.

Nous devons parcourir la première étape ensemble, d’Annecy au Bouchet-Mont-Charvin en passant la Tournette. En ce mois d’avril 2017, l’hiver a été pauvre en neige, j’ai prévu de porter les skis une bonne partie de la journée. Je viens de finir un raid autour du Grand Paradis et n’ai pas eu le temps de me caler avec les amis. Lorsque je débarque au parking, je me retrouve avec mon sac plein face à trois bonshommes en short et sac de trail : ils ont déposé du matériel aux chalets de l’Aulp, au pied de la Tournette. Pas moi.

Nous éclatons de rire.

Le lendemain, manquant d’entraîneme­nt, ils me laissent au mont Charvin. Mais avant de nous séparer, nous parlons. Plutôt que d’abandonner le projet, nous décidons de l’adapter en fonction de nos envies et de nos compétence­s. C’est l’avantage de jouer à domicile. Je vais continuer l’enchaîneme­nt en essayant d’arriver au bout sans utiliser autre chose que mes baskets et mes skis tandis qu’eux s’autorisent le recours aux remontées et aux vélos. Nous voulons continuer à progresser ensemble. Rendez-vous est pris.

Le soir, ils m’attendent en haut des remontées mécaniques de La Clusaz.

Et les journées s’enchaînent comme des blagues, remplies d’amitié et de partage. Ils m’aident pour les ravitaille­ments, nous passons les nuits tous les quatre, hors du temps. Nous finissons ensemble la grande arête qui nous mène des Contamines au dôme du Goûter, au pied du mont Blanc que je finis de gravir seul.

Sur le minuscule sentier zigzaguant dans le sous-bois qui descend aux Molliasses, à l’entrée de Chamonix, je les regarde tour à tour. Didier, Cyril, P’tit Math, mes amis, mes compagnons, mes sourires. Je les regarde et je suis heureux.

Rien ne s’est passé comme prévu.

Rien excepté l’amitié.

Nous venons d’inventer une histoire, entre Annecy et Chamonix, nous venons d’inventer un voyage. Même si aucun de nos coups de crayons n’a été unique, ce que nous venons de vivre l’est. De mon côté, j’ai encore appris quelque chose de nouveau. J’ai appris qu’il est possible de créer au-delà de l’exploit, juste en imaginant une histoire à laquelle se raccrocher, plus proche du monde et plus loin de l’extrême de l’altitude ou de l’éloignemen­t.

Mélanger le trail et le ski et l’alpinisme et la pente raide, mélanger les gens et les genres.

Au bout de mes lignes lancées au hasard. À l’amitié.

Quelques jours plus tard, les témoignage­s affluent sur la toile. Nous avons été suivis par un grand nombre de personnes, qui ont apprécié notre voyage. Les uns parlent de la Tournette, d’autres des dômes de Miage, d’autres encore de leur envie de gravir le mont Blanc. Tous rêvent de leur propre voyage, passé ou à venir. J’imagine leurs sourires et les étoiles dans leurs yeux. Le monde se recroquevi­lle mais nous venons d’offrir un moment de répit, cela me suffit. Offrir un moment de répit au monde, c’est un cadeau que l’on reçoit. (Octobre201­7)

Je me laisse descendre sur la corde.

« Vas-y tranquille, Paul, tout doux. »

Il n’y a pas une once de vent. Derrière moi, le soleil me chauffe le dos de la douceur d’automne.

« Tranquille. »

Le relais que je viens de poser sous la roche Perfia n’est pas exemplaire. J’ai laissé le câblé posé là par Patrick (Berhault) et Christophe (Frendo) il y a vingt ans et j’ai réussi à trouver un minuscule piège à coinceur pour y mettre un friend en renfort. J’ai ensuite relié le tout en essayant de bien répartir les forces simultaném­ent par rapport à l’axe de ma descente. Pas exactement le meilleur relais du monde. Je pendouille au bout de ma corde, le rappel est en « fil d’araignée », en plein vide. Heureuseme­nt, il est court. Je pose les pieds sur la terre ferme avec soulagemen­t.

Je suis parti ce matin de l’église de Cluses. Mon objectif ce coup-ci est de relier le bout du lac d’Annecy en suivant la ligne de crête du massif des Aravis, en moins de deux jours.

Je commence à avoir une bonne idée de ce que j’ai envie de porter et de transporte­r comme valeurs, et cette traversée en est l’archétype. Le désir de rapprocher la montagne des hommes, de raconter des voyages « d’à côté de la maison ». Le souhait indéfectib­le d’aller au-delà des graines ou des pipettes, de peindre une montagne de fêtes, accueillan­te et sensible. La volonté farouche de démâter le clocher des églises, de désarticul­er les clivages.

À mon échelle et avec mes mots, remplir des cagettes de rêves et d’allégresse, en offrir des cargos.

Je suis allé courir poser mon âme au vent, j’en ai mesuré toute la portée. C’est à mon tour d’alimenter la brise que j’ai levée. Derrière moi, les barrières partent en fumée.

J’aurais pu imaginer faire cette traversée en plusieurs jours, mais je n’aurais pas vécu la même chose. Je veux suivre les traces d’un de mes héros mais, au-delà, prendre quelque chose de classique et le rendre exceptionn­el. Comme la traversée entre Annecy et Chamonix l’hiver dernier.

J’ai aussi proposé une nouvelle fois de relier ce projet à une cause. Cette fois-ci, j’invite ceux qui le souhaitent à faire un don à Amnesty Internatio­nal, pour la paix. Je crois que je n’aime pas faire les choses que pour moi. Ou alors est-ce juste une manière de me dédouaner de mon égoïsme ? Je ne sais pas. Certaineme­nt un peu des deux. J’ai imaginé cette traversée seul.

J’ai repéré certaines parties de l’itinéraire et le danger objectif lié au rocher pourri est effrayant. Je n’ai pas voulu embarquer quelqu’un avec moi dans cette galère. Le plaisir de courir sur les arêtes est indescript­ible. Il faut s’imaginer lorsqu’on arrive au premier sommet regarder le dernier sur la ligne et se dire : « Tout à l’heure je serai là » ou, mieux encore, du dernier se dire : « Tout à l’heure j’étais là-bas », juste avant de descendre de la crête, de retrouver le monde. L’espace prend tout à coup une autre saveur. La saveur du temps passé à grimper, descendre, s’échapper, revenir, se perdre, se retrouver. La douce saveur d’aller toujours chercher l’essentiel.

Un peu comme les autres sous la pluie, à l’autre bout du monde, qui attendent que la route ouvre de nouveau.

La dernière fois que quelqu’un a fait cette traversée, il a mis cinq jours. Je la ferai en trente-sept heures.

Lorsqu’on réduit le temps, on augmente l’intensité. Le projet, jamais trop difficile, ne dépasse pas le grade 6. Ce qui le rend délicat est l’enchaîneme­nt sans fin de l’effilement, des manipulati­ons et de l’escalade en solo intégral. Rester concentré, lucide, au-delà de la fatigue.

Le 6 octobre 2017, les pieds dans l’eau du lac d’Annecy, je regarde les vaguelette­s apportées par le vent. J’attends Véro et les enfants qui sortent de l’école.

Demain, il faudra tondre la pelouse.

Il fait froid et un léger crachin me suit depuis Faverges, il y avait même un peu de neige ce matin sur l’arête à Marion vers le sommet de Blonnière. La plage de Doussard est déserte.

J’ai envie d’une clope.

Je n’ai jamais rien prémédité mais je ne me suis jamais mis aucune limite. Je me suis entraîné à tout, tout le temps. Je me suis entraîné à vivre, à être un homme. Simplement. J’essaye de suivre une arête du mieux possible, je m’en écarte de temps à autre, puis remets mes pieds dessus. Sans savoir réellement où elle me mène. En équilibre.

La différence entre l’arête et le sommet, c’est que l’arête nous ramène toujours dans la vallée. Le sommet n’est la plupart du temps qu’un passage à franchir pour atteindre l’horizon.

À force de vouloir gravir des cimes, elles ont accepté de me prendre sur leur dos. Et dans le vent ou le soleil, dans l’adversité ou la grâce, elles m’aident à sentir le monde.

« PEINDRE DES MONTAGNES À LA PLACE DES MURS, C’EST UN PEU REMPLACER LA HAINE PAR LA LIBERTÉ. »

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