Mémoire : Annapurna à skis
alpinistes, avait profondément marqué Jean-Louis Georges : le guide et sa femme Suzanne montaient vers le refuge bivouac de la Fourche, au col du même nom dans l’Envers du Mont-Blanc. C’est le point de départ à 3 680 m d’une superbe course d’altitude, l’arête Küffner au mont Maudit. Il est 19h45 ce 21 juillet 1969. Un clocheton de pierre s’effondre et fauche le couple. Choquée, souffrante (traumatisme vertébral), Suzanne Georges veille son mari toute la nuit. Jean-Louis Georges est gravement blessé : une jambe brisée, un talon d’Achille sectionné, un bras paralysé. Une cordée, remontant à l’aube la combe Maudite en direction de l’arête Küffner, s’arrête à 20 m du couple et se détourne après un bref dialogue avec les blessés. Bernard Germain : « On va rater notre course, disent-ils. Ce n’est pas vrai ? Ce n’est pas possible ? Eh bien si, c’est possible ! Ils ne changent pas d’un pouce leur programme et lancent aux désespérés ce mot d’espoir. Il y a une équipe de l’École nationale de ski et d’alpinisme derrière nous, ils vous secourront mieux que nous ! » On rêve ! Mais j’ai vu et entendu pire en montagne, en matière de cynisme ! Une heure plus tard, des cordées de l’ENSA prodiguaient les premiers secours au couple Georges, avant l’hélitreuillage en matinée et l’évacuation vers les urgences de l’hôpital de Chamonix où Jean-Louis Georges fut immédiatement opéré. La cordée qui lui avait refusé tout secours était composée d’un homme et d’une femme. Jean-Louis Georges savait leurs noms. Il refusa de les révéler tout en racontant cette histoire à ses compagnons de l’Annapurna.
YVES MORIN : QUEL SKIEUR ! QUELLE SANTÉ !
Le camp I fut rapidement dressé à 5 000 m sur le grand plateau glaciaire de l’Annapurna. Du camp I au camp de base, godillant entre crevasses et séracs, Yves Morin à skis dans une brève pente de neige à 55 degrés, choisie pour sa raideur et une trace de glace noire. Il voulait tester son matériel entièrement neuf, ses chaussures en plastique orange et bleu, ses bâtons à poignée courts (1,70 m). La neige du plateau bottait sous les skis ce jour-là (4 avril). Yves Morin claqua ses skis l’un contre l’autre. Le skieur décrivit le soir même dans son journal avec le lyrisme de l’admiration et la précision du connaisseur : « Quel skieur ! Quelle santé ! Tout l’être est tendu contre la pesanteur, les muscles des jambes raidis comme des barres de métal enfoncent les carres dans la neige et ne relâchent jamais leur emprise d’un virage à l’autre. Proportionnel à son efficacité, le bruit du freinage informe l’oreille de la taille des cristaux brisés, de leur cohésion, de leur dureté, le mouvement de tout le corps se guide sur les sensations combinées, analysées et interprétées au millième de seconde. Le corps entier sent, pense, agit. Les orteils, les mollets, les cuisses, la main. »
Comme tous les membres de l’expédition, Yves Morin se prépare depuis 4 ans aux pentes dangereuses de l’Annapurna. Les petits risques, dit Sigayret, on est là pour ça. Dans le plan initial de l’expédition, deux hommes devaient descendre du sommet à skis : Yves Morin et Jean-Louis Georges. Le 14 avril, entre le camp II et le camp III, à la vue d’un nuage de poudreuse sur trois alpinistes japonais d’une expédi
ON RÊVE ! MAIS J’AI VU ET ENTENDU PIRE EN MONTAGNE, EN MATIÈRE DE CYNISME !
massif du Mont-Blanc, une course d’altitude classique de 1 000 m, des pentes à 35-40 degrés, avec un passage à 50 degrés sous l’arête du sommet. La ressemblance entre les deux parois s’arrête là.
LA FAUCILLE
L’Annapurna commence où finit Bionnassay. Le camp de base fut installé à 4 200 m d’altitude sur la moraine d’un plateau, au pied du glacier nord de l’Annapurna. Bernard Germain : « La démesure des murailles qui surplombent notre installation permanente inquiète. Mais nous n’avons pas le choix, aucun endroit n’est plus propice et mieux abrité. Partout, autour, les séracs sont hostiles, au-dessus de cette moraine, ils semblent moins épais, le lieu est plat, et l’eau courante dans un ruisselet. Nous sommes à pied d’oeuvre, en face trône l’Annapurna. Après tout, cette rive droite n’est pas si mal… même si le spectacle permanent, son et lumière, des avalanches et du vent angoissent l’avenir. » Les nuages de poudreuse de haut en bas de la paroi, les coulées de neige, les chutes de séracs, la permanence des risques objectifs, une angoisse de tous les jours, voilà ce qui ressort du livre de cette expédition, constitué par le journal de Bernard Germain (effervescent, touffu, prenant) et les récits de trois protagonistes (Michel
Berquet, Benoît Renard, Dr Lucien Adenis) : Annapurna premier 8 000 à ski. Sept membres : Jean-Louis Georges, né à Briançon (1938), ingénieur Arts et Métiers, guide de haute montagne, chef d’expédition ; Bernard Germain, né à Reims (1947), professeur de lettres et d’éducation physique, guide de haute montagne ; Yves Morin, né en 1945 au pied du mont Aiguille, glaciologue au CNRS, guide de haute montagne, membre du GHM (ce Groupe de haute montagne fêtait son centenaire en 2019) ; Benoît Renard, né à Reims (1942), ingénieur Supélec, parisien, responsable de la coordination photographique ; Michel Berquet, né à Rethel (1941), chirurgien-dentiste, intendant et trésorier de l’expédition ; Lucien Adenis, né à Guéret (1932), professeur de cancérologie, 47 ans, médecin de l’expédition ; à peine moins âgé que le Dr Adenis, le catalan Henri Sigayret (45 ans et trois jours au jour du sommet, écrit-il dans son autobiographie, Sherpasig), une jeunesse grenobloise, chasseur de chamois dans l’Oisans, excellent alpiniste, ingénieur conseil et professeur à l’IUT de Grenoble, autodidacte au franc-parler percutant, aux idées tranchées.
LES AVENTURES DE JEAN-LOUIS GEORGES
Chef d’expédition méthodique, Jean-Louis Georges avait un palmarès à skis exceptionnel dans les Alpes et hors d’Europe. C’est l’un des premiers guides français (avec Claude Rey) ayant conduit des grands raids à skis dans des pays lointains. Citons, dans cette vaste expérience de la neige, quelques-unes de ses réussites en amateur ou en professionnel : la première descente à skis du pic Lénine dans le Pamir (1974) ; sa descente à skis du mont Mac Kinley par son versant ouest (1975) ; ses descentes du Huascaran, du Carabaya, du Cotopaxi et du Chimborazo en Amérique du Sud (1976, 1977) ; ou encore sa traversée à skis du Spitzberg (1977). Jean-Louis Georges y fut le témoin et l’acteur impuissant d’un drame d’une violence rare : happé au seuil de sa tente par un ours blanc qui plongea aussitôt dans l’eau glaciale, un Autrichien fut dévoré par l’animal sur un glaçon voisin du campement.
Un accident grave, beaucoup plus banal dans l’histoire de l’alpinisme, mais tristement révélateur du cynisme de certains
LE SPECTACLE PERMANENT, SON ET LUMIÈRE, DES AVALANCHES ET DU VENT ANGOISSENT L’AVENIR.
lait de l’autre côté. On a fait deux, trois photos ça suffit, on l’a eu. » Sigayret : « C’est dangereux, y’a un vent effroyable, je suis monté sur la bosse de glace à quatre pattes en piolet traction, impossible de tenir debout, le vent me poussait dans la face sud. »
À 8 020 m, aidé par Bernard Germain, universelle et au tournevis. Germain, sans caméra, prenait des photos de ses premiers virages. Plus bas dans la pente, Sigayret glissa et s’arrêta in extremis au bord de la Faucille grâce à une plaque de neige qui freina et bloqua sa chute. Sigayret roulait, boulait vers sa mort, sans peur, anesthésié, dans une pente de neige-glace à 40 degrés. Les cinq hommes se réfugièrent sous les deux tentes du camp VI. Le 1er mai 1979, prêt avant tous, impatient, Yves Morin descendit une pente à 45 degrés entre le camp VI et le camp IV sous l’objectif de Bernard Germain. L’accident se produisit dans la traversée après le camp IV, vers 6 700 m. Chargé d’un gros sac, mous s’y engagea skis aux pieds. Yves Morin souffrait. Son sac, lourd, très lourd, trop par Bernard Germain, coincé au milieu d’une seconde corde par une sangle plate qu’il avait passée en double sur son mousqueton, Yves Morin s’épuisait. Ses skis ne mordaient plus sur cette pente de glace bleue à 60 degrés. Appelé à la rescousse, Bernard Germain le libéra de son sac d’un coup de couteau. Le sac roula dans la pente. À aucun moment, dans toutes ces manoeuvres, plus ou moins assis sur la corde, Germain ne pensa à une issue fatale. Le ski gauche, débloqué d’un coup - rité tranchée, glissa et disparut. Yves Morin n’avait plus qu’un ski. Bernard Germain lui tailla une marche pour le pied gauche. Soudain, la jambe d’Yves Morin mollit. Le skieur de l’Annapurna mourut d’une crise cardiaque, foudroyé sur cette corde pendante entre deux broches à glace. Au cours de l’installation des camps, les skieurs de l’Annapurna (Jean-Louis Georges, Yves Morin, Bernard Germain) avaient descendu les deux premiers tiers de la face. Seul Yves Morin sera descendu à skis du couloir sommital (8 020 m) à la corde fatale.
« N’Y VA PAS, C’EST L’ENFER LÀ-DESSUS. »
tion voisine, Jean-Louis Georges manifeste sa nervosité. En godille, sans un arrêt, le guide grenoblois dévale jusqu’au camp II. Longiligne, Jean-Louis Georges avait une foulée exceptionnelle, redoutable, selon Lucien Adenis, et un sens de l’organisation qui le plaça d’emblée à la tête c’est lui qui compte et recompte l’argent, les caisses de matériel, les denrées, les rations, qui anticipe les délais et pèse, trop sans doute, les risques de l’ascension. Pour Henri Sigayret, Jean-Louis Georges était presque « trop » sérieux. Jean-Louis Georges dormait par ailleurs mieux que tout le monde en dépit de ses responsa - ce versant – l’un des plus meurtriers de l’Himalaya.
Patronnée par le ministère de la Jeunesse, des Sports et des Loisirs, le Comité national olympique et sportif français, la Société lilloise de médecine du sport et le Club alpin français, aidée par des laboratoires, des fabricants, différentes institutions et associations (la Guilde européenne du raid, entre autres), cette expédition à l’Anna faut revenir avec l’ascension d’un sommet prestigieux de 8 000 m, une descente à skis et des images de toute l’aventure. Bernard - trage de 90 min primé l’année suivante au Festival de San Sebastian.
PERVINCAMINE FORTE
Aucun membre de l’expédition n’utilisa de l’oxygène. Ce qui fut employé en revanche, et systématiquement administré avec succès par le docteur Lucien Adenis, c’est un médicament contre l’altitude, la Pervincamine Forte retard. Sitôt au camp de base, le docteur Adenis en prescrivit l’absorption (2 gélules, matin et soir) aux six grimpeurs. L’un d’entre eux, réticent, fut définitivement convaincu après la disparition de ses céphalées. Le Dr Adenis compléta ce traitement avec des prescriptions de fer, de vitamine C, de comprimés polyvitaminés et de somnifères. Presque tous les membres de l’expédition jouirent d’un bon sommeil, sans somnifères, dans tous les camps d’altitude, y compris au camp VI (7 600 m). Une semaine avant l’assaut, Henri Sigayret surmonta une rage de dents et une grave infection au sinus maxillaire grâce à de bonnes doses d’antibiotiques. Sans cesse, le Dr Adenis leur répétait : Il faut boire, buvez, buvez. Tous les alpinistes, qui n’étaient pas des plus gras au départ, perdirent une dizaine de kilos en quelques semaines.
Le 18 avril au matin, partie du haut de la Faucille, une avalanche frappa des grimpeurs en action entre le futur camp IV et les tentes du camp III, également touchées par haute altitude, Dawa et le sirdar Chewang, blessés par des blocs de glace, furent évacués vers le camp de base. Leur allant faiblit après ce coup de semonce. Les petits risques inévitables animèrent de plus en plus les conversations entre les alpinistes français. Jean-Louis Georges regrettait le choix de l’itinéraire. Ses amis pensaient qu’un assaut en technique alpine, léger, rapide, avec de simples bivouacs diminuerait les temps d’exposition aux multiples menaces du versant. Trois camps furent néanmoins dressés sur la grande pente supérieure de l’Annapurna : camp IV (7 000 m), camp V (7 300 m) et camp VI (7 600 m). Le temps pressait. Dès le 2 mai, un hélicoptère devait atterrir au camp de base pour transporter les Français dans un village de la vallée (Choya). Miné par une laryngite aiguë, resté au camp IV (7 000 m) où il crachait vert, Jean-Louis Georges ne
DESCENDRE !
Le vent, ce 30 avril 1979 à 17h, était d’une violence indicible au sommet de l’Annapurna. Descendus en catastrophe du sommet, Morin et Sigayret rallièrent Bernard Germain sur des mots affolants. Morin : « N’y va pas, c’est l’enfer là-dessus. On a cru que le vent nous bascu
EN GODILLE, SANS UN ARRÊT, LE GUIDE GRENOBLOIS DÉVALE JUSQU’AU CAMP II.
lait de l’autre côté. On a fait deux, trois photos ça suffit, on l’a eu. » Sigayret : « C’est dangereux, y’a un vent effroyable, je suis monté sur la bosse de glace à quatre pattes en piolet traction, impossible de tenir debout, le vent me poussait dans la face sud. »
À 8 020 m, aidé par Bernard Germain, universelle et au tournevis. Germain, sans caméra, prenait des photos de ses premiers virages. Plus bas dans la pente, Sigayret glissa et s’arrêta in extremis au bord de la Faucille grâce à une plaque de neige qui freina et bloqua sa chute. Sigayret roulait, boulait vers sa mort, sans peur, anesthésié, dans une pente de neige-glace à 40 degrés. Les cinq hommes se réfugièrent sous les deux tentes du camp VI. Le 1er mai 1979, prêt avant tous, impatient, Yves Morin descendit une pente à 45 degrés entre le camp VI et le camp IV sous l’objectif de Bernard Germain. L’accident se produisit dans la traversée après le camp IV, vers 6 700 m. Chargé d’un gros sac, mous s’y engagea skis aux pieds. Yves Morin souffrait. Son sac, lourd, très lourd, trop par Bernard Germain, coincé au milieu d’une seconde corde par une sangle plate qu’il avait passée en double sur son mousqueton, Yves Morin s’épuisait. Ses skis ne mordaient plus sur cette pente de glace bleue à 60 degrés. Appelé à la rescousse, Bernard Germain le libéra de son sac d’un coup de couteau. Le sac roula dans la pente. À aucun moment, dans toutes ces manoeuvres, plus ou moins assis sur la corde, Germain ne pensa à une issue fatale. Le ski gauche, débloqué d’un coup - rité tranchée, glissa et disparut. Yves Morin n’avait plus qu’un ski. Bernard Germain lui tailla une marche pour le pied gauche. Soudain, la jambe d’Yves Morin mollit. Le skieur de l’Annapurna mourut d’une crise cardiaque, foudroyé sur cette corde pendante entre deux broches à glace. Au cours de l’installation des camps, les skieurs de l’Annapurna (Jean-Louis Georges, Yves Morin, Bernard Germain) avaient descendu les deux premiers tiers de la face. Seul Yves Morin sera descendu à skis du couloir sommital (8 020 m) à la corde fatale.
« N’Y VA PAS, C’EST L’ENFER LÀ-DESSUS. »