Motivations pour débuter l’alpinisme
Courageux, Sylvain Tesson et Alain Ghersen tentent de percer le mystère des motivations alpinistiques…
Le plus souvent, et en tant que débutant, l’alpinisme pratiqué à partir de mai ou juin consiste en des randonnées glaciaires, des écoles de glace ou d’escalade sur rocher.
Que ces ascensions soient sèches, c'est-à-dire présentant uniquement des parois rocheuses, ou qu'elles proposent de la neige ou de la glace sur le parcours, attendez-vous à ce que les conditions météorologiques (froid, neige ou vent) et l’environnement (altitude, pentes plus ou moins raides, roches friables) puissent compliquer la course. Alors pourquoi se donner tant de mal ? Quelles sont les motivations qui nous poussent dans cet espace hostile et cette quête de l’inutile ?
Soit brune ou blonde Faut-il choisir ? Le Dieu du monde, C'est le Plaisir Le calcaire chaud, c’est l’odeur de la lumière. « L’ESTHÉTISME EST LA CHOSE LA PLUS IMPORTANTE EN MONTAGNE. »
PLAISIR ET SENSUALITÉ POUR SYLVAIN TESSON
Dès lors que l’on essaie d’expliquer pourquoi on se lance dans l’alpinisme, on pourra trouver des réponses élaborées puisant dans les justifications sociales, politiques, intellectuelles. Mais passer un col, poser son regard sur l’inconnu, avoir le regard d’Adam (Bernard Amy), impose une réponse bien moins noble mais plus importante car intérieure, c’est le simple mécanisme de plaisir. Gérard de Nerval, dans une exploration poétique des frontières incertaines du rêve et du réel, propose les vers suivants :
J’éprouve de la jouissance quand je grimpe, c’est un sentiment supérieur à tous les autres. Cette sobriété volontaire résonne comme un retour à l’archaïsme, à la nécessité du geste simple. Pour Nietzsche, le plus grand ennemi, c'est l'esprit de pesanteur, et dans un air pur, on pense limpidement (Gai Savoir) !
Quand je suis en montagne, la perception du monde se fait au travers de mon équipement sensoriel, l’escalade convoque les cinq sens comme l’odorat qui est le plus associé à la mémoire.
L’alpinisme offre la possibilité à mes sens d’exprimer leur plein pouvoir. Qu’est-ce qu’on touche dans une ville ? Un verre de whisky, la peau d’une femme ? En montagne, le granite propose au toucher le chaud ou le froid, la rugosité ou le velouté, et alors on change encore de matière, plus molle, en passant les mains sur de la mousse. La montagne est une forme de braille. Les nouvelles technologies – crime contre l’humanisme – ôtent la substance de la vie, annihilent l’orientation et affaiblissent les sens. Cette dépression de l’appareil sensoriel se guérit au travers de l’alpinisme. Une autre motivation majeure est le beau. Aujourd’hui, nous sommes encerclés par le laid, la production de masse, industrielle, globalisée, thermoformée, de la vaisselle à l’architecture. L’esthétisme est la chose la plus importante, que l’on trouvera dans la poésie, le visage de certaines femmes, dans la nature. En montagne, on se retrouve rapidement dans un tableau flamand, à l’air brumeux, l’intensité y est sublimée.
LA LIBERTÉ POUR ALAIN GHERSEN
La pratique de la montagne offre une occasion unique de s’extraire des normes sociales et du vivre-ensemble qui imposent, de manière quasipermanente, de régler son comportement sur celui des autres. Là-haut, on se confronte à un environnement où les habitudes sociétales perdent leur pertinence. Il faut donc commencer par les désapprendre pour mieux comprendre les priorités au sein d’une action où l’on doit intégrer l’objectif visé, la cordée et le fait de rester en vie.
Rentrer de montagne, c’est revenir d’une parenthèse qui a permis une impression de réappropriation de son existence ; ce qui est plutôt bénéfique pour revenir en société. Par cet acte, on réaffirme que l'on s'appartient à soi avant d'appartenir à un quelconque groupe social. Les guides ont pour vocation de permettre à leur client de vivre cette parenthèse en réduisant au mieux la prise de risque. Cette parenthèse, comme un souffle, amène à une forme de satisfaction personnelle que l’on peut assimiler à une simple joie de vivre. Il y a quelque chose d’extraordinairement concret dans le fait de gravir une montagne. C’est ici et maintenant que ça se passe, et c’est cette dimension du hic et du nunc qui conduit à la joie, laquelle se distingue du bonheur qui, lui, est plutôt une projection heureuse, mais hypothétique, de soi dans le futur. À l’inverse, la joie est sensorielle : c’est tout ton corps qui est exposé, sollicité dans l’instant. Additionnée à une fatigue importante, l’exacerbation de tes sens peut aboutir à une forme de jubilation. Aussi, le froid, la douleur physique, l’engagement psychologique permettent, par contraste, de se réapproprier le quotidien et de mieux apprécier son confort.
L’alpinisme propose, du fait de la verticalité, de s’élever dans un milieu difficile, ce qui induit par réaction un renforcement de soi. Même si cette dernière idée est sans doute
valable pour le sport en général, la dangerosité mortelle de cette pratique et la prise en charge de sa propre sécurité en temps réel donnent une teinte toute particulière à cette idée de renforcement. L’alpinisme, surtout celui de pointe, nous met sur une ligne de crête (au sens figuré !) entre une mort possible d’un côté et une existence démultipliée par l’expérience décalée que l’on est en train de vivre, de l’autre. L’autre intérêt de cette activité est que tu peux t’exprimer et trouver ton plaisir dans n’importe quel niveau. L’âge avançant, tu peux aussi devenir plus contemplatif, sans la recherche de performance, avec toujours en arrière-plan une idée d’effort récompensé et sublimé par l’environnement dans lequel tu te trouves.
Enfin, la prise de risque soulève la question du rapport aux règles et ainsi, celle de la liberté qui se définit bien souvent en lien avec elles. En montagne, il y a bien sûr certains principes à respecter si tu veux rester en vie, mais ils ne sont pas absolus et, in fine, c’est toi qui les adaptes en relation avec ton objectif et les conditions rencontrées. Même si le terme d’« inutilité » cher à Lionel Terray est discutable sur certains aspects, on peut tout de même le défendre en considérant qu’effectivement, rien d’extérieur à toi ne t’oblige à aller en montagne. Et ce sentiment de liberté se poursuit dans l’action elle-même. Persister dans une action risquée confronte inévitablement à des doutes, et c’est ainsi que la liberté et le risque rentrent en résonnance. Même si l’insistance à continuer peut amener à ce que ton destin se retrouve dépendant d’éléments qui te dépassent, il reste que le choix de poursuivre t‘appartient en propre. Le risque mortel en montagne te renvoie à ta conscience et au doute qui, selon Descartes, la caractérise. C’est en ce sens qu’il ravive ton sentiment de liberté.
BIBLIOGRAPHIE :
– On a roulé sur la terre, S. Tesson et A. Poussin, Laffont, 1996
– La Marche dans le ciel : 5 000 km à pied à travers l'Himalaya, S. Tesson et A. Poussin, Laffont, 1998
– La Chevauchée des steppes : 3 000 km à cheval à travers l'Asie centrale, S. Tesson, P. Telmon, Laffont, 2001 ; Pocket, 2013
– L'Axe du loup : de la Sibérie à l'Inde, sur les pas des évadés du Goulag, S. Tesson, Laffont, 2004 ; Pocket, 2007 – Éloge de l'énergie vagabonde, S. Tesson, Éditions des Équateurs, 2007 ; Pocket, 2009
– Berezina, S. Tesson, Guérin, 2015
– Sur les chemins noirs, S. Tesson, Gallimard, 2016
– Une très légère oscillation, S. Tesson, Éditions des Équateurs, 2017
– Un été avec Homère, S. Tesson, Éditions des Équateurs/Inter, 2018
– Risque et alpinisme – Réflexion philosophique sur l'homo alpinus, Alain Ghersen, Glénat, coll. « Hommes et montagnes », 2016.