Montagnes

Récit d'une expédition pionnière aux sources du Gange

- Par Gilles Modica

Voici une expédition de 1947 qui reste un modèle du genre pour tous ceux qui rêvent d’une aventure himalayenn­e entre amis, vers des vallées et des sommets encore voilés d’inconnu, loin des boulevards pavés de records et des camps de base où l’on note avec une attention malsaine vos temps de parcours et votre air fatigué.

QUE LE BON DIEU SOIT AVEC VOUS !

L’un des membres de cette expédition suisse dans l’Himalaya du Garhwal, Alfred Sutter, chassait le bharal, ce superbe ruminant de l’Himalaya qui nous rappelle le bouquetin des Alpes. Sutter, chasseur passionné, tira la pintade et le chevreuil dans les premiers jours de la marche d’approche. Rien ne l’aurait plus comblé que d’abattre le roi de la jungle, un tigre, dans la forêt torride des contrefort­s de l’Himalaya (Mussoorie). Un des coolies de l’expédition, qui ne parlait pas un mot d’anglais, l’aidait avec des gestes et des regards, aussi excité que lui par la présence supposée du grand félin. Oubliez la mort d’un coolie durant la marche d’approche (un empoisonne­ment dû à l’eau ou à des abricots). Supprimez la chute et les graves blessures du sirdar Wangdi Norbu. Remplacez le fusil d’Alfred Sutter par d’une expédition idéale avec des animaux en tout genre autour des camps (singes en vallée, bharals en altitude), des chemins de sacré, des sommets conquis de toute beauté (Kedarnath, Satopanth, Nanda Ghunti), sans aucune trace, et des péripéties à l’issue heureuse. Paru dans Montagnes du Monde, la revue de la Fondation suisse pour l’exploratio­n alpine, le récit (à plusieurs voix) de l’expédition porte en épigraphe le voeu d’un de leurs amis, Alexandre Zurcher : « Que le Bon Dieu soit avec vous ! » Ce voeu, ce souhait, d’autres le formuleron­t autrement : « Bonne chance ! » Ou encore : - nitive, après tous les préparatif­s et toutes pour que l’aventure tourne à l’épreuve et l’épreuve au cauchemar, à la Bérézina.

UNE PERLE DU NEPAL : TENSING

Interrompu­e durant la Seconde Guerre mondiale, l’exploratio­n de l’Himalaya reprit de plus belle dès le printemps 1947 au départ de l’Inde, à quelques semaines de l’indépendan­ce du pays et de sa partition sanglante entre hindous et musulmans. André Roch, chef d’expédition, et ses amis suisses, le guide Alexander Graven, sa cliente Annelies Lohner, le genevois expédition sous escorte, en convoi routier, encadrés par les mitrailleu­ses d’une unité de soldats sikhs. Le couvre-feu était en vigueur dans toutes les villes traversées. L’expédition, préparée de longue date, comptait un jeune sherpa népalais qui jouera bientôt un rôle de premier plan dans la conquête de l’Everest : Tensing, l’homme au troisième poumon. Le récit des alpinistes suisses est l’un des premiers témoignage­s que nous ayons sur la grande classe du sherpa en altitude, sur la solidité de son caractère et sur son dévouement naturel en toutes circonstan­ces. Les

série d’ascensions sur de grands sommets vierges du Garhwal – le Kedarnath (6 950 m), le Satopanth (7 075 m), le Nanda Ghunti (6 309 m), le Balbala (6 416 m) à la frontière tibétaine – mais ils sauvèrent un homme, le sirdar Wangdi Norbu, dans une opération de secours à plus de 6 000 m d’altitude, avec les moyens de leur expédition, sans cacolet, avec des cordes et à dos d’homme. Wangdi Norbu s’était grièvement blessé dans une chute. L’expédition, privilégia­nt l’exploratio­n à l’exploit, avait choisi des objectifs bien inférieurs aux grands sommets de 8 000 m qui mobilisaie­nt les meilleurs alpinistes occidentau­x depuis un demi-siècle. Le massif du Gangotri se situe dans la partie sud-ouest de l’Himalaya du Garwhal. Les trois rivières, Alaknanda, Mandakini, Baghirati qui forment le Gange, fleuve sacré, mère de l’Inde, prennent leur source dans cette région. Le Baghirati sort du glacier du Gangotri, l’un des plus longs de l’Himalaya central (une trentaine de kilomètres). Badrinath, ville sainte, un haut lieu de pèlerinage pour les Hindous. Les Suisses y remarquère­nt maints visages étranges de pèlerins en route depuis des années. La marche d’approche des alpinistes suisses commença (26 mai 1947) au nord de Dehra Dun, à la station terminus de Mussoorie, au pied de l’Himalaya. 260 km jusqu’au camp de base du glacier de Gangotri. 16 jours de marche. Annelies Lohner fut séduite dès le premier jour par le sourire de Tensing et son extrême obligeance : « Tensing, mon sherpa, est originaire du Népal : c’est une vraie perle. Propre, plein d’initiative­s, il me gâte énormément. Notre étape à peine et mon eau de toilette. Il transforme son coffre de voyage en un élégant lavabo en étendant dessus un linge de cuisine, dispose mes objets de toilette avec une habileté peu ordinaire, puis place soigneusem­ent à côté mes souliers et mes habits de rechange. Mon ravissemen­t se renouvelle à chaque fois. Je me contentera­is de beauet quand je lui dis : Très bien, il découvre ses belles dents dans un sourire resplendis­sant. Tensing est le seul de nos huit sherpas qui sache quelques mots d’anglais, et c’est ainsi que j’apprends qu’il a une femme et dans un petit cadre. »

L’ARÊTE DU KEDARNATH

Dès 13h, sonnée par la chaleur et les détours que lui impose l’absence de ponts (Graven, pince-sans-rire, remarquait sèchement qu’il fallait être suisse pour avoir l’idée stupide de bâtir des ponts), l’expédition s’arrête et aménage son campement. Le 10 juin, l’expédition parvient à Gaumukh. La source du Gange jaillit du glacier. C’est un but de pèlerinage pour toute l’Inde, un lieu vénéré. Le 11 juin, l’expédition au complet installe son camp de base à 10 km au nord de la base du Kedarnath (6 940 m). C’est l’un des plus hauts sommets, avec le Chaukhamba (7 138 m), le Satopanth (7 075 m) et le Sri Kailash (6 932 m), qui cernent le glacier du Gangotri. Seul le Sri Kailash avait été gravi avant guerre (1938) par une expédition autrichien­ne (Schwarzgru­ber). Le 14 juin, après 4h de marche dans les moraines, l’expédition dresse son camp sur une prairie au pied même de la montagne. D’ici, le Kedarnath ressemble à un grand dôme blanc.

André Roch : « On a vraiment l’impression qu’en trois ou quatre heures de montée on arriverait au sommet ; impression trompeuse, car les montagnes sont deux fois plus grandes que dans les Alpes et le manque d’oxygène rend l’homme incapable de s’élever avec rapidité. »

Ce dôme n’est par ailleurs qu’un contrefort de la cime à 6 830 m d’altitude. Rocheuse puis neigeuse, une arête aérienne relie ce contrefort à la cime. D’immenses glaciers couvrent sur 2 000 m le versant nord-ouest du Kedarnath sous l’arête entre le dôme sous une tente du camp II (6 100 m), André Roch doit battre en retraite avec ses amis lors d’une première tentative (18 juin). Remis après une semaine de repos, Roch

« WANGDI ET SUTTER FILENT À UNE ALLURE DE PLUS EN PLUS RAPIDE VERS LE BAS ; NOUS SOMMES TERRIFIÉS. »

forme trois cordées (Sutter-Wangdi Norbu, Graven-Ang Dawa, Dittert-Ang Norbu et de réussite. Les six alpinistes, partis du camp II à 4h du matin, atteignent le sommet du grand dôme de neige (6 380 m) dès 10h. Leur progressio­n ralentit nettement sur l’arête aiguë, aux pentes rapides sur les deux versants. Il leur faut éviter délicat, derrière Graven.

WANGDI TOMBE

La cordée Sutter-Wangdi Norbu ferme la marche. Un cri :

– Sahib !

Wangdi Norbu, empêtré dans ses crampons, tombe en avant dans une pente glacée à 50 degrés. Sutter, arc-bouté sur son piolet, y passe la corde et attend le choc. Wangdi Norbu pendule.

Roch : « On a l’impression que l’homme est retenu mais l’amarre lâche et tous deux, en plus rapide vers le bas ; nous sommes

Dévalant 300 m de pente, la cordée saute la dizaine de mètres dans une pente de neige molle. Graven, le vieux guide, là-haut, a lui, a suivi la chute dans tous ses détails. Sutter, debout contre toute attente après quelques secondes, leur fait de grands signes. Wangdi Norbu ne bouge pas. 2h plus tard, descendues par une brèche au terme de l’arête, les deux cordées s’affairent auprès des blessés. Sutter, tout à fait conscient et capable de marcher, s’est râpé le visage et les mains. Wangdi, la jambe brisée à la cheville, un trou de pointe de crampon dans le genou droit, le crâne en sang, ne peut plus bouger. Une piqûre de morphine atténue ses douleurs. Il faut le haler sur la neige molle où les haleurs s’enfoncent jusqu’au genou, le descendre pied à pied, en douceur, par la grande pente nord-ouest du Kedernath. Bivouac à 6 000 m dans une crevasse. À l’aube, épuisés par cette nuit blanche, les cinq hommes doivent laisser Wangdi sur le camp I et en remonter au plus vite avec Tensing, leur meilleur élément, et des Sherpas frais. Trois Sherpas, rencontrés sur la moraine et dirigés aussitôt vers le glacier où gît Norbu, rentrent dans l’après-midi sans avoir pu atteindre le blessé.

Le 27 juin, à 5h du matin, la caravane de secours, en trois cordées, s’élance du camp I. Pour surmonter toute éventuelle défaillanc­e, Roch et Dittert avalent chacun deux pastilles d’orthédrine. C’est une amphétamin­e analogue à la pervitine, cet excitant qui fut beaucoup utilisée par l’armée allemande durant la Seconde Guerre mondiale, par les aviateurs de la Luftwaffe particuliè­rement, surmenés par d’incessante­s et périlleuse­s missions de combat. Buhl, au Nanga Parbat (1953), employa également de la pervitine dans son ascension en solitaire. 3h plus tard, la caravane se penche sur un blessé lucide mais couvert de sang.

WANGDI TENTE DE SE SUICIDER

Roch : « Wangdi s’est ouvert la gorge de son couteau qui, plein de sang, est planté dans la neige à son côté. Il racontera plus tard qu’il a vu trois individus venant le chercher, mais que, les voyant repartis, il a pensé qu’il était abandonné ; il a aussi entendu la voix de sa femme et crut mourir de soif. Dans cette situation désespérée, se perforer le coeur mais c’était trop dur, et il se résigna à se trancher la gorge. Son cou et sa poitrine sont couverts de sang

coagulé. Il a raté l’artère et n’a réussi qu’à se faire une belle entaille comme une seconde bouche béante au milieu du cou. Tout ce que les sauveteurs lui donnent, il le vomit. »

Tiré, traîné sur la neige du glacier grâce à un système de cordes, puis porté à dos de Sherpa sur les moraines, alité le soir même au camp de base grâce à la vigueur des Sherpas, nettoyé, pansé et plâtré le lendemain par André Roch et son ami Dittert, Wangdi Norbu souffre terriblees­t énorme, la douleur lancinante malgré les compresses. Pas de médecin parmi les Suisses. Roch hésite : faut-il entailler le genou au bistouri ou ne pas intervenir ? Un Sherpa appuie à fond, des deux mains, sur l’articulati­on. Wangdi hurle de douleur. Le pus gicle. Les compresses, changées toutes les deux heures, assainisse­nt la blessure du sirdar, évacué vers un hôpital de Dehra Dun quelques jours plus tard. Les doigts Sutter n’en fut pas moins volontaire pour la troisième tentative au Kedarnath.

DEUX CACHETS DE PERVITINE POUR SUTTER

Le 11 juillet 1947, cinq alpinistes en deux cordées (Graven-Sutter, Roch-DittertTen­sing) rayonnent de joie au sommet du Kedarnath. Il est 17h. Tensing, en s’enfonçant profondéme­nt dans la neige, a fait toute la trace dans les 200 derniers mètres, sans mollir une seconde. Sutter, brassé par le souvenir de son accident aux passages délicats de l’arête, requinqué par deux pilules de pervitine au col, a essayé de rattraper Tensing dans la pente facile du sommet. Vainement malgré la trace. Tensing, l’homme au troisième poumon, impression­na fortement tous ces Suisses, eux-mêmes aguerris, habitués aux coups de collier sur la neige pourrie de l’aprèsmidi après 10 ou 15h de course en altitude, rompus aux bambées de l’Oberland ou du Valais, aux interminab­les retours sous le soleil des glaciers. Je ne sais plus qui disait qu’en haute montagne, la récompense d’un effort, c’est un autre effort !

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 ??  ?? Sur les corniches de l’épaule est du Nanda Gunthi. Au fond, Chaukhamba, Nilkantha, Ronti.
Sur les corniches de l’épaule est du Nanda Gunthi. Au fond, Chaukhamba, Nilkantha, Ronti.
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 ??  ?? Opération de secours inouïe pour sauver Wangdi Norbu.
Opération de secours inouïe pour sauver Wangdi Norbu.
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 ??  ?? Graven atteint le sommet du Saltopanth (7 075 m) lors de la première ascension, le 1er août 1947.
Graven atteint le sommet du Saltopanth (7 075 m) lors de la première ascension, le 1er août 1947.
 ??  ?? A. Sutter, Mme A. Lohner et Tenzing au sommet du Balbala (6 416 m).
A. Sutter, Mme A. Lohner et Tenzing au sommet du Balbala (6 416 m).

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