ANIMAL BOAT
À Tokyo, l'atelier de Daisuke Mukasa accueille les motos en voie de disparition.
La plupart des Européens n’aiment pas les îles. Bien sûr, ils adorent passer une ou deux semaines sur les routes sinueuses de Corse, traîner un week-end à Londres ou admirer les façades du Malecon à Cuba. Mais soyons honnêtes, vivre toute l’année sur une île n’est pas très facile. D’abord parce qu’on est limité géographiquement parlant et puis parce qu’il y a toujours cette crainte que la mer ne vous engloutisse. Du coup, les insulaires ont un caractère bien spécial et les Japonais n’échappent pas à cette règle. L’empire du Soleil Levant, avec ses particularités, ses caractéristiques culturelles et son style de vie, a un certain charme. Mais on doit être ouvert d’esprit pour être touché par le raffinement et la beauté qui découlent de tout cela. La clé pour saisir ces subtilités se trouve dans l’histoire du pays : les Japonais sont traditionnellement habitués à vivre avec ce que la terre nourricière propose, en bien comme en mal. Les tsunamis, les éruptions volcaniques, les inondations ou les tempêtes sont des forces de la nature impressionnantes qui s’abattent régulièrement sur les îles de l’océan Pacifique.
Dévouement, respect et ambition
Toutes ces catastrophes ont forcément un impact sur le caractère des Japonais. Ils sont calmes mais forts et savent faire face aux mauvais coups du destin comme l’incendie qui ravagea Tokyo en 1923 ou le désastre de Fukushima il y a 6 ans. Sans oublier bien sûr, les bombardements américains d’hiroshima et de Nagasaki en 1945… Le revers de la médaille, c’est que le peuple japonais qui arrive à faire face aux éléments se sent investi d’une mission par rapport à ses voisins, ce qui l’a rendu par le passé un peu dominateur voire « envahissant ». Heureusement, après la Seconde Guerre mondiale, comme les Allemands, les Nippons ont transformé leur défaite en victoire économique. Aucun pays au monde ne s’est lancé dans l’étude puis la maîtrise de la technologie comme le Japon. Mélangez cette maîtrise à la philosophie de Confucius (où tout est fugace, mais tout a une âme) et vous obtenez le tadaa,
l’esprit japonais dans toute sa splendeur : dévouement, respect et ambition. Daisuke Mukasa correspond tout à fait à cette définition : lorsqu’une vieille bécane, une préparation branchée ou même une compétition-client a besoin de se remettre, il ouvre en grand les portes de son garage baptisé Animal Boat. Situé au coeur de la gigantesque métropole de Tokyo, il ressemble à une cabane qui aurait échoué sur le bord de la route. Pourtant, à l’intérieur, on a l’impression d’être dans l’arche de Noé. Car la mission de Daisuke, c’est de sauver des espèces (de machines) en voie de disparition. Il trouvera toujours une place pour la moto d’un client, et prendra un peu de temps pour causer avec son propriétaire. Au fil du temps, il est devenu l’un des meilleurs mécaniciens du pays et Animal Boat un point de rencontre pour les invétérés de vitesse et de compétitions en tout genre. Un endroit où l’on peut s’attarder et prendre part aux conversations sans se faire « jeter ». Le magasin ouvre habituellement à 10 heures mais on entend Daisuke arriver bien avant au guidon de sa Rickman- Kawasaki. Une rareté au Japon, qui plus est en échappement libre… Il fallait bien que sa machine préférée ne soit pas complètement nippone. Attention, lui et sa clientèle adorent ce que le Big Four (Honda, Kawasaki, Suzuki, Yamaha) a produit dans les années 60 et 70, voire 80. Et pourtant, les productions européennes et américaines exercent une fascination morbide sur le motard japonais. Sûrement la tentation de l’inconnu. La plupart des machines que l’on trouve dans l’atelier, et qui sont toutes en état de marche, ont donc des origines japonaises. Des petits
LA MISSION DE DAISUKE, C’EST DE SAUVER DES ESPÈCES DE MACHINES EN VOIE DE DISPARITION
Honda Cub, des choppers « soft » et la légendaire Honda CB 72 sont largement représentés parmi cette « foule compacte ». Environ 35 véhicules dans des conditions différentes sont alignés sur le plancher enduit d’huile et attendent une deuxième vie dans la carcasse d’animal Boat. Les réservoirs à essence et autres accessoires sont accrochés aux murs tandis que les outils et les machines-outils se cachent dans tous les recoins du magasin surchargé de Daisuke. L’odeur de copeaux et d’essence flotte dans l’air. Même les toilettes sont encombrées avec des carburateurs et des couvre-culasses usagés ! Le long du bar, les miniatures Matchbox sont sagement alignées tandis que Daisuke allume la première cigarette du jour. Et ce n’est pas la dernière...
Un amoureux de la mécanique
Il commence à nous raconter son histoire tandis que montent au plafond des volutes de fumée. Il a été pilote semi-professionnel, ou plutôt semi- amateur, corrige-t-il en riant. Ça a duré 16 ans et il a roulé sur toutes sortes de motos. Comme il les poussait un peu au-delà de la limite et s’est beaucoup blessé, il a décidé d’arrêter les frais. Sa passion pour les années 60 et 70 l’a amené à ouvrir son magasin qui lui permet de vivre depuis quelques années. Les 10 lettres rouges au-dessus de la porte expliquent tout. Animal Boat, c’est toute sa vie, même s’il n’a jamais obtenu aucun diplôme officiel de mécanicien. Mais qui s’en soucie aujourd’hui ? 20 ans d’expérience sont la meilleure preuve
de ses compétences. Sa méticulosité est appréciée par ses clients et même par des pilotes qui viennent faire préparer leurs machines. « J’ai beaucoup de clients fidèles qui partagent ma passion et apprécient mon travail mais in fine, nous sommes juste un groupe de personnes qui aiment les vieilles mécaniques et essayent d’en tirer le meilleur » , dit-il en allumant une autre cigarette. Daisuke va vraiment au bout des choses, que ce soit pour refaire un moteur ou ajuster des suspensions : il est amoureux de la mécanique. Sa propre petite Honda 90, un racer gris construit pour les courses d’endurance de 4 heures, est un bon exemple de son perfectionnisme : elle démarre au premier coup de kick et prend des tours comme une moto de Grands Prix. Pourtant, le petit monocylindre horizontal a d’abord été construit pour équiper des machines utilitaires. Aujourd’hui, il est monté dans un cadre en tôle emboutie qui a été allégé et agrémenté de commandes reculées. On ne dirait pas qu’il est sorti de l’usine il y a 40 ans. Cette moto, comme toutes celles qui passent entre les mains de Daisuke, est ultra-affûtée mais reste fiable. Il n’y a que chez Animal Boat que l’on traite ainsi les espèces en voie de disparition !
SA PETITE HONDA 90 EST UN BON EXEMPLE DE SON PERFECTIONNISME : ELLE DÉMARRE AU 1ER COUP DE KICK