PORTRAIT LUCCHINELLI
Champion du monde 500 en 1981, Marco Lucchinelli était un pilote talentueux mais fragile. Un trait de caractère rédhibitoire dans l’univers impitoyable des Grands Prix.
Champion du monde 500 (1981), le pilote italien était talentueux... mais fragile.
Marco Lucchinelli, lorsqu’il recevait des journalistes chez lui, dans sa maison perdue en pleine campagne, près d’imola, aimait leur faire goûter le vin de sa vigne, le jambon et le saucisson produits par son élevage de cochons. Avec les traditionnelles pâtes cuisinées pour accompagner tout cela, les hôtes du champion italien avaient les sens en émoi, et la conversation avec Marco pouvait dès lors prendre toute sa mesure. Celui qu’on surnommait « Crazy Horse » (ou « Lucky ») du temps de sa splendeur sortait volontiers la coiffe du célèbre chef amérindien pour les photos, lui qui arborait également sur sa combinaison des décorations rappelant son attirance pour ce personnage historique au destin tragique. En 1984, entouré de sa femme Paola et de son fils Cristiano, il tentait de se reconstruire après la désastreuse expérience avec Honda. Sa carrière de pilote était déjà quasiment terminée, il devait s’en douter mais voulait tenter l’aventure avec Cagiva et les frères Castiglioni, patrons de la marque aux machines rouges et grises comme les MV d’ago. Mais le rêve de revanche face au « système » imposé par les constructeurs japonais et leurs stars américaines ne dura pas longtemps.
De l’endurance aux Grands Prix 500
Lucchinelli, qui avait commencé par l’endurance en 1975 avec Laverda, s’était lancé en Grands Prix dès 1976, et tant qu’à faire, il s’était attaqué directement à la catégorie 500, au sein d’une équipe dirigée par Roberto Gallina, et dont le partenaire principal était les « Ceramiche della Robbia » – un fabricant de céramiques, comme ce nom l’indique. Malgré de nombreuses chutes et quelques blessures, en dépit du fait qu’il ne marqua des points qu’à quatre reprises, Lucchinelli, 4e au classement final, fut la révélation d’une saison qui vit Barry Sheene décrocher le premier de ses deux titres de champion du monde 500. Ces débuts prometteurs, il ne les valida pas tout de suite, car il quitta Gallina pour une équipe rocambolesque qui lui avait promis monts et merveilles. Mais bien sûr, pendant les trois années passées avec cette équipe, rien ne vint, et Marco, comme il le déclarera bien des années plus tard, comprit qu’il faisait fausse route : « J’ai fait beaucoup de conneries, j’ai beaucoup appris, j’ai marché sur des braises… et maintenant, je sais que ça brûle. » De retour chez Gallina en 1980, il rebâtit alors des fondations suffisamment solides
pour signer une année 1981 de rêve : cinq victoires sur onze Grands Prix, et un triomphe final devant un fameux trio constitué de Randy Mamola, Kenny Roberts et Barry Sheene. En 1981, toutes les planètes s’étaient alignées pour qu’il parvienne au but suprême, avec la petite équipe de Roberto Gallina, une deuxième famille au sein de laquelle Marco se sentait comme chez lui. Pour un garçon à la sensibilité exacerbée, cela aurait peutêtre pu lui assurer un environnement susceptible de l’aider à conserver ce titre brillamment acquis… Mais voilà : cédant peu après aux propositions probablement mirobolantes de l’équipe Honda qui se préparait à faire son grand retour en Grands Prix, Lucchinelli s’engagea pour deux ans avec le premier constructeur mondial, où un certain Freddie Spencer faisait ses débuts dans le grand bain des GP. Très vite, l’italien comprit que sa tâche serait difficile voire impossible, dans un environnement humain corporate où il se retrouvait complètement isolé, sans plus personne pour le faire rire, lui faire déguster la pasta dans le paddock, ni le guider dans ses choix techniques. Il expliqua ensuite que sa chute au Grand Prix d’autriche, le deuxième de la saison 1982, alors qu’il se battait pour la victoire avec Franco Uncini (qui roulait pour… Suzuki Gallina) et qu’il signa même le meilleur tour en course, avait changé le cours des choses, Spencer devenant au fil des semaines le leader de l’équipe. L’américain, dont le talent et la puissance de travail étaient indéniables, apporta à l’équipe sa première victoire en juillet lors du Grand Prix de Belgique. Dès lors, Lucchinelli n’était plus qu’un second pilote, qui avait certes amené à Honda son beau numéro 1, mais qui n’était plus qu’un faire-valoir dans la pyramide du service course du premier constructeur mondial. « Lucky », 8e du championnat, traîna sa misère une année encore au sein d’une équipe où il était malheureux (7e final en 1983), puis essaya avec la nouvelle Cagiva 500 des Castiglioni de renverser le cours d’un
« J’AI FAIT BEAUCOUP DE CONNERIES, J’AI MARCHÉ SUR DES BRAISES... MAINTENANT, JE SAIS QUE ÇA BRÛLE »
destin de champion éphémère. Mais son temps était passé, l’époque avait définitivement changé. Les Américains avaient pris possession du paddock comme on plante un drapeau au sommet d’une montagne de l’himalaya. Lucchinelli traîna un peu sa nostalgie avant de rebondir : vers la fin des années 80, il dirigeait le team Ducati engagé en championnat du monde Superbike. Resté fidèle aux frères Castiglioni, qui après la mise en veilleuse du projet 500 s’étaient investis dans ce nouveau championnat du monde où leurs Ducati trouvaient un superbe terrain d’expression, Lucchinelli avait retrouvé une deuxième famille.
Pour Lucky, la fête est finie
En 1987, il s’était imposé au guidon de la 851 lors de la Battle of the Twins à Daytona et s’était par la suite offert deux victoires lors de la première saison du Mondial Superbike, en 1988 donc. Et puis il s’était retrouvé à la tête de l’équipe, récompensée en 1990 par le premier titre mondial de son histoire en SBK, avec le Français Raymond Roche. Et puis… et puis les choses s’étaient envenimées un an plus tard, et l’existence « rock’n’roll » de Marco avait pris une vilaine tournure. Accusé de trafic de drogue par la police italienne, l’ancien champion déchu, arrêté en décembre 1991 en possession de 200 grammes de cocaïne, fut condamné par la suite à cinq ans de prison. Lucchinelli s’est toujours défendu d’avoir été un trafiquant, admettant son addiction à la drogue mais pas son implication dans ledit trafic auquel étaient mêlés des Italiens et des Péruviens. Cette fois, les choses étaient allées trop loin. Après sa sortie de prison, Lucchinelli reprit pied, adopta une ligne de conduite plus « raisonnable ». Le temps passant, il revint par la petite porte dans ce monde qui l’avait fait roi, en tant que commentateur pour la télé, en roulant dans le cadre d’événements « vintage » et en montant, avec son fils Cristiano, une école de pilotage où les jeunes apprentis pilotes pouvaient tâter de la piste. Ce bonheur modeste retrouvé, cette légèreté d’une existence apaisée trouva une fin brutale durant l’été 2017 : un mois après avoir été intronisé au rang de « pilote de légende » par les dirigeants du Motogp, il perdait son fils, qui n’avait que 36 ans, dans un accident de la circulation, une voiture lui ayant coupé la route au croisement de deux voies urbaines alors qu’il circulait sur sa MV Agusta. Sans même connaître Marco Lucchinelli, nous aimerions tellement pouvoir rembobiner avec lui le film de sa vie, à l’époque où il offrait avec sa générosité naturelle du vin et du jambon à ses invités de passage, quand son fils Cristiano passait entre tout le monde sur son petit vélo en slalomant au beau milieu du capharnaüm de la grande maison familiale… ❖
MARCO LUCCHINELLI N’AVAIT PLUS SA PLACE DANS UN PADDOCK DE GP RÉGENTÉ PAR LES AMÉRICAINS